La dialectique naît en Grèce avec Héraclite (544-480 av. JC). On trouve dans les fragments qui nous sont parvenus de son ouvrage De la Nature, l’ensemble des éléments qui constitueront la pensée dialectique par la suite. La dialectique ne se définit pas aisément, mais c’est une démarche qui peut se caractériser en cinq points :
La pensée dialectique s’oppose à l’essentialisme qui tend à fixer une fois pour toutes les choses. Héraclite a décrit cela par une métaphore célèbre : « Tout s’écoule. Tu ne peux pas descendre deux fois dans le même fleuve ; car de nouvelles eaux coulent toujours sur toi ». Chaque situation est donc différente du fait de l’écoulement du temps. La dialectique s’attache à étudier les processus et les rapports entre les choses plus que les choses en elle même.
Par conséquent, ce qui importe, c’est le devenir des choses. La dialectique est avant tout une philosophie du devenir.
Comprendre l’état présent et en déduire les évolutions possibles pour le futur nécessite d’avoir une approche globale où l’on redéfinit en permanence l’ensemble du système (la totalité) que l’on souhaite étudier en fonction des questions que l’on se pose. La dialectique s’oppose à une recherche réductionniste qui découpe les problèmes et refuse de les connecter entre eux.
Enfin depuis Héraclite, la dialectique met en avant l’importance de l’opposition des contraires. Platon a largement utilisé ces transformations « du même » dans « son contraire » dans ses dialogues. Ce mécanisme est aussi au centre de la dialectique du Maître et de l’esclave chez Hegel ou de la possibilité du communisme à partir des contradictions du capitalisme chez Marx.
Le dernier élément caractérisant la dialectique, concerne le passage du quantitatif au qualitatif. Une accumulation continue de phénomènes peut produire à un moment donné un changement qualitatif d’envergure. On ne comprend pas l’histoire sans tenir compte de ces sauts, qui font qu’il existe des différences de nature entre le capitalisme et le féodalisme ou entre le capitalisme et le communisme. Cette vision non graduelle de l’histoire est fondamentale pour la pensée révolutionnaire.
Après Platon, la dialectique a été au centre de la pensée philosophique de Kant à Hegel. Marx en est imprégné et Le Capital suit donc une démarche dialectique assez subtile, sans qu’il n’en soit jamais vraiment explicitement question. Engels est plus explicite en ce qui concerne la dialectique dans ses écrits, mais aussi plus dogmatique. La dialectique va demeurer un sujet central pour le marxisme jusqu’à nos jours avec notamment, Lénine, Lukacs, Adorno, Althusser ou Sève.
De passage obligé de toute réflexion philosophico-politique, la dialectique est devenue, « l’infâme dialectique » pour reprendre l’expression d’Isabelle Garo. La dialectique a perdu de son attrait au sein de la philosophie et surtout elle a été attaquée très largement dans les différents champs, politiques, scientifiques et philosophiques. J’ordonnerais ces critiques en trois types.
Le premier type est une critique justifiée de ce qu’est devenue la dialectique au sein du socialisme réel. La dialectique s’est progressivement fossilisée à mesure que la pensée marxiste se transformait elle-même en dogme. La critique de cette fossilisation a été admirablement menée par Sartre dans son ouvrage intitulé Critique de la raison dialectique. Si la dialectique va plus loin qu’une pensée empiriste basée sur les seuls « faits », elle devient a contrario obsolète, si elle ignore les faits. La dialectique comme le marxisme se transforme alors en une espèce de religion inopérante à comprendre et à changer le réel. C’était déjà une des critiques que Marx avait faite à Hegel et c’était ce en quoi le matérialisme dialectique différait de la dialectique idéaliste de Hegel.
Le second type de critiques va plus loin, il remet en cause l’idée selon laquelle le monde naturel suivrait un mouvement dialectique . Nietzsche apparaît comme étant celui qui a le plus critiqué les fondements de la dialectique. C’est l’avis de Deleuze et plus récemment de Gérard Lebrun. Parmi leurs critiques, je retiendrais les suivantes : (i) une philosophie du devenir tend à amoindrir le présent et est en fait une variation sur le thème du jugement dernier ; (ii) les contraires ne le sont que d’un point de vue superficiel ; (iii) faire jaillir le positif de la négation, c’est contraindre la novation à ne provenir que de l’ancien. Ces critiques ont d’autant plus porté que la dialectique était fossilisée et que le socialisme réel n’a guère brillé concernant la démocratie et le respect de la liberté individuelle.
Une autre critique fondamentale concerne la relation entre la science moderne, le matérialisme et la dialectique. La science moderne a démontré son efficacité pour comprendre et transformer le réel. Or le mode de pensée scientifique diffère sur de nombreux points de la méthode dialectique (tiers exclu, réductionnisme). Ceci questionne donc l’efficacité de la dialectique pour penser l’émancipation humaine. Pourquoi la démarche scientifique moderne ne pourrait-elle pas être la méthode pour penser l’histoire des sociétés et l’émancipation, jetant ainsi la dialectique aux oubliettes de l’histoire ? Pourtant nous le verrons par la suite, nombre de scientifiques remettent aujourd’hui la dialectique au cœur de leur réflexion. La démarche scientifique et la dialectique ne s’opposent donc peut-être pas. Pour un retour de la dialectique
Si certaines de ces critiques doivent être entendues, il me semble que renoncer à la dialectique, c’est désarmer la pensée critique d’une de ses boussoles les plus utiles. Les penseurs critiques contrairement aux « chiens de garde » du système capitaliste doivent : penser le devenir, regarder toujours l’ensemble du système et savoir poser les bonnes questions, ausculter les contradictions économiques et sociales qui permettent d’anticiper les évolutions futures, comprendre comment l’accumulation quantitative de phénomènes (journées de grèves, actes racistes) peut préfigurer des changements politiques qualitatifs (situation révolutionnaire, menace fasciste). Bref, ils doivent se comporter en « bons dialecticiens ». Pour cette raison, on ne peut que se féliciter du regain actuel porté sur la dialectique. Il est impossible de résumer l’ensemble des débats actuels concernant la dialectique. Je vais donc me contenter de prendre trois exemples dans trois domaines différents.
Commençons par la philosophie de Platon, M. Dixsaut a écrit un ouvrage passionnant intitulé Les métamorphoses de la dialectique dans les dialogues de Platon. Elle y décrit quelles sont les formes prises par la dialectique dans les différents dialogues. Pour comprendre ce que Platon entend par dialectique, il faut analyser la pratique du discours qu’il met en œuvre. La dialectique commence par le dialogue, dialogue avec l’interlocuteur, mais aussi dialogue avec soi-même. Ce dialogue se donne un objectif bien précis, la recherche de ce qui est, l’ousia en grec. Or le type de dialogue, qui sied à cette recherche, exige une brièveté de chaque phase du discours et la multiplication des questions et des réponses. Elle requiert aussi une philia entre les interlocuteurs, c’est-à-dire une orientation semblable vers un but commun. Mais « la dispute » n’est vraiment évitée que si on ne s’en tient pas aux apparences, c’est pour cette raison qu’il ne faut pas « s’en tenir aux mots », mais diviser « selon les espèces ». Le dialecticien sait ainsi le vrai sens des mots, qu’il utilise à bon escient. La dialectique ne se résume donc pas à un art du dialogue, c’est aussi un art de la division.
Concernant les relations entre science et dialectique, je conseille la lecture de The Dialectical Biologist écrit en 1985 par deux grands biologistes Richard Levins et R. Lewontin. Ils y expliquent que les lois de la dialectique ne sont pas analogues aux lois de la physique. Ils se rapprochent plus de principes comme ceux qui sous-tendent la théorie de l’évolution. Ils en énoncent cinq : l’historicité des problèmes scientifiques, l’interconnexion universelle, l’hétérogénéité interne de tout chose, l’interpénétration des contraires et l’existence différents niveaux d’intégration.
Enfin, pour comprendre, la dialectique marxiste, je recommande vivement l’ouvrage de B. Ollman qui décrit comment la lecture du Capital est difficile si l’on ne prend pas conscience que différents niveaux d’abstraction sont utilisés selon les problématiques. Par exemple, un même concept comme celui de classe peut changer de sens en fonction de la question ou du contexte. B. Ollman explique qu’il peut être considéré sous différents angles (i) l’extension dans l’espace (rapport au travail) et dans le temps (histoire de la classe), (ii) le niveau de généralité auquel il opère (l’atelier, la branche, le système dans son ensemble, l’histoire de la praxis…), et (iii) le point de vue concerné (le syndicaliste, le parti de masse, le révolutionnaire…).
En guise de conclusion, je voudrais donner quelques réflexions pour que ce renouveau de la dialectique serve la transformation révolutionnaire de la société.
D’abord, un des problèmes auxquels nous faisons face est la séparation entre les champs politique et l’intellectuel. La connaissance étant devenue un enjeu capitalistique clé, l’organisation de la science a donc profondément été transformée par l’évolution du capitalisme. La pensée critique s’est institutionnalisée au sein des universités, ce qui a produit une séparation délétère entre le militant et l’universitaire. Les partis politiques et les syndicats doivent résorber cette division. Sinon le renouveau de la pensée critique ne se traduira pas dans un renouveau des programmes et des fonctionnements des forces politiques censés incarner le changement. Afin que la dialectique puisse être utile, il faut que cette façon de penser irrigue le mouvement ouvrier et qu’en retour le mouvement ouvrier l’alimente. L’exigence d’un dialogue entre la praxis et la théorie n’est pas nouvelle, mais il est à redéfinir dans un monde capitaliste où la connaissance devient une marchandise comme les autres. Dans ce dialogue, la forme compte. La pensée théorique se doit d’être rigoureuse et parfois complexe, mais la façon de l’exprimer peut exclure ou non une partie des militants. Pour que la dialectique redescende dans l’arène politique, il faut supprimer une partie du « verbiage » qui la réserve à une élite sans pour autant en perdre la complexité.
Hendrik Davi
Références
Deleuze, G. (1962). Nietzsche et la philosophie. PUF. 232p.
Dixsaut, M. (2001). Métamorphoses de la dialectique dans les dialogues de Platon. Vrin. Bibliothèque d’histoire de la philosophie. 384p
Garo, I. L’infâme dialectique. Marx au XXIème siècle, l’esprit et la lettre.
Garo, I. (2005). La dialectique dans le capital : méthode ou scandale ?
Jameson F. (2009). Valences of the dialectic. Verso. 625p
Lebrun, G. (2004). L’envers de la dialectique. Seuil. 376p.
Lénine (1908). Matérialisme et Empiriocriticisme
Lénine (1915). Sur la question de la dialectique. Tome 38 des Œuvres complètes.
Levins, R. & Lewontin, R. (1985). The dialectical biologist. Harvard University Press. 302p.
Lukacs, G (1923). Histoire et conscience de classe 417p.
Lukacs, G (2001). Dialectique et spontanéïté. En défense de Histoire et conscience de classe 417p.
Ollman, B. (2005). La dialectique mise en œuvre. Syllepse. 139p.
Sartre, J.P (1960). Critique de la raison dialectique, tome 1. 755p
Sève, L. (1998). Sciences & Dialectiques de la nature. La dispute. 419p.
Sève, L. (2005). Emergence, complexité et dialectique. Odile Jacob. 288p.
Sève, L. (2007). Dialectiques aujourd’hui. Syllepse. 241p.
Vincenti, L. (2014). Dialectique et Histoire. Edition Kimé. 160p
Commentaire de la Rédaction
Cette note de H. Davi sur l’actualité de la pensée dialectique rappelle fort opportunément que l’on ne peut guère penser le monde en l’ignorant. Son argumentation présente cependant une faiblesse quant à son rapport à la science moderne. Depuis Engels et Darwin, explicitement ou pas, la pensée dialectique de la nature n’est pas circonscrite à la biologie, ni étrangère à la physique. Si la physique newtonnienne, développée sur la base de la mécanique classique, dite rationnelle, du XIXe, n’est certes pas dialectique, on peut soutenir que la physique moderne, post-Einstein, fondée sur la thermodynamique, l’est devenue.
La science moderne s’est de plus en plus globalement ouverte à la méthode systémique issue de la thermodynamique. Cette méthode, qui a produit les meilleures analyses dans les sciences humaines, notamment en économie avec Marx et Keynes, a progressivement gagné toutes les disciplines de la science dite “dure”, même les mathématiques (avec la théorie dite des catastrophes). Marx décrypta le mode de production capitaliste en lisant A. Smith et les classiques avec les lunettes de sa dialectique matérialiste, Keynes conçut les mécanismes globaux de l’économie capitaliste comme ceux d’un système thermodynamique, c’est ce qui fait la puissance et la modernité de leurs analyses, même si Keynes voulut réduire la question de la crise structurelle du capitalisme à sa dimension financière. Reprenant de la dialectique la démarche par niveaux d’abstraction successifs, la théorie des systèmes a rendu totalement contraire à la bonne méthode scientifique en général la maxime selon laquelle “ce qui est simple est faux, ce qui est complexe est inutilisable”, car désormais le simple est vrai s’il contient le complexe.
M. Zerbato
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