La morale à l’école : quelle morale pour quelle école ?

mercredi 30 décembre 2015.
 

A) Est-il moral d’enseigner la morale à l’école  ? (dossier de L’Humanité)

A1) L’enseignement moral 
et civique à l’école est légitime par Pierre Kahn, professeur des universités émérite, coordonnateur du groupe d’experts attaché à la conception du programme d’enseignement moral et civique auprès du Conseil supérieur des programmes.

L’enseignement moral et civique (EMC) mis en place dès cette année du CP aux classes terminales a-t-il lieu d’être  ? Répondre le plus clairement possible à cette question demande d’abord de la subdiviser. 1) Un enseignement moral et civique à l’école, en son principe, est-il légitime  ? 2) Le nouveau programme d’EMC correspond-il à ce qu’on est en droit d’en attendre  ? À ces deux questions, je réponds par l’affirmative.

Oui, l’enseignement moral et civique à l’école, en son principe, est légitime. C’est une vérité qu’on connaît au moins depuis Durkheim  : toute société est intéressée à la formation de sa jeunesse aux valeurs qui la constituent, parce que toute société a le souci vital de sa perpétuation. La nôtre ne fait évidemment pas exception à la règle. On n’éduque pas, écrivait Ferdinand Buisson, un républicain comme on éduque un catholique  : certes, mais on l’éduque néanmoins.

Quant au programme d’EMC, il a précisément été conçu comme un projet conforme à ce que doit être une République démocratique moderne.

Il insiste sur la dimension sensible de la vie morale, en cherchant à développer les capacités d’empathie, de bienveillance et de souci des autres  ; il insiste également sur le rapport instituant, et non seulement subi, aux règles  ; également encore sur le principe d’égale considération des personnes. Il prend acte du fait et de la valeur de la pluralité des convictions, des croyances et des modes de vie. Il parie sur l’idée que c’est en mesurant leurs jugements à ceux des autres, dans des situations de classe qui le permettent, que les élèves pourront construire du commun et reconnaître la valeur de règles du jeu civique partagées par tous. Telle est d’ailleurs la meilleure façon et la plus universellement acceptable de faire vivre à l’école la laïcité.

En ce sens, même les «  anti-Charlie  » doivent pouvoir s’exprimer à l’école, exactement pour les mêmes raisons que l’erreur y est permise. Il ne s’agit pas, bien entendu, de laisser s’énoncer tous les discours de façon brute mais d’instaurer les conditions d’échange qui les obligent à se confronter à d’autres discours, 
à formuler des arguments audibles par tous, à entendre des arguments opposés et à s’efforcer d’y répondre. 
Il s’agit en somme d’engager avec tous les élèves, quoi qu’ils pensent, le rapport «  dialogique  » faute duquel l’enseignement moral ne sera jamais qu’une exhortation moralisatrice inutile. C’est en instaurant ce dialogue, en en fixant les règles, en faisant vivre les normes que sa mise en œuvre présuppose (égalité des participants, écoute de l’autre…) et en n’en excluant a priori personne que l’école pourra espérer contribuer à construire ce que Dominique Schnapper appelle la «  communauté des citoyens  ».

C’est là un programme assurément ambitieux, mais à la hauteur des enjeux actuels de la formation de l’homme et du citoyen. L’argument qu’on lui oppose parfois est qu’il est contredit par la réalité même de l’école, fondée sur la compétition, les classements et l’expérience de l’injustice scolaire Mais cela revient à entériner l’état de fait qu’on prétend dénoncer. Faudrait-il donc ne jamais rien essayer de changer au motif que le changement est toujours partiel et heurte la «  logique du système  »  ? Concédons toutefois à cette critique sa part de vérité  : l’EMC ne pourra véritablement, à sa modeste place, contribuer à combler certaines des lignes de faille qui lézardent la société française que si l’école qui le porte se préoccupe réellement d’être plus juste et ne se contente pas de faire de l’égalité un mot d’or inscrit sur ses frontispices.

A2) La morale ne s’enseigne pas, elle se vit par Catherine Chabrun, militante pédagogique, rédactrice en chef du Nouvel Éducateur.

La morale, comme la citoyenneté, ne peut être une matière en soi transmise pendant une heure de cours, avec prises de notes ou petits résumés qui seraient reversés lors d’une évaluation. Ce sont les vecteurs des principes, des valeurs de notre société, des réflexions sur le monde qui se construisent, s’exercent, se vivent avec ses pairs que ce soit dans la société ou dans un groupe d’enfants comme à l’école.

C’est le rôle de l’enseignant de faire de la classe un milieu social où l’enfant s’exerce à agir et à penser en être humain et en citoyen. Pas si évident, car pour lui, l’enfant est encore trop souvent réduit à un rôle d’élève obéissant, à un «  vase à remplir  ».

Certains intellectuels, politiques ou experts… déplorent l’absence de réflexion, d’esprit critique de nos concitoyens qui, emportés par le flux de l’immédiateté, ne réagissent que sur le coup de l’émotion provoquée par des chiffres ou des images. Constat que les médias utilisent et nourrissent, un cercle vicieux. Ils dénoncent l’individualisme, le repli sur soi, la peur de l’autre, de l’étranger qui entraînent de leur part des réactions extrémistes éloignées des principes et des valeurs humanistes qui devraient être au cœur de l’école.

Car n’oublions pas, ces citoyens étaient à l’école il y a quelques années, dix ans… voire quelques décennies. Certes, elle n’est pas la seule responsable, mais étant fille et mère de la société elle en prend une bonne part, notamment avec  :

– la reproduction des inégalités sociales qu’elle transforme en inégalités scolaires avec si peu de mixité (sociale ou scolaire) dans les classes et dans les établissements qu’une partie de la jeunesse en sortira démunie, frustrée et humiliée  ;

– la transmission des savoirs basée uniquement sur les fonctions intellectuelles reconnues, méprisant ainsi les cultures et les vécus de chacun, qui provoque chez beaucoup d’enfants un sentiment de rejet et d’injustice souvent révélé à l’entrée au collège par le décrochage scolaire et des comportements violents  ;

– la compétition omniprésente qui isole l’individu au détriment du vivre-ensemble et renforce l’individualisme d’autant plus néfaste aujourd’hui qu’il n’est plus contrebalancé par la solidarité qui existait autrefois, par exemple au sein de la classe ouvrière  ;

– l’orientation professionnelle précoce qui exclut un grand nombre d’élèves des temps d’enseignement réservés à la compréhension du monde et de l’humanité.

Le ministère a lu les différents rapports et études sur l’école, il a entendu les difficultés des enseignants après les événements de janvier, il devait apporter une réponse, le programme d’enseignement moral et laïque paru en ce début d’été en est une.

Je l’ai lu. Je pourrais résumer ainsi ma lecture  : les classes en pédagogie coopérative font déjà de «  l’enseignement moral et civique  », mais ce n’est pas un enseignement en soi, c’est un exercice au quotidien de pratiques permettant la construction pas à pas d’une citoyenneté humaniste à l’école.

Utopiste, je me suis dit qu’il suffirait que toutes les classes du premier et du second degrés aient des pratiques coopératives pour que tous les enfants et adolescents soient dans cette situation idéale  !

Mais la réalité m’a secouée en lisant ce passage du décret  : cet enseignement moral et civique suppose «  une école à la fois exigeante et bienveillante qui favorise l’estime de soi et la confiance en soi des élèves, conditions indispensables à la formation globale de leur personnalité. Cet enseignement requiert de l’enseignant une attitude à la fois compréhensive et ferme. À l’écoute de chacun, il encourage l’autonomie, l’esprit critique et de coopération. Il veille à éviter toute discrimination et toute dévalorisation entre élèves  ».

On en est loin, notre école n’est guère bienveillante et encourageante  : comparaison, compétition, pression, humiliation, stigmatisation, sentiment d’échec, fatalisme, orientation non choisie…

«  L’enseignement moral et civique  » reste insuffisant – même à la manière des classes coopératives – si les principes fondamentaux de la République et les finalités émancipatrices de notre système éducatif ne sont pas au cœur de la réflexion et de l’engagement des enseignants et des cadres de l’éducation nationale. Il est donc indispensable que le ministère se préoccupe sérieusement et rapidement de leur formation.

C’est urgent, l’enfant qui entre à l’école aujourd’hui sera le citoyen de demain.

Allez, restons utopistes  !

A3) La morale contre l’«  ennemi intérieur  » par Ruwen Ogien, philosophe, directeur 
de recherche 
au CNRS.

L’idée qu’un enseignement moral et civique doit être une pièce essentielle des projets dits de refondation de l’école a resurgi au ministère de l’Éducation nationale après les tueries de janvier 2015 au siège de Charlie Hebdo et à l’Hyper Cacher de Vincennes.

Cette idée avait sombré dans une sorte de coma après le départ de Vincent Peillon, qui voulait imposer l’enseignement de la morale «  laïque  » à l’école républicaine comme remède à tous ses maux supposés  : incivilités, rejet de l’autorité, échec scolaire, etc.

Elle est revenue dans une version plus «  soft  » et apparemment plus consensuelle.

La morale «  laïque  » n’est plus évoquée explicitement (un bon moyen de se débarrasser de l’obligation de dire en quoi elle consiste exactement et en quoi elle se distingue de la morale «  non laïque  »). Mais l’idée sous-jacente reste la même et la question qu’elle soulève aussi.

Dans toutes les écoles de la République, une instruction civique est dispensée. Elle initie les élèves au fonctionnement des institutions démocratiques. Elle définit leurs devoirs mais aussi leurs droits et leurs libertés (ce qu’il ne faudrait surtout pas oublier  !)

Personne n’a jamais contesté l’utilité de ce programme. Pourquoi faudrait-il le compléter par des cours de morale, une discipline dont il n’existe aucune définition qui fasse l’unanimité et dont on se demande, depuis Platon, si elle peut vraiment s’enseigner  ?

Pendant très longtemps, ce supplément de travail pour les professeurs et les élèves était justifié par des considérations ultra-patriotiques.

Grâce à l’éducation morale, disait-on, les enfants de la République deviendront des braves petits soldats, courageux et disciplinés, bouleversés à la vue du drapeau national, connaissant la Marseillaise par cœur, prêts à verser l’«  impôt du sang  » pour défendre la patrie contre ses ennemis extérieurs.

Ces idées n’ont plus cours, semble-t-il, dans les bureaux des ministères de l’Éducation nationale.

Une certaine forme de paranoïa continue cependant d’inspirer les projets moralistes qui s’y forment. Mais au lieu d’être dirigés contre des ennemis extérieurs, ils visent désormais un ennemi intérieur.

Quel ennemi  ? Dans certaines déclarations publiques, il est assez clairement désigné. Il s’agit de ceux «  qui ne partagent pas les valeurs de la République  ». Qui sont ces réfractaires  ? Les monarchistes, les traditionalistes, les catholiques intégristes, qui n’ont jamais accepté les valeurs liberté ou égalité  ? Les fanatiques des marchés qui rejettent la valeur fraternité  ?

Non, bien sûr  ! En réalité, «  ceux qui ne partagent pas les valeurs de la République  » est un nom de code qui sert à désigner une population désavantagée socialement, stigmatisée par un flot incessant de propos alarmistes sur le «  refus de l’intégration  » ou la montée du «  fondamentalisme religieux  ».

En fait, derrière le projet de restaurer des cours de morale à l’école, plusieurs idées différentes se bousculent. L’une des plus récurrentes consiste à supposer qu’un tel enseignement pourrait permettre de «  civiliser  » ces nouveaux «  barbares  ».

C’est pourquoi ce projet repose finalement sur une conception du monde profondément conservatrice.

Pour les conservateurs, en effet, le problème principal de notre société, c’est le soi-disant conflit de valeurs entre «  civilisés  » et «  barbares  » et non l’existence d’un système économique et social particulièrement injuste qui exclut des milliers de jeunes n’ayant pas la «  chance  » d’avoir la couleur, le nom ou la religion qu’il faut.

En instaurant un enseignement visant à transmettre des «  valeurs morales  » à ceux qui, prétendument, ne les partagent pas, le ministère de l’Éducation nationale prend le risque de consacrer l’hégémonie de ces idées conservatrices.

C’est une tendance qu’il faut, je crois, essayer de combattre sans se lasser.

Auteur de La guerre aux pauvres commence à l’école. 
Sur la morale laïque, Grasset, 2013.

A4) Beaucoup de bruit pour rien  ? par Bernadette Groison, secrétaire générale de la FSU

Cet enseignement remplace en fait l’instruction civique dans le primaire et se substitue à l’éducation civique, juridique et sociale dans le secondaire. Il ne s’agit donc pas d’une nouveauté, même si l’on souhaite lui faire revêtir une autre forme. Du CP à la terminale, il bénéficie d’horaires propres, à raison d’une heure par semaine en primaire et de deux heures par mois dans le secondaire. Enfin, pas partout puisque le financement n’a pas été prévu pour les séries technologiques ni professionnelles. Pourtant, les discours nous assènent que tous les jeunes sont concernés…

Lors du CSE du 10 avril dernier, ce texte n’avait pas été approuvé majoritairement et toutes les organisations représentant les personnels en avaient demandé le report à la rentrée 2016, soit en même temps que l’ensemble des nouveaux programmes. Mais le ministère a préféré un texte insuffisamment abouti pour cette rentrée plutôt que de se donner le temps d’en affiner la rédaction. Il est clair que cette option a pour objectif essentiel de rassurer les familles et l’opinion sur la prise en charge par l’école d’un tel enseignement particulièrement en réponse aux attentats de janvier dernier. Le temps politique, une fois encore, a été privilégié au détriment du temps éducatif nécessaire pour stabiliser ces programmes. Or, pour réussir l’écriture d’un tel texte, pour qu’il soit en phase avec les objectifs de l’école, les exigences de la société et les impératifs pédagogiques, il faut accepter de prendre le temps nécessaire. Il est également indispensable que les conditions de mise en œuvre soient réunies, ce qui n’est pas le cas à cette rentrée. Où sont par exemple les formations et les ressources promises  ? Cet enseignement donnera-t-il lieu à évaluation, ce qui pose la question de savoir comment évaluer l’esprit critique et la réflexion éthique personnelle  ? Qu’est-ce qui sera pris en compte dans l’évaluation du brevet des collèges  ?

Mais peut-être aussi le ministère n’a-t-il pas voulu que s’éternisent davantage des débats compliqués et parfois conflictuels. Laïcité, morale, formation des citoyens, esprit critique, autant de notions complexes, parfois sujettes à controverse. L’école est au cœur des difficultés que rencontre notre société. Mais les événements tragiques de janvier nous ont rappelé combien il est nécessaire et urgent de mener ces débats et de permettre à l’école de jouer tout son rôle. Il va de soi que l’école se doit d’enseigner les valeurs de la République, la prise de conscience progressive par les élèves de leurs responsabilités dans leur vie personnelle et sociale, le vivre-ensemble dans le respect des différences et des points de vue de chacun. Cependant, il ne faudrait pas s’illusionner sur l’effet de cet enseignement comme s’il pouvait à lui seul régler tous les problèmes de notre société. Par ailleurs, plutôt que d’imposer une morale officielle, l’objectif doit être de permettre à chaque élève et à chaque individu en devenir, quelles que soient ses origines, sa culture, ses références religieuses, philosophiques ou politiques, de reconnaître la part d’universel qui nous rassemble.

Alors beaucoup de bruit pour rien  ? Il faut souhaiter que non car le sujet est sérieux. Mais loin des cours théoriques sur les valeurs et principes de notre République, il ne s’agit ni plus ni moins que de savoir comment on permet à chaque élève de se construire comme individu respectueux des autres, et d’apprendre à faire société.


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