Le mythe de la classe ouvrière réactionnaire (par Adam Turl, journaliste américain)

jeudi 12 juin 2008.
 

La classe ouvrière est de retour ou, en tout cas, l’expression « classe ouvrière ». Pendant des décennies, des cohortes d’experts et d’universitaires ont expliqué que la majorité du peuple des États-Unis était composée d’une classe moyenne en expansion, repue et en pleine ascension sociale. Le concept même de classe ouvrière appartenait à un passé industriel révolu. L’expression « classe ouvrière » avait disparu dans un trou de mémoire et ne pouvait être requis - même de façon détournée - sans que soit invoqué, dans l’espace politique dominant, le spectre de la « guerre de classe ».

Comme le professeur de l’Université de Chicago Leon Fink le remarquait dans le Chicago Tribune, « Lorsqu’Al Gore osa un modeste appel aux “familles de travailleurs” au cours de la Convention Nationale du Parti Démocrate en 2000, George Bush contre-attaqua immédiatement, accusant Gore de déclencher la “guerre de classe” dans le pays. » Depuis longtemps, on préférait l’expression “classes moyennes”. Même la confédération syndicale AFL-CIO évitait les bas-fonds de la rhétorique de classe et essayait de récupérer les valeurs familiales conservatrices.

Aujourd’hui, cependant, presque tous les commentateurs politiques, de William Kristol (membre influent du club de réflexions de droite Manhattan Institute) à Paul Krugman (professeur d’économie quasi-keynésien) invoquent sans ciller l’ancienne et redoutable terminologie en suggérant que le sénateur Barack Obama ne peut « investir le vote ouvrier ».

Si l’expression “classe ouvrière” ressort de nouveau au langage de tous les jours, la raison en est peut-être la crise que doit affronter la majorité des ouvriers américains, tous ces gens qui travaillent pour un salaire. Depuis trente ans, les salaires horaires, compte tenu de l’inflation, n’ont cessé de diminuer pendant que le PIB triplait, une accumulation de richesses qui n’a profité qu’aux grands milieux d’affaires.

Mais si la “classe ouvrière” - avec son “amertume” et ses griefs tellement controversés - est au premier plan de la campagne présidentielle de 2008, cette “redécouverte” a redonné vie à de vieux mythes selon lesquels cette classe est globalement chauvine, conservatrice, cul bénie, traditionaliste et plutôt blanche. Pour Fink, « Aujourd’hui, l’expression “classe ouvrière” a été, dans les faits, découplée de tout dessein radical, à plus forte raison subversif. La classe ouvrière ressemble moins à la force moderniste, rationnelle envisagée par Marx, qu’à un bastion de traditions, au sac de pommes de terre immobile qu’il identifiait à la paysannerie. »

De manière explicite ou implicite, toute référence à la classe ouvrière est aujourd’hui précédée du mot “blanche”. Et le concept qui en résulte - des hommes et des femmes qui n’ont pas fait d’études supérieures - est régulièrement présenté comme un bloc globalement conservateur. Cette classe ouvrière qui échappe à Obama, c’est Archie Bunker, l’ouvrier réac de la série télévisée “Tous dans la famille” et ses descendants qui pensent tous comme lui. Il s’agit là, naturellement, d’un stéréotype qui a la vie dure. Fink fait allusion à une conception dénaturée de la classe ouvrière - Archie Bunker et ses descendants - une invention de la classe dirigeante et des mass media quand ce héros fut utilisé dans les années soixante pour contrer l’influence grandissante des mouvements sociaux.

Selon Joe Allen, collaborateur de l’International Socialist Review, « A la fin des années soixante, les médias étatsuniens et les dirigeants politiques ont “redécouvert” la classe ouvrière, mais pas la vraie classe ouvrière, qui était blanche, noire, latino et de plus en plus féminisée. [...] Utilisant un stéréotype bourgeois, ils réduisirent la classe ouvrière aux hommes blancs hostiles aux droits civiques, aux mouvements pacifistes et aux idéaux de gauche en général. »

On diffusa des images d’ouvriers coiffés de leur casque de travail pour montrer que les Américains qui “bossaient dur” rejetaient les étudiants pacifistes “ingrats” et “privilégiés”. Mais, à la fin des années soixante et au début des années soixante-dix, des sondages montrèrent que les travailleurs manuels étaient tout aussi hostiles à la Guerre du Vietnam que les jeunes qui formaient les bataillons des mouvements pacifistes estudiantins et de la résistance à l’armée.

Même si le racisme a continué à imprégner tous les domaines de la vie politique étatsunienne - on en vit une démonstration éclatante lorsqu’une foule de Blancs attaqua Martin Luther King alors que celui-ci tentait de porter le combat pour les droits civiques au Nord, vers Chicago - les ouvriers, les pauvres Blancs en général se sentirent globalement plus solidaires des travailleurs noirs que les « gens plus aisés ». Une enquête de 1966 montra que « plus on était proche du sommet, plus on était originaire d’un milieu favorisé ou plus on aspirait à monter haut, et plus on souhaitait exclure les Noirs de son voisinage. »

Vers 1970, grâce à l’influence continue sur les consciences des mouvements de libération des Noirs, une forte majorité de Blancs prônèrent la discrimination positive, quotas inclus, pour pallier les injustices racistes présentes et passées.

Assurément, le racisme n’épargna pas les travailleurs blancs. Une preuve en fut le soutien d’ouvriers, même dans le nord du pays, à la campagne de George Wallace pour « le droit des États à disposer d’eux-mêmes » et aux luttes contre le ramassage scolaire jusqu’à la fin des années soixante-dix.

Aujourd’hui, de nombreuses enquêtes montrent que la population des États-Unis en général, et la classe ouvrière en particulier, sont devenues plus progressistes en matière sociale et économique. Et c’est encore plus évident dans le domaine du racisme. En 1957, seuls 4% des Américains approuvaient les mariages entre « Blancs et gens de couleurs. » Ils étaient 79% en 2007. Contrairement aux grands médias, la plupart des gens pensent que le racisme est un problème d’aujourd’hui, pas d’autrefois. Selon un sondage pour CNN, 85% des Américains peuvent voter, « parfaitement à l’aise », pour un candidat noir à la présidentielle. Mais il reste des réflexes racistes. Selon le même sondage, pour une majorité de Blancs et de Noirs, les discriminations raciales n’expliquent pas les faibles revenus des Noirs, ou encore leurs piètres conditions de logement.

Il faut savoir que, contrairement aux idées reçues véhiculées par les grands médias, la classe ouvrière, avec ses dizaines de millions de Noirs, de Latinos, de Blancs, et ses dizaines de millions de gens qui ont pu accéder à l’enseignement supérieur, défend des idées plus progressistes en matière politique que les riches et les membres des classes moyennes.

Selon de récents sondages, 51% des étatsuniens, la proportion la plus élevée depuis la grande crise des années trente, se déclarent en faveur d’une très ancienne exigence socialiste : l’imposition des riches en tant que tels pour redistribuer la richesse. En 2006, 59% des sondés se déclaraient favorables aux syndicats (68% chez les Américains gagnant moins de 30000 dollars par an).

Mais il n’y a pas que l’économie.

En 2006, un sondage montrait que, pour la majorité des citoyens et des résidents permanents, l’immigration était une « bonne chose ». 90% des Étatsuniens pensaient que les homosexuels devaient bénéficier des même droits au travail que les hétérosexuels. Le mariage homosexuel recevait 20% d’approbation de plus qu’en 1996, avec 15% d’opposants en moins. Même là où la droite a gagné des points - comme dans le cas de l’avortement - la majorité n’a pas bougé par rapport à l’affaire Roe contre Wade (en 1973, une décision de la Cour Suprême rendant illégales la plupart des lois anti-avortement).

Toutes les enquêtes montrent également que les étatsuniens deviennent moins religieux, que la fréquentation des églises est en baisse, et que certains jeunes chrétiens fondamentalistes affichent des opinions de gauche par rapport à certaines questions sociales.

Pourquoi donc cette image d’une classe ouvrière réactionnaire a-t-elle la vie dure ? En premier lieu, parce que cette image erronée permet de créer la division parmi les ouvriers sur des questions de religion, de race, de sexe ou de patriotisme, en leur faisant croire que ces divisions sont éternelles et insurmontables. Deuxièmement, la faiblesse de la gauche et du mouvement ouvrier aux États-Unis signifie que la logique de la lutte des classes et de la solidarité ne trouve aucun relais dans le champ politique traditionnel.

Prenons l’exemple des prétendus « Démocrates pour Reagan ». Cette expression a été ressuscitée en vue de l’élection de 2008, mais, à l’origine, elle servit à identifier ceux des ouvriers qui avaient abandonné le Parti Démocrate pour rallier les Républicains en 1980. Une vague de grève, fin des années soixante, début des années soixante-dix, dans les transports, l’industrie automobile, les mines, les services postaux et d’autres industries déclancha ce revirement. Un certain nombre de ces manifestations avaient pris la forme de grèves sauvages, impulsées par des militants d’extrême gauche blancs ou noirs, sans aucune sanction des syndicats officiels. Ces luttes attestaient un vrai potentiel pour un mouvement ouvrier multiracial ragaillardi, surgi des mouvements sociaux des années soixante.

Cependant, vers la fin des années soixante-dix, la classe dirigeante se convertit au néolibéralisme et commença sa contre-attaque contre le monde du travail et la gauche. Elle imposa des contrats de travail réduits à leur plus simple expression, la double échelle de salaires, des privatisations, des dérégulations et des bénéfices cinglants. Cette offensive patronale commença durant la présidence du démocrate Jimmy Carter et continua de plus belle sous Reagan. Au lieu de s’opposer à ces agressions contre les travailleurs, le Parti démocrate, censé les représenter, fit voter les premières réductions de salaire. Si bien qu’en 1984 tout une strate de Démocrates loyaux - les soi-disants « Démocrates pour Reagan » - finit par voter Reagan. Les Républicains achevèrent le processus en imposant une série de questions de droite explosives - alimentant le racisme, appelant à la guerre contre le crime, la drogue, et s’en prenant aux droits des femmes. Pour leur part, les Démocrates pensèrent qu’il leur fallait suivre l’exemple des Républicains pour tenter de reconquérir les « électeurs flottants ».

Même quand la Révolution reaganienne commença à tourner court vers 1990, les Démocrates gardèrent cette orientation conservatrice - symbolisée, par exemple, par la “triangulation” de la présidence Clinton, cette posture prétendument au-dessus des partis. Si bien que, depuis quinze ans, si l’on veut bien excepter la période consécutive au 11 septembre, les travailleurs étatsuniens ont été plus à gauche que les deux grands partis officiels.

Ceci pour dire que la situation décrite par Thomas Frank dans What’s the Matter with Kansas ? (en français : Pourquoi les pauvres votent à droite ?), des ouvriers qui votent contre leurs intérêts économiques parce qu’ils se sont détachés des Démocrates sur les questions sociales, n’est pas du tout définitive.

Durant la campagne électorale de 2008, on a vu la notion de classe revenir au premier plan, avec Hillary Clinton (qui aurait pu l’imaginer ?) en « héroïne de la classe ouvrière », prête à combattre les “injustices”, du prix de l’essence à la saisie des hypothèques. Hillary et son mari valant plus de 100 millions de dollars, comment a-t-elle fait pour être la fille préférée des ouvriers ? D’abord, les médias prêts à tout gober ont seriné tous ses arguments. Et puis, il y eut la question raciale. Tout le brouhaha fait autour du Révérend Jeremiah Wright, l’ancien pasteur d’Obama, relayé par McCain et Hillary Clinton, a miné la stratégie de campagne « au-delà du racisme », même si, durant les primaires, quantité d’ouvriers blancs ont voté pour Obama, présenté comme “élitiste” par ses adversaires.

Obama pourrait rassembler des ouvriers blancs, noirs, latinos s’il voulait bien exprimer leurs préoccupations, s’il proposait de vraies mesures pour aider des travailleurs pilonnés par la récession. Mais il ne veut pas faire campagne sur cette base. Il veut garantir à Wall Street et aux entrepreneurs, qui se sont nettement détournés des Républicains pour soutenir les Démocrates, qu’il n’est pas leur ennemi. Comme Bill Clinton, il penche donc à droite pour gagner les suffrages de « l’électorat flottant ».

Il y a un substrat de solidarité dans tous les lieux de travail, dans toutes les communautés ouvrières. Organiser ce substrat pour lutter contre le racisme, le sexisme, le nationalisme, l’homophobie et la domination des entreprises peut pousser le curseur politique “officiel” vers la gauche et aider à extorquer de vraies concessions.

Tout bien considéré, c’est bien une classe dirigeante authentiquement réactionnaire qui a fait fructifier le mythe d’une classe ouvrière réactionnaire.

Adam Turl


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