Droits sociaux et démocratiques à Cuba (Janette Habel)

dimanche 2 mars 2008.
 

Depuis quelques jours, le retrait de Fidel Castro puis l’élection de son frère Raul ont à nouveau mis Cuba sous les rampes des médias. Quel terme est souvent revenu dans la bouche des présentateurs de journaux télévisés ? Dictature et dictateur. D’une part, je ne partage absolument pas cette caractérisation, d’autre part cela masque l’importance du blocus de Cuba par les Etats Unis dans les difficultés économiques de l’île.

Ceci dit, des socialistes conséquents doivent essayer en permanence d’approcher la vérité dans leurs écrits. Le texte ci-dessous, publié en 2001 dans le livre collectif « Le Pas suspendu de la Révolution », y contribue même s’il mériterait une actualisation.

Réunie à Genève le 18 avril 2000, la Commission des Droits de l’Homme de l’ONU a adopté pour la seconde année consécutive une motion condamnant Cuba. Le vote annuel de la commission sanctionne un pays pour violation avérée des droits de l’homme. Au lobbying de Madeleine Albright, championne de l’ingérence humanitaire, s’oppose le front des pays du Sud opposés dans leur majorité à toute condamnation. Ces derniers dénoncent un argumentaire à géométrie variable - pourquoi Cuba et pas l’Arabie Saoudite ? - et mentionnent la condamnation de « l’embargo-blocus » [1] américain prononcée chaque année à une écrasante majorité par l’Assemblée générale des Nations Unies. Certains gouvernements latino-américains, peu suspects de sympathie envers le régime castriste, évoquent le soutien de Washington aux dictatures pendant la guerre froide. De manière générale, peu nombreux sont les gouvernants désireux d’appuyer la Maison Blanche dans un domaine où sa crédibilité est faible. Rappelons que la plupart des gouvernants latino-américains ont fait part de leur opposition à la guerre du Kosovo lors du sommet entre l’Union européenne et l’Amérique latine en juin 1999 à Rio, y voyant la mise en œuvre d’un droit d’ingérence réservé aux plus forts.

La phraséologie sur les droits de l’homme est donc suspecte au « Sud ». Elle apparaît au mieux comme un luxe pour pays développés, au pire comme une mascarade hypocrite dans des pays où la dignité élémentaire des hommes, des femmes n’est pas respectée, où les plus pauvres meurent de faim, où les enfants des rues sont assassinés comme à Rio. Récemment encore, une militante algérienne évoquant les maux dont souffre son pays me faisait part de son indignation face à l’acharnement sélectif de la presse française concernant les violations des droits de l’homme à Cuba. « Après tout, me disait-elle, à Cuba les enfants vont à l’école, mangent à leur faim, bénéficient de soins médicaux gratuits. Chez moi, ça n’existe pas... La liberté c’est d’abord celle de ne pas mourir de faim. Allez en Ethiopie et regardez si ce n’est pas là le premier des droits... » Fidel Castro ne dit pas autre chose, tout en discréditant ce qu’il appelle la « multicochonnerie » électorale des démocraties occidentales.

Droits sociaux et/ou libertés démocratiques ? Le gouvernement cubain répond sur plusieurs registres. Pour justifier les restrictions apportées aux secondes, il invoque le « blocus américain », cause du monolithisme idéologique et politique du parti unique imposé par l’agression... tout en expliquant cependant qu’à Cuba les droits de l’homme - identifiés aux seuls droits sociaux - sont respectés. Avant même d’examiner la validité du premier argument, précisons qu’il est tout simplement ignoré par les médias occidentaux. Pour ces derniers, l’impérialisme est un concept ringard. Oubliée, la présence imposée depuis près d’un siècle de la base militaire américaine de Guantánamo. Quant aux sanctions économiques, loin d’être un handicap, elles seraient au contraire une aide au régime castriste dénoncé comme un « goulag tropical ». Selon cette interprétation, l’embargo serait une faveur faite à Fidel Castro par des dirigeants américains imbéciles œuvrant contre leurs propres intérêts. L’ignorance historique venant compléter cette analyse, l’approche unilatérale des droits de l’homme est ainsi légitimée.

Il n’est pas possible, dans le cadre de ce texte, de démontrer le caractère fallacieux de cette affirmation. L’efficacité de l’embargo est confirmée par tous les investisseurs étrangers. Rappelons seulement que le veto américain interdit à La Havane l’accès aux institutions financières internationales, l’obligeant à emprunter à des taux d’usure. L’étranglement financier de l’île est sans doute le problème majeur. J’affirme, quant à moi, que les agressions militaires engagées quelques mois après la victoire castriste puis les sanctions économiques maintenues pendant quatre décennies ont atteint leur objectif en ne laissant à la jeune révolution cubaine d’autre choix pour survivre dans le contexte de la guerre froide que l’intégration dans le camp soviétique, ce pour quoi elle allait payer un prix dramatique trente ans plus tard.

L’adoption, en 1992, du « Cuban Democracy Act » (dite loi Torricelli) et de la loi Helms-Burton en 1996 ont encore aggravé les conséquences des sanctions. Aucune étude sérieuse, en particulier nord-américaine, ne met en doute l’efficacité économique de cette politique [2]. La confusion de nos censeurs français vient du fait que Fidel Castro en tire - c’est de bonne guerre - un bénéfice politique. D’une part, en faisant de l’embargo la cause unique des difficultés économiques du pays, ce qui est partiellement - mais pas totalement - vrai tout en escamotant ses responsabilités propres ; d’autre part, en renforçant le sentiment national cubain. Il est aidé pour ce faire par le texte de la loi Helms-Burton, dite « Cuban Liberty and Democracy Act », qui prétend imposer au peuple cubain le choix de ses dirigeants et un régime fondé sur une économie de marché, grâce à l’internationalisation d’une législation dont le caractère extraterritorial viole les règles du droit international. C’est en ce sens mais en ce sens seulement que la dénonciation de l’embargo « aide » Fidel Castro à justifier l’absence de libertés démocratiques alors que le processus révolutionnaire est aujourd’hui enlisé.

Une fois ce contexte rappelé, que valent les arguments du « líder máximo » ? Le premier - selon lequel la démocratie sociale serait plus importante que la démocratie politique dans les pays pauvres - pour séduisant qu’il soit, ne résiste pas à l’examen. Sous réserve de définir ce que l’on entend par démocratie (la crise de la démocratie représentative occidentale invite à réfléchir à des formes nouvelles de participation populaire), on peut démontrer que nombre d’erreurs commises à Cuba auraient pu être évitées si le débat démocratique entre des choix politiques ou des stratégies alternatives avait été possible, si des voix discordantes avaient pu se faire entendre pour défendre des propositions contradictoires. Citons pour mémoire René Dumont qui critiqua très tôt les structures étatiques adoptées dans l’agriculture en proposant des formes coopératives. Puni pour son audace, il fut accusé d’appartenir à la CIA. Or, depuis 1993, ces coopératives agricoles sont à l’ordre du jour, mais le prix à payer pour les erreurs passées et le temps perdu est colossal. Rappelons également le seul grand débat public de l’histoire révolutionnaire organisé par Che Guevara, alors ministre de l’Industrie.

Le Che s’est sans doute trompé en défendant une centralisation excessive de l’économie mais sur l’essentiel - la mise en cause du système soviétique et les risques qui en découlaient pour Cuba, risques confirmés quarante ans plus tard - il fut le plus lucide. La critique publique qu’il fit de l’URSS à Alger en 1965 éclaire les conditions de son départ de Cuba. La démocratie politique est donc fonctionnelle pour peu qu’elle permette une information pluraliste, condition d’une réelle prise en charge populaire, et des débats sur les grands choix économiques. Un régime qui se réclame du socialisme ne peut s’en passer sous peine de nourrir la passivité des salariés et son corollaire, la chute de la productivité du travail : des maux qui accablent l’économie cubaine depuis des années (comme ils ont accablé le régime soviétique) et qui compromettent de plus en plus les droits sociaux autrefois conquis.

Deuxième question : la réalité et la gravité de l’embargo justifient-elles l’absence de libertés démocratiques ? En d’autres termes, Cuba est-il un pays en guerre justifiant un régime d’exception ? Dans une proclamation récente, l’Assemblée nationale populaire affirme que « le blocus économique imposé à Cuba par les Etats-Unis constitue un crime de génocide ». Or, la guerre d’usure économique que les Etats-Unis mènent contre l’île n’est pas assimilable à une extermination. L’emphase et l’excès en la matière sont nuisibles et l’exactitude et la rigueur des termes indispensables. Ce d’autant plus que Washington n’a plus pour politique (à la différence des agressions militaires menées dans les années soixante), de renverser le castrisme par une intervention militaire, et ce de l’aveu même de Fidel Castro. Le but reste le même mais la tactique utilisée est plus subtile. Le « Track 2 » [3] fait miroiter les avantages comparatifs de l’ « american way of life » et met en évidence les carences de la société cubaine.

On ne peut répondre de manière efficace à cette offensive idéologique ni par la répression, ni par le double langage, ni par le contrôle ou la manipulation de l’information alors même que de nombreux Cubains écoutent Radio Martí, qui émet depuis la Floride, et que les voyages sont de plus en plus nombreux. « L’information demeure essentielle à la bonne marche de la société. Pas de démocratie réelle sans une information de qualité », souligne Ignacio Ramonet, directeur du Monde diplomatique. Une information fiable est une condition nécessaire à la mobilisation des citoyens.

En affirmant que les droits sociaux sont pérennisés alors que les écoliers manquent de livres et de matériel, les hôpitaux de médicaments et que le plein emploi est compromis par les restructurations des entreprises d’Etat, le discours officiel perd sa crédibilité : les Cubains appellent cette langue de bois le teque-teque. Les ravages du manque de libertés démocratiques crèvent les yeux. Dans la jeunesse tout d’abord (près de 50 % de la population), dont l’ardeur révolutionnaire est étouffée par le teque-teque des médias. Selon la presse officielle, le désintérêt pour la politique est une des causes principales de la crise des Jeunesses communistes dont le recrutement est en chute libre. Chez les intellectuels ensuite, dont le statut et les moyens dépendent souvent de leur conformisme. L’accès à Internet est restreint et canalisé par des institutions, les voyages sont sous contrôle, la censure ou plutôt l’autocensure omniprésentes. L’embargo ne peut expliquer l’expulsion du prestigieux Centre d’Etudes sur l’Amérique (CEA) de militants membres du PCC en 1996, ni les licenciements politiques de l’Université de certains enseignants, ou le limogeage de scientifiques, ni les exclusions du Parti communiste telle celle du chercheur Haroldo Dilla pour publication d’un article jugé idéologiquement incorrect.

Dans un essai autobiographique [4], l’écrivain Lisandro Otero, qui vit aujourd’hui au Mexique, raconte comment la publication d’un article dans le Monde diplomatique en avril 1992 lui coûta son poste et son emploi. L’article n’était pourtant pas le fait d’un contre-révolutionnaire. Il préconisait « une ouverture de l’espace politique et plus de tolérance à l’égard d’une pluralité d’idées ». Sur le plan international enfin, les effets de cette politique sont désastreux. C’est avec cynisme que le Foreign Council peut affirmer en 1999 que « le communisme cubain est mort comme force politique propulsive dans l’hémisphère occidental ». Certes, la faute n’en incombe pas seulement au castrisme, mais il en est en partie responsable. Il est donc temps de dépasser un cadre d’analyse qui omet l’existence de l’impérialisme dans un cas et la responsabilité castriste de l’autre. Une société socialiste suppose plus et pas moins de démocratie, même si celle-ci reste à redéfinir. Rien ne peut justifier l’absence de débats publics au sein et hors du parti. Les droits de l’homme comportent deux volets indissociables, les droits sociaux et les droits démocratiques, l’égalité et la liberté, « l’égaliberté », selon l’expression d’Etienne Balibar. Le socialisme comme principe d’organisation de la société doit définir une conception citoyenne de la démocratie et des droits sociaux. Sous peine d’être voué à l’échec. Telle est la leçon du XXe siècle...

HABEL Janette


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