Scènes d’horreur au Sri Lanka (par Arundhati Roy, dans Courrier International)

dimanche 12 avril 2009.
 

Architecte de formation et romancière acclamée pour son Dieu des petits riens en 1997, Arundhati Roy est devenue une militante des droits de l’homme et une essayiste reconnue. Elle écrit régulièrement dans la presse pour défendre les droits des plus défavorisés.

Si la tragédie qui se déroule actuellement au Sri Lanka est possible, c’est à cause du silence qui l’entoure. Les grands médias indiens n’évoquent presque jamais ce conflit [entre le gouvernement et les Tigres de libération de l’Eelam ­tamoul, LTTE] et la presse internationale est tout aussi muette. Or la situation est des plus préoccupante [voir CI n° 959, du 19 mars 2009], alors que les rebelles seraient sur le point d’être défaits. D’après les rares informations qui parviennent à filtrer, le gouvernement sri-lankais utiliserait apparemment l’argument de la “guerre contre le terrorisme” pour ­justifier les nombreuses atteintes à la démocratie et commettre des crimes innommables contre le peuple tamoul [qui représente 7,6 % de la population]. Partant du principe que tout Tamoul est un terroriste, à moins qu’il ou elle ne puisse prouver le contraire, les zones civiles, les hôpitaux et les abris sont bombardés et transformés en zone de guerre. D’après des sources fia­bles, 200 000 civils y seraient coincés. Et l’armée sri-lankaise progresse, avec ses tanks et ses avions. D’après des rapports officiels, plusieurs camps sanitaires ont été mis en place pour accueillir les réfugiés. Selon un rapport publié dans le Daily Telegraph, ces villages “seront des centres de rétention obligatoires pour tous les civils qui fuient les combats”. S’agit-il d’un euphémisme pour désigner des camps de concentration ? Mangala Samaraveera, ancien ministre des Affaires étrangères, a déclaré au Telegraph : “Il y a quelques mois, le gouvernement a commencé à recenser tous les Tamouls se trouvant à Colombo pour des raisons de sécurité, mais ces données pourraient être exploitées à d’autres fins, comme l’ont fait les nazis dans les années 1930.”

Cet amalgame regrettable entre civils et terroristes pourrait indiquer que le gouvernement du Sri Lanka est sur le point de commettre l’irréparable avec un génocide. Selon une estimation de l’ONU, plusieurs milliers de personnes ont déjà été tuées. Des milliers d’autres ont été gravement blessées. Les rares témoignages font état de scènes cauchemardesques. Ce que nous avons devant les yeux, c’est une guerre ouvertement raciste. L’impunité avec laquelle le gouvernement sri-lankais peut commettre ces crimes révèle en effet un racisme très enraciné, qui a précisément conduit à la marginalisation et à l’aliénation des Tamouls du Sri Lanka. Ce racisme procède d’une longue histoire d’ostracisme social, de brimades économiques, de pogroms et de tortures. La nature brutale de cette guerre civile qui dure depuis des décennies et qui a commencé par une protestation pacifique est profondément raciste.

Pourquoi ce silence ? Dans une autre interview, Samaraveera explique que, “aujourd’hui, les médias libres n’existent pratiquement pas au Sri Lanka”. Il parle d’escadrons de la mort et d’enlèvements dans des camions blancs qui paralysent de peur la société. Les quelques voix dissidentes, notamment chez les journalistes, sont rendues muettes par les enlèvements et les assassinats [voir CI n° 951, du 22 janvier 2009]. La Fédération internationale des journalistes accuse le gouvernement de réduire la presse au silence par le biais de lois antiterroristes, de disparitions et de meurtres. On raconte que l’Inde apporte un soutien matériel et logistique au gouvernement sri-lankais pour ces crimes contre l’humanité. Si c’est le cas, c’est un scandale. Qu’en est-il des gouvernements des autres pays ? Le Pakistan ? La Chine ? Sont-ils également complices de cette situation ? Etant donné l’ampleur de la tragédie au Sri Lanka, ce silence est inexcusable.

D’autant plus que l’Inde a une longue histoire d’interventionnisme irresponsable dans le conflit, dans lequel elle a d’abord pris parti pour un camp puis pour l’autre. Plusieurs d’entre nous, qui auraient dû s’exprimer plus tôt, ne l’ont pas fait par manque d’information. Et, tandis que les massacres continuent, tandis que des milliers de personnes sont internées dans des camps de concentration, tandis que plus de 200 000 personnes sont exposées à la famine et qu’un génocide est sur le point d’être perpétré, un silence de mort règne. C’est une tragédie humanitaire colossale. Le reste du monde doit intervenir. Dès maintenant. Avant qu’il ne soit trop tard.

Article : The Guardian


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