L’école laïque plumée sans vergogne : Le gouvernement va aider l’école privée en banlieue

mardi 1er avril 2008.
 

Enquête de Mathilde Mathieu [1]

Le ministère de l’Education nationale va créer, puis alimenter, un fonds spécifique pour les établissements privés qui ouvrent des classes en banlieue difficile. Ce nouveau dispositif, dont Mediapart dévoile des détails, fait bondir les militants laïques à l’heure où les professeurs du public essuient d’importantes restrictions budgétaires.

Le ministère de l’Education nationale s’apprête à dégager des budgets inhabituels pour favoriser l’essor de l’enseignement catholique dans les quartiers défavorisés, bousculant ainsi les règles traditionnelles de financement de l’école privée, dictées par le principe de laïcité. Un véritable Fonds d’intervention spécifique, dont Mediapart dévoile les détails, sera bientôt mis en place rue de Grenelle, pour subventionner la création d’une cinquantaine de classes dans les cités dès septembre 2008, dans le cadre du plan "Espoir banlieues" annoncé par Nicolas Sarkozy, le 8 février.

« Cette décision, prise en catimini, risque de déclencher un conflit majeur avec les professeurs du public, prévient Daniel Robin, responsable des questions de laïcité au Snes-FSU, principal syndicat du secondaire. Nous n’accepterons pas que l’Etat supprime des postes en masse dans les ZEP [zones d’éducation prioritaire] et finance parallèlement l’arrivée d’établissements catholiques ! Nous venons de faire grève, je le rappelle, contre la liquidation de 11.200 postes à la rentrée prochaine ! La dernière fois qu’un gouvernement a prétendu favoriser le privé, un million de Français sont descendus dans la rue... ».

Critiquée pour sa concentration dans les centres-villes et sa mixité sociale défaillante (deux fois moins d’enfants boursiers que dans le public), le secteur privé sous contrat affichait depuis longtemps sa volonté de participer davantage à la lutte contre les inégalités, mais réclamait en contrepartie un coup de pouce budgétaire, des subsides supplémentaires. « Il faut nous faciliter la tâche », avait soufflé le nouveau "patron" de l’enseignement catholique, Eric de Labarre, lors de sa conférence de presse de rentrée 2007. C’est aujourd’hui chose faite.

Si le nombre d’établissements aidés par le « Fonds » reste limité, voire symbolique en 2008, la création de ce dispositif spécifique révèle la volonté présidentielle de faire bouger les lignes, et la détermination de l’école privée à « rénover » - plutôt redéfinir - ses relations avec les pouvoirs publics. « Nous sommes décomplexés », revendique aujourd’hui Fernand Girard, chargé du dossier auprès d’Eric de Labarre. « Nous aussi ! », répond sans ambages un conseiller de Xavier Darcos, ministre de l’Education nationale...

Des modalités nouvelles de financement

Les deux parties viennent donc de trouver un terrain d’entente, sur les contours du Fonds et les modalités de son financement. Sans surprise, les pouvoirs publics verseront aux établissements concernés une subvention de fonctionnement proportionnelle au nombre d’enfants inscrits (le "forfait d’externat") - une contribution obligatoire depuis la loi Debré de 1959. Mais l’Etat devrait également prendre en charge une sorte de "forfait d’internat", dans les cas où les élèves seront hébergés en pensionnat. Une petite révolution, puisque cette subvention particulière n’a jamais été prévue dans la réglementation Debré. En 1984, une loi l’avait exceptionnellement accordée à l’enseignement privé agricole, mais jamais les filières générales n’en avaient bénéficié. Comment le ministère compte-il donc s’y prendre, juridiquement, pour faire passer cette hardiesse ? Ne doit-il pas présenter un projet de loi ? « On regarde, ça n’est pas totalement bouclé », répond le conseiller de Xavier Darcos chargé de donner forme au nouveau dispositif avant le début du mois d’avril.

Par ailleurs, le Fonds assumera la rémunération des enseignants qui travaillent dans cette cinquantaine de classes. Une décision en conformité avec la lettre de la loi Debré, mais en contradiction avec une règle non-écrite, datant de 1985, qui précise que le nombre de professeurs alloués au privé dépend de la quantité attribuée au public. C’est la tradition dite du "80-20" : 80% des enseignants pour le public, 20% pour le privé. Quand le nombre de postes diminue dans le premier, il baisse en proportion dans le second. Une arithmétique déclinée inlassablement depuis plus de vingt ans. Or en créant le « Fonds », le gouvernement ébranle ce principe : les postes affectés à ce dispositif dépendraient d’une ligne budgétaire particulière, et viendraient s’ajouter aux 20% traditionnels. Leur nombre est faible, mais tout de même.

Fernand Girard, l’un des responsables de l’enseignement catholique, ne mâche d’ailleurs pas ses mots : « Le "80-20" n’est qu’une règle coutumière, qui ne figure dans aucune loi. Serions-nous au fin fond de l’Afrique ?! Nous sommes prêts à remettre tout ceci à plat. L’école privée ne travaille pas pour le catholicisme, pas pour remplir les églises, mais pour les jeunes de notre pays. » Dans le magazine confessionnel Famille chrétienne, Eric de Labarre déclarait aussi fin septembre : « Nous n’avons pas l’intention de nous laisser enfermer dans une logique de quotas. » Et glissait, en fin juriste : « La loi Debré est moins contraignante qu’on ne l’imagine trop souvent... ».

Sarkozy s’engage dès septembre 2007

La liste des ouvertures de classe soutenues par le Fonds sera donc bientôt fixée. Après que la direction de l’enseignement catholique a lancé en octobre un appel à candidatures, quelque 180 propositions sont remontées des diocèses ou congrégations. Fernand Girard, chargé d’effectuer un premier tri, devait proposer sa sélection ces jours-ci au cabinet du ministre. Parmi les heureux gagnants : sans doute des structures pédagogiques atypiques, dédiées aux élèves décrocheurs, telles que les Orphelins apprentis d’Auteuil ou les Ecoles de production de la région lyonnaise. Plusieurs établissements franciliens de centre-ville devraient par ailleurs inaugurer des annexes en ZEP, tandis que des collèges déjà implantés en banlieue baptiseront des classes supplémentaires. « Tout est ouvert », assure-t-on au cabinet de Xavier Darcos, « à condition que l’accent soit mis sur la mixité sociale. Ce n’est pas un cadeau que nous faisons au privé, plutôt un effort que nous lui demandons, dans le cadre de sa participation au service public d’éducation. » Fernand Girard, emballé, espère pousser l’avantage et précise qu’il demandera l’an prochain au ministère de revoir son plafond de 50 classes...

Mais comment ce projet a-t-il pu s’imposer ? Dès 2006, au cours d’une convention UMP consacrée à l’éducation, Emmanuelle Mignon, alors directrice des études du parti, confiait en coulisses : « Il faut trouver un moyen pour que les familles de banlieue puissent bénéficier des savoir-faire des établissements catholiques et d’un vrai choix entre école privée ou publique. »

En 2007, Nicolas Sarkozy reprenait l’idée dans son programme présidentiel sans donner de détails, puis la déclinait, une fois élu, dans sa lettre de mission à Xavier Darcos, en deux lignes : « Vous ne dissuaderez pas les établissements privés de s’installer dans des quartiers en difficulté, au contraire »... Le président de la République a finalement reçu les dirigeants de l’école catholique le 7 septembre, pour en discuter : « 

En ressortant de l’Elysée, on s’est dit  : "Cette fois, ça y est ! Il va nous aider". Simplement, on se savait pas encore quelle forme ça prendrait », confie aujourd’hui Fernand Girard. Manquait surtout une opportunité politique, une fenêtre de tir. Le plan "Espoir Banlieues" l’a justement fournie.

* Depuis une discussion en 2006 avec Emmanuelle Mignon, actuelle directrice de cabinet de Nicolas Sarkozy, j’avais compris que la droite voudrait innover dans le domaine des relations entre l’école privée et les pouvoirs publics. L’idée d’encourager les établissements catholiques à s’implanter en banlieue restait vague, mais commençait à s’imposer.

* En août 2007, alors que j’interrogeais le nouveau "patron" de l’enseignement catholique pour le magazine La Vie, j’ai compris que ce dernier, décomplexé, très fin, très politique, travaillerait rapidement à pousser quelques pions et se pencherait notamment sur le dossier des banlieues, sûr que la guerre scolaire s’était épuisée.

* Après l’annonce en février 2007 de la création du Fonds spécifique par Xavier Darcos, passée relativement inaperçue, j’ai décidé de creuser, imaginant que mes confrères s’y attelleraient aussi. Concentrés sur les dossiers importants de la suppression massive de postes d’enseignants ou de la révision des programmes scolaires du primaire, ils ont laissé le champ libre...

- L’interview [2] accordée en août 2007 par le nouveau secrétaire général de l’enseignement catholique, Eric de Labarre, au quotidien catholique La Croix, titrée « L’enseignement catholique doit redécouvrir ses espaces de liberté ».

- L’enregistrement [3] de la conférence de presse de rentrée 2007 d’Eric de Labarre, au cours de laquelle il expose ses projets dans le dossier des banlieues.

- Le discours [4]de Xavier Darcos, le 14 février, rue de Grenelle, présentant le volet Education du plan Espoir Banlieues et annonçant la création d’un Fonds d’intervention spécifique pour le privé.

- L’enquête [5] du magazine L’Express sur « La fuite vers le privé » d’élèves de plus en plus nombreux, publiée en 2003 mais toujours d’actualité.

- Le site de la Fondation des orphelins apprentis d’Auteuil, [6] qui devrait bénéficier des financements du Fonds.

- Et celui des Ecoles de production [7] de la région Rhône-Alpes, qui devraient également être retenues parmi les établissements aidés.


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