L’UIMM détournait vers ses caisses noires beaucoup d’argent des 25 milliards d’euros annuels de la formation professionnelle

dimanche 8 juin 2008.
 

UIMM : la caisse noire remplie par des stagiaires fantômes

Par David Servenay

Dans l’océan de silence entretenu par les patrons autour de l’affaire de l’UIMM, Annick Le Page jette un gros rocher qui va en éclabousser plus d’un. Il y a dix ans, cette ancienne chargée de mission de la Fédération des industries mécaniques (FIM) avait dénoncé (mais en vain) un système de détournement de fonds publics mis en place par l’UIMM. Ou comment les métallos ont siphonné pendant des décennies "au moins la moitié" de l’argent de la formation professionnelle qui leur était alloué... Témoignage exclusif recueilli par Rue89 et France Inter.

Avec son collier de perles et son insigne de l’Ordre de Malte, Annick Le Page n’a rien d’une dangereuse rebelle. Et pourtant, à 52 ans, elle a tenu bon face à "ces messieurs" de l’Union des industries et métiers de la métallurgie. Licenciée économique en 2001 de la FIM, alors qu’elle se bat contre la maladie, elle a su attendre son heure pour livrer à la justice une vérité difficile à entendre : c’est en détournant l’argent de la formation que les patrons de la métallurgie financent leurs organisations représentatives.

Le 21 février 2008, elle a passé deux heures dans le bureau du juge Roger Le Loire, chargé de l’instruction, pour détailler comment l’UIMM s’est financée sur les fonds alloués à la formation professionnelle. Où émerge une réalité très différente de la fable servie par ses anciens dirigeants, Denis Gautier-Sauvagnac et Dominique de Calan, qui, depuis le début du scandale, ne cessent de répéter que la cagnotte de 600 millions d’euros provient des cotisations des entreprises adhérentes.

Un mécanisme redoutable d’efficacité : le stagiaire fictif

En 1996, Annick Le Page, est embauchée par la FIM, adhérente de l’UIMM, comme chargée de mission "communication". Issue d’une bonne famille, cette ex-jockey a un carnet d’adresses fourni. D’emblée, elle s’étonne de constater que son contrat de travail mentionne, comme employeur, un centre de formation pour les apprentis. Demande d’explication à sa hiérarchie, pas de réponse. Elle entame alors une longue enquête sur les conditions dans lesquelles fonctionne le centre Formeca-Formation, situé dans le XVIIIe arrondissement à Paris.

Le 24 octobre 1997, elle fait parvenir à la présidente de la FIM, Martine Clément, un rapport complet sur le fonctionnement de ce centre. Le mécanisme est d’une efficacité redoutable : la direction du centre récupère des dossiers de pré-inscription aux stages pour créer, ex nihilo, des séries de stagiaires fictifs. Tout semble en règle : le dossier administratif, les bulletins de présence signés, les attestations de stage établis. Sauf que les stagiaires en question n’existent pas... En revanche, l’argent récupéré par l’organisme collecteur va au centre de formation qui reverse une partie de la manne à l’UIMM. 

Certains détails de l’enquête menée par la brigade financière semblent confirmer les explications d’Annick Le Page. Comme les Echos l’ont relaté, les deux millions d’euros servant à "fluidifier le dialogue social" ont été découvert au siège de l’avenue de Wagram, dans le coffre-fort de l’une des sept associations satellites de l’Union :

"Par ailleurs, Bernard Adam (ndlr : ex-directeur administratif et financier) siège, en tant que trésorier, dans sept associations connexes de la Fédération, dont l’Association pour la documentation et l’assistance des entreprises (Adase). C’est dans un coffre-fort de cette dernière que les enquêteurs ont saisi, à l’automne, l’essentiel des deux millions d’euros disponibles en petites coupures."

En 1998, un rapport du SCPC dénonce le système... sans aucune conséquence

Début 1998, le centre Formeca-Fessart de la FIM est fermé. Son directeur licencié, le fonds de l’association liquidé. Annick Le Page entame alors une guerre de tranchée contre "ces messieurs", qui finissent par obtenir son départ. Entre-temps, le délégué général de l’UIMM (DGS) et son adjoint (Dominique de Calan) ont eu l’occasion de se pencher sur le dossier Le Page. Pour quoi faire ? Rien... sinon une mise à l’écart bien orchestrée. Menaces, intimidations, écoute téléphonique : elle a droit à toutes les avanies.

Et les autorités, que font-elles ? Dans son rapport 1998/99, le Service central de prévention de la corruption, visiblement bien inspiré, consacre tout un chapitre aux "risques de dérives dans le secteur de la formation professionnelle". Où le lecteur peut découvrir, en version anonyme, les détails de l’histoire révélée par la chargée de mission et ses développements impliquant de nombreuses entreprises :

"Du fait de l’importance des sommes en jeu, certains responsables d’entreprise peuvent être tentés de tirer profit, pour leur compte personnel, des aides accordées. Ils mettent en place des systèmes plus ou moins sophistiqués de détournement et de constitution de caisses noires grâce à la complicité d’organismes de formation, d’organismes collecteurs et de leurs propres salariés."

Conclusion des rapporteurs (le chef du SCPC est un magistrat !) :

"Les partenaires sociaux semblent se satisfaire du système tel qu’il est : les organismes, les intervenants, les entreprises qui investissent pour elles-mêmes (qualité et performances des salariés), l’Etat qui peut se glorifier de ses efforts en matière de politique sociale. Il n’y a pas de victimes apparentes."

Le trésor de la formation

La somme est énorme : environ 25 milliards d’euros chaque année. Ce sont surtout les entreprises qui alimentent le trésor de la formation professionnelle, à raison de 0,5% de la masse salariale pour les entreprises de moins de dix salariés et 1,4% pour celle de plus de vingt salariés. Cette manne est gérée par les cent trente organismes paritaires collecteurs agrées (OPCA). Les OPCA sont constitués au niveau des branches professionnelles ou de l’interprofession. Environ un tiers de la collecte totale sert aux contrats de professionnalisation et au droit individuel (DIF), tandis que les deux tiers vont dans le plan de formation des entreprises.

Visionnaires, les rédacteurs de cette dernière phrase ont vu juste. La prochaine réforme, en 2004, du système de la formation professionnelle n’a rien changé aux nombreuses dérives constatées. La Cour des comptes, plus récemment l’IGAS, en ont dressé un tableau accablant. Les contrôles sont complètement inadaptés à la situation : 150 agents qui, en 2006, n’ont pu vérifier que 1,01% des organismes et 2,2% des fonds gérés ! Incapable de financer ses outils de lobbying, l’UIMM continue de puiser dans la manne de la formation. Un document interne de 1999, que nous avons pu consulter, signé Dominique de Calan, montre sa parfaite connaissance du problème.

La nouvelle direction de l’UIMM va-t-elle faire le ménage ? "J’en doute..."

Lorsqu’il a présenté les nouvelles instances de l’UIMM la semaine dernière, son président Frédéric Saint-Geours a insisté sur l’impérieuse obligation de réaffecter les "600 millions d’euros" aux entreprises adhérentes de l’Union. Comment ? Et bien, par exemple à la... "formation professionnelle". La décision sera entérinée le 18 septembre prochain, a-t-il pris soin d’ajouter.

Pour ce faire, le consensuel secrétaire général de Peugeot s’est bien entouré : il a nommé comme nouveau délégué général de l’UIMM Jean-François Pillard, DRH de Schneider Electric. Un cadre dirigeant de l’industrie qui connaît particulièrement bien les mécanismes de la formation professionnelle, puisqu’il préside depuis mars 2000, l’Association nationale pour la formation professionnelle des adultes (AFPA). Autrement dit, pas vraiment un néophyte.

La balle est maintenant dans le camp du juge Le Loire. Car si le magistrat instructeur a peu de chance d’apprendre qui a profité des millions distribués par l’UIMM -DGS et Dominique de Calan s’enferrant dans le silence- il a en main de quoi remonter ces filières de financements occultes. Le parquet donnera-t-il son accord à une extension du champ de l’enquête ? La justice serait alors le dernier bras armé de l’Etat pour, enfin, clarifier le financement des partenaires sociaux.


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