L’ENTREPRISE MAUVAISE-MÈRE : HARCELER POUR EXCLURE OU POUR MIEUX DÉVORER ! (par Paul Ariès)

lundi 15 août 2016.
 

La France est selon deux rapports du Bureau International du travail (ONU) en tête des pays avancés pour la violence au travail. L’INSEE estime, pour sa part, que sept millions de français sont concernés. La médecine du travail évalue à plus de 90 % les médecins ayant déjà eu connaissance d’au moins un cas de harcèlement au travail et 21 % d’entre eux considèrent ce phénomène comme fréquent. 97 % des victimes souffrent de complications morbides se traduisant par des insomnies, de l’anxiété, de la dépression, des troubles digestifs ou cutanés, etc. L’époque est heureusement à dénoncer l’essor du harcèlement mais les solutions avancées semblent se heurter... à la faiblesse de l’analyse.

On veut croire que ce harcèlement serait le fait de "petits chefs" pervers ou de patrons obligés d’en user à cause des rigidités du droit du travail, bref on harcèlerait seulement les salariés dont on veut se débarrasser. Ce harcèlement pour exclure cache en fait une autre forme d’harcèlement. Le néo-capitalisme peut très bien fonctionner sans harcèlement sexuel ou "petit chef" pervers comme la famille peut exister sans violence. Il ne peut, en revanche, exister sans un harcèlement pour assimiler le personnel, car il constitue la fausse bonne solution inventée pour concilier l’inconciliable : la précarité avec l’implication au travail.

Du paternalisme au maternalisme d’entreprise

L’entreprise moderne en a certes fini avec le paternalisme d’antan mais elle développe aujourd’hui un maternalisme encore plus pervers, car fondé sur une logique de dévoration de ses personnels, cadres compris. Il suffit pour s’en convaincre de suivre le parcours type d’un salarié moderne. Tout prouve que le patronat déploie une stratégie de harcèlement pour casser les identités, les valeurs traditionnelles et imposer une intégration qui ressemble davantage à une assimilation forcée qu’à un compromis social. Tout y concourt : les nouveaux modes d’organisation du travail qui brisent les cultures de métier, les classifications salariales jusqu’aux techniques ordinaires ou plus raffinées de manipulation des salariés qui, sous prétexte de développer la culture d’entreprise, imposent une même façon de travailler, de s’habiller, de sourire, de parler, de penser, etc...

Le néo-management organise un véritable viol de l’intimité qui détruit ce mur qui depuis un siècle protégeait de l’entreprise la vie privée du salarié. Faudra-t-il, demain, légaliser la sélection par des tests génétiques comme le pratiquent déjà certaines sociétés au nom du principe de précaution ? Que penser des logiciels espions ou de télésurveillance qui se généralisent ? Jusqu’où faut-il aller dans les stages de motivation qui sont autant l’aveu que les conditions de travail ne sont pas en elles-mêmes motivantes et qu’il serait nécessaire de la produire de l’extérieur ? Le néo-management met en avant sa capacité à intégrer les personnels mais il développe en réalité une stratégie d’assimilation c’est à dire qu’il fantasme sur la possibilité de produire en série des salariés à son image. Ce clonage s’effectue sur la base d’un modèle de salarié universel et interchangeable puisque sans particularité individuelle ou collective. Est-ce la condition pour que les entreprises puissent se délocaliser sans ses maudites contraintes de cultures particulières qui les gênent tant ?

Cette assimilation à la sauce managériale ne va pourtant pas de soi car elle suppose la casse systématique des identités et des classifications. le recrutement est devenu l’occasion de sélectionner les plus soumis qui semblent prêts à vivre leur entreprise comme une bonne-mère assouvissant leurs besoins de base au prix de la privation de l’autonomie. Cette sociabilité à la botte des patrons mobilise pour sa construction des outils simples comme le port d’un uniforme, l’obligation de sourire, d’utiliser son prénom, de se tutoyer ou de parler le langage maison, etc. La généralisation de pratiques comme l’imposition d’un prénom unique pour un même poste ou de contraintes corporelles (maquillage, épilation, etc) rejoignent l’usage de nouvelles appellations comme celles d’équipier ou de cast-member qui soulignent le lien de sujétion à son entreprise. Ce néo-management entend contrôler jusqu’à la subjectivité de ses salariés. On organise ainsi un viol de l’intimité qui peut aller jusqu’à la sélection par des tests génétiques ou l’utilisation de logiciels espions. On recommande à des cadres de faire pousser la graine de désir, de porter des bracelets brésiliens, voire de se faire tatouer au logo de leur marque, etc. On vient d’apprendre que des sociétés comme Casino utilisent en Argentine des émissions type "Loft-Story" pour recruter leur personnel en fonction des votes émis par des téléspectateurs après que chacun des candidats ait exposé sa vie privée pour mieux émouvoir le public.

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Un management pervers

Les nouveaux modes de management se veulent plus sympathiques, mais ce management affectif est, en réalité, pervers car l’entreprise n’a de cesse d’infantiliser son personnel, cadres compris, pour mieux le dominer. Ce néo-management conteste ainsi aux salariés le droit de demeurer des citoyens dans le cadre de l’entreprise et n’hésite plus à fermer des sites lorsqu’il estime que le climat social risque de ne plus lui être favorable. La situation des Antilles françaises n’a à cet égard rien d’exceptionnel : les tribunaux américains ont estimé l’an dernier que dans 84 cas sur les 89 pour lesquels ils avaient été saisis les plaintes des syndicalistes étaient fondées. Le gouvernement mexicain s’est même ému de cette nouvelle stratégie patronale de la terre brûlée face au syndicalisme. Mais ce même patronat n’hésite plus, en revanche, à exiger des salariés qu’ils deviennent des "militants de leur entreprise" (sic) allant parfois jusqu’à leur imposer de participer à des campagnes politiques que les "top-managers" jugent profitables aux intérêts de la firme. Il est ainsi devenu de bon ton dans certaines sociétés transnationales de fournir de la propagande politique à son personnel ou de le convier à des réunions politiques sur le temps de travail et dans les locaux de la société.

Le gouvernement américain et les tribunaux n’ont posé que deux limites : que ces actions restent dans le cadre de la légalité et qu’elles ne présentent aucun danger pour la sécurité des salariés participants. Ce néo-management entend donc substituer aux identités réelles de chacun des salariés de pseudo identités imposées grâce au formatage idéologique. L’avenir est-il à dix ans de vie Auchan, suivis de 5 ans d’IBM, etc. ? Jusqu’où faut-il aller dans l’identification à son entreprise ? Faudra-t-il vivre son entreprise jusqu’à en dépendre existentiellement ?

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Une entreprise qui dévore ses enfants

L’entreprise se révèle une mauvaise mère qui dévore ses enfants (licenciements boursiers, dégradation constante des conditions de travail). Elle veut les empêcher d’accéder à l’autonomie et à la responsabilité. Ce néo-management est pourtant indispensable à la révolution dans le capitalisme que prônent les ultras du MEDEF (refondation sociale, etc...).

Ce nouveau capitalisme semble triompher : difficulté de transmettre une culture de la revendication, transfert du pouvoir aux actionnaires, etc. Mais cette idéologie managériale créé en fait une sociabilité inefficace car fondée sur l’ère du paraître : paraître performant, motivé, intégré, etc. Ce système intégriste est donc, malgré les apparences, voué à l’échec car il est dangereux socialement (précarité, casse des repères, dégradation des conditions de travail, etc), psychiquement (tendance au manichéisme, à l’obsessionnalité, à la schizophrénie, au clivage, etc) et même économiquement (fermeture d’entreprises rentables, dégradation des emplois, généralisation du dégoût face au travail, incapacité à satisfaire les besoins humains, destruction de la planète, etc...).

Il est donc grand temps de s’intéresser aux fantasmes managériaux (idée d’un monde sans limites, culte de la toute-puissance, etc) pour prendre conscience qu’une partie du patronat "intégriste" a perdu le sens des réalités. On découvre alors que l’essentiel du harcèlement ne vise plus à exclure les salariés mal-aimés mais à dévorer l’ensemble des personnels, c’est à dire à les intégrer d’une façon à les priver de toute autonomie. Est-ce là la recette dont a besoin le nouveau capitalisme pour profaner plus encore le sacré (certaines valeurs comme la solidarité ou la non brevetabilité du vivant) et pour sacraliser davantage le profane (culte de l’argent, de l’entreprise, de la technique, idéologie de la "gagne") ?

Paul ARIÈS

auteur de l’ouvrage "Harcèlement au travail ou nouveau management"

(Golias, 2002, 396 pages, 22 Euros)


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