MAI 68, quelques rappels (Raoul-Marc Jennar)

dimanche 11 mai 2008.
 

Je suis irrité, et le mot est faible, par tout ce qui se dit et s’écrit [1] en 2008 sur Mai 68.

D’abord de la part de ceux qui, alors aux premiers plans médiatiques, le sont restés aujourd’hui au prix d’un grand écart qui va de l’extrême gauche à ce qu’on appelle maintenant le néo-conservatisme. Ensuite, de la part de ceux qui regardent Mai 68 avec les yeux et les enjeux d’aujourd’hui sans faire le moindre effort pour se remettre dans le contexte de l’époque. Enfin, par cette droite qui, parce qu’elle rejette l’idéal des Lumières, dénigre très logiquement les idéaux qui ont animé Mai 68.

J’avais un peu plus de 21 ans début 1968 ; j’étais étudiant. Attentif, comme beaucoup de Belges nés dans cette Wallonie que Gustave Cohen appelait « la petite sœur de la France », à tout ce qui se passe au pays de Rousseau et de Jaurès, j’avais noté que, contrairement à ce qu’écrivait alors « Le Monde », la France ne s’ennuyait pas. Participant depuis deux ans à de multiples réunions en France, notamment dans le cadre du mouvement pédagogique créé par Célestin Freinet, participant aussi aux actions contre l’intervention américaine au Vietnam, j’avais observé à quel point, sous la chape de plomb d’une société bloquée, grandissait ce qu’on allait bientôt appeler « la contestation ». Dès le 4 mai, j’étais à Paris. J’ai participé autant qu’il était possible aux évènements. Pourquoi étais-je là ?

Nous avions grandi dans une véritable morale de l’engagement qui donne un sens à la vie. Nous lisions Camus, Malraux, Nizan, Sartre, Saint-Exupéry, Henri Alleg, Franz Fanon, Édouard Glissant, Hemingway, Steinbeck. Nous ne manquions aucun des bouquins publiés par Maspero. Nous écoutions Brassens, Brel, Ferrat, Ferré. Nous étions nourris des récits de la guerre d’Espagne, de la Résistance et des luttes contre le colonialisme. Nous attendions que la société se mobilise sur des objectifs conformes aux valeurs dont nous étions imprégnés. Elle ne nous proposait que de consommer. Mai 68 fut pour beaucoup d’entre nous la contestation d’une société qui ne donnait aucun sens à notre vie. Ce n’est pas un hasard si l’action humanitaire, la défense des droits fondamentaux, la militance écologique, la libération de la femme, le retour à des formes de vie plus simples, plus authentiques (le Larzac, par ex.) furent, pour beaucoup, une suite cohérente à Mai 68.

Il semble qu’aujourd’hui pour des raisons qui n’ont rien à voir avec la rigueur de l’historien, on oublie ce qui dominait dans nos sociétés d’alors. L’intention est bien entendu de discréditer ce qu’il y avait de plus légitime dans cette contestation. Et qui le demeure.

On feint d’oublier qu’une des cibles prioritaires de la contestation était la société de consommation, annonçant les interrogations actuelles sur l’idéologie de la croissance et le productivisme qui l’accompagne. Nous mettions en cause le sens d’une vie toute entière conditionnée à l’achat de toujours plus de biens dont l’utilité n’était pas nécessairement démontrée. La suite ne nous a pas donné tort quand on voit la société du gaspillage et du déchet dans laquelle nous vivons dans les pays occidentaux.

On ne rend pas compte, aujourd’hui, de la pesanteur des conventions entretenues par une Église catholique alors encore très puissante. Les divorcés et les enfants de divorcés étaient montrés du doigt. Évoquer la grossesse désirée - le planning familial, disait-on alors - c’était attenter à l’ordre moral. Contraception (jusqu’en décembre 67) et avortement tombaient sous le coup du code pénal. On ne rappelle pas assez que le mouvement du 22 mars, c’est d’abord, à Nanterre un an plus tôt, une protestation contre l’interdiction faite aux garçons de se rendre dans les logements réservés aux filles. Se souvient-on que Mme de Gaulle a tenté d’interdire « les jolies colonies de vacances », la célèbre chanson de Pierre Perret et qu’elle refusait l’accès aux réceptions de l’Élysée aux ministres dont la vie privée ne convenait pas à l’ordre moral dominant ?

On passe pratiquement sous silence que Mai 68, ce fut aussi et d’abord une remise en cause des méthodes en vigueur à l’Université. Dans les amphis, certes, beaucoup parlaient de révolution, mais d’autres parlaient d’une université restée dans le moule napoléonien, d’un enseignement transmis par des mandarins, d’une passivité obligée de l’étudiant dans la tête duquel on déversait des connaissances davantage que des capacités d’analyse. Nous rappelions Rabelais préférant des têtes bien faites à des têtes bien pleines. Nous ne voulions pas étudier moins, nous voulions étudier mieux. Certains d’entre nous qui connaissaient l’université américaine, où tout est fait pour faciliter la tâche du chercheur, dénonçaient les multiples entraves bureaucratiques auxquelles le chercheur est confronté en France (ayant fait par la suite mon doctorat en France avec des recherches aux États-Unis, j’ai pu vérifier qu’ils avaient en tous points raison). S’il ne nous plaisait pas de donner les USA en exemple à cause notamment du Vietnam, c’est bien à une pédagogie beaucoup plus participative que nous aspirions. Mais les médias ont préféré s’intéresser aux multiples groupuscules de l’extrême-gauche traditionnelle et à ceux qu’on appelait « les enragés » et, avec les manifestations et leurs débordements, c’est l’image qui est malheureusement restée de Mai 68. Et quasiment la seule que relèvent ses détracteurs. On n’était pourtant pas tous des disciples de Lénine, de Trotsky ou de Mao, loin s’en faut.

Les « bobos » d’aujourd’hui, prompts au reniement, oublient que Mai 68, ce fut aussi la plus grande révolte sociale depuis le Front populaire. Nous étions dans ce qu’on a appelé plus tard les « Trente glorieuses », des années de plein emploi et de croissance économique soutenue. Mais, comme d’habitude, le patronat n’entendait pas répartir équitablement les fruits de la richesse produite. Spontanément, ceux qui produisaient cette richesse par leur labeur ont exigé leur dû. Il leur a fallu une rare obstination, y compris à l’égard de ceux qui les encadraient, pour obtenir satisfaction.

Mai 68, ce fut aussi un sursaut démocratique. Un ministre de l’information s’assurait chaque jour du contenu des journaux télévisés. La démocratie instaurée par la Constitution de la Ve République réduisait la représentation nationale à une chambre d’enregistrement (au point que cette institution sans influence ne fut jamais la cible des manifestants) et le rôle du citoyen était limité à celui d’un électeur dans un cadre extrêmement centralisé. Contrairement à ce qui se dit aujourd’hui, nous ne remettions pas en cause le rôle de l’État et des pouvoirs publics, nous contestions un système politique fort peu démocratique. Mais tout l’effort auquel on assiste veut faire croire que nous sommes à l’origine du dépérissement de l’État face à la mondialisation, alors que bon nombre d’entre nous, internationalistes hier, sommes aujourd’hui ce qu’on appelle des altermondialistes, c’est-à-dire ceux qui portent le plus l’exigence d’une capacité de réguler le marché et ses acteurs.

En résumé, Mai 68 fut une exigence d’émancipation. Émancipation culturelle contre une société qui offrait comme seul projet de consommer toujours plus. Émancipation pédagogique contre une université pétrifiée dans des méthodes surannées dominées par une mentalité hiérarchique. Émancipation sociale contre un système économique perpétuant l’exploitation et qui refusait un partage plus équitable de la richesse produite. Émancipation morale contre une société marquée par les tabous religieux en particulier en ce qui concerne l’autonomie de la femme et les rapports sexuels. Émancipation démocratique contre une Ve République qui imposait les institutions les moins démocratiques de toute l’Europe démocratique d’alors.

Mais parce que bon nombre des directeurs de conscience que nous imposent aujourd’hui les médias et leurs commanditaires sont d’anciens de Mai 68, ces « philosophes » médiatiques qui ont tout renié, et que le reniement, au nom de la modernité, est érigé de nos jours en performance morale, parce qu’il ne convient pas que soit fournie une présentation positive d’un moment historique d’émancipation, le complexe politico-médiatique est mobilisé pour discréditer Mai 68.

C’est parce que Mai 68 entretient dans l’inconscient collectif - en France, mais aussi hors de France - la force transformatrice de l’héritage des Lumières et les évènements qu’elle a engendrés (1789, 1848, 1870) que les néoconservateurs s’emploient à en salir le souvenir.

Raoul Marc JENNAR 7, place du Château 66500 MOSSET

Notes

[1] Il serait beaucoup plus utile de relire les livres qui furent publiés alors que ceux qui paraissent aujourd’hui et sont, dans bon nombre de cas, des réécritures de l’histoire à des fins qui n’ont rien à voir avec le souci historique. Pour moi, la meilleure analyse fut publiée en 1968 sous le titre « Ces idées qui ont ébranlé la France » par Epistémon, (Fayard).


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