Effet domino de l’éventuelle indépendance du Kosovo La boîte de Pandore des frontières balkaniques

lundi 18 février 2008.
 

L’indépendance du Kosovo risque d’avoir de lourdes conséquences régionales. Elle sera considérée comme un précédent par les Serbes de Bosnie-Herzégovine, qui revendiquent aussi leur droit à la sécession d’un Etat qui n’a jamais véritablement fonctionné. Elle pourrait aussi entraîner une vague de déstabilisations en chaîne, notamment en Macédoine et au Monténégro, risquant de remettre en cause toutes les frontières des Balkans.

Mais ces frontières seraient-elle un tabou que l’on pourrait dépasser, ainsi que le suggèrent à voix haute de plus en plus d’« experts » et de diplomates ? Les guerres des années 1990 ont été menées au nom des « grands » Etats, de la « Grande Serbie » ou de la « Grande Croatie ». Derrière la revendication d’indépendance du Kosovo se profilerait le spectre de la « Grande Albanie »... Serait-il temps de remettre à plat toutes les revendications territoriales et de définir de nouvelles frontières qui seraient enfin « justes » puisqu’elles coïncideraient avec la répartition ethnique des populations ? Faut-il redessiner la carte des Balkans pour garantir enfin une paix durable à cette région et, partant, à toute l’Europe ? L’idée, ancienne, resurgit régulièrement.

En 2001, lors du conflit de Macédoine, l’éditorialiste Alexandre Adler proposait d’utiliser « la chirurgie plutôt que l’homéopathie (1) » et d’envisager le partage de cette république post-yougoslave entre régions albanaises et macédoniennes. Cette même année 2001, lord David Owen, ancien coprésident de la Conférence internationale sur l’ex-Yougoslavie, avait avancé son plan de redéfinition des frontières balkaniques (2). Leur faisant écho, M. Arben Xhaferi, figure historique du nationalisme albanais en Macédoine, réclamait la création d’Etats « ethniques » (3).

Face au constat d’échec des négociations sur l’avenir du Kosovo et à l’impossibilité de trouver un compromis serbo-albanais, l’idée d’une partition de la province, longtemps considérée comme impensable par la « communauté internationale », a refait surface. M. Wolfgang Ischinger, diplomate allemand représentant l’Union européenne au sein de la troïka diplomatique (un Américain, un Européen, un Russe) chargée de mener les négociations sur le Kosovo, estimait en août dernier qu’aucune option ne devait être écartée si elle résultait d’un accord entre les parties impliquées : si Belgrade et Pristina parvenaient à s’entendre sur un partage du Kosovo, l’Union européenne n’aurait qu’à approuver cette scission !

L’idée a pour elle toutes les apparences du bon sens : si des populations ne veulent pas vivre ensemble, autant les séparer, quitte à devoir envisager des déplacements « limités » de populations pour faire coïncider les nouvelles frontières avec la répartition ethnique des communautés.... Imaginons un instant que les plans des apprentis sorciers se réalisent, qu’une conférence internationale permette un nouveau tracé, pacifiquement négocié, des frontières des Balkans occidentaux sur des bases ethniques. Il faudrait alors envisager une unification de toutes les régions où les Albanais sont majoritaires, soit l’Albanie, le Kosovo, le quart nord-ouest de la Macédoine, mais aussi la vallée de Presevo dans le sud de la Serbie, et les franges orientales du Monténégro.

Terriblement amputée, la Macédoine ne serait plus qu’un Etat croupion, à moins que ne l’emportent les courants probulgares et que le pays ne se rattache à son voisin oriental. La question des minorités en Albanie ne manquerait pas d’être soulevée : les Grecs du sud du pays pourraient réclamer leur rattachement à la Grèce, tandis que les Albanais expulsés après 1945 d’Epire du Nord, grecque - une région que les Albanais appellent Çamëria -, n’oublieraient pas de rappeler leurs droits bafoués. Le Monténégro pourrait demander des compensations dans la région de Shkodra, où vivent toujours des minorités serbo-monténégrines, et la Macédoine réclamerait le rattachement des villages slaves des alentours des lacs d’Ohrid et Prespa.

Naturellement, les Serbes de Bosnie-Herzégovine se rattacheraient à la mère patrie, ce qui sonnerait le glas de la Bosnie, d’autant que les Croates d’Herzégovine occidentale, de Bosnie centrale et de Bosanska Posavina (Orasje, Odzak) se réuniraient à la Croatie. Il resterait tout au plus un micro-Etat musulman-bosniaque, centré autour de Sarajevo, Zenica et Tuzla. En somme, le plan de partage de la Bosnie-Herzégovine, esquissé dès 1991 par Franjo Tudjman et Slobodan Milosevic, se réaliserait (4). Certes, la Bosnie s’accrocherait à la défense de l’enclave orientale de Gorazde, et réclamerait le rattachement du Sandjak de Novi Pazar (lire « Simple corridor ou carrefour d’échanges ? »), actuellement partagé entre la Serbie et le Monténégro (5).

Il va de soi que l’Etat monténégrin ne subsisterait pas dans ses frontières actuelles. En plus de la sécession des régions albanaises et bosniaques, il devrait faire face à celle des régions serbes. Les populations bosniaques et serbes étant souvent entremêlées, un épisode guerrier serait inéluctable, afin d’arriver à des déplacements de populations permettant de fixer une frontière acceptable. La Croatie obtiendrait les bouches de Kotor, qui ne furent rattachées au Monténégro qu’en 1918. Bref, le Monténégro reviendrait à ses frontières du milieu du XIXe siècle.

Une « macédoine » de peuples et de revendications contradictoires

De même, la Serbie se retrouverait dans une situation paradoxale. Amputée de ses zones albanaises et bosniaques, mais agrandie du territoire de la Republika Srpska de Bosnie-Herzégovine et des zones serbes du nord du Monténégro, elle devrait gérer le casse-tête de la Voïvodine. Dans cette région autonome du nord du pays, une vingtaine de minorités représentent toujours près de 50 % de la population. Les Hongrois forment la principale communauté (environ trois cent cinquante mille personnes), et les communes de Subotica, Senta, Kanjiza reviendraient bien sûr à la Hongrie, à moins que la Voïvodine ne proclame son indépendance, devenant un îlot de multiethnicité dans ces Balkans en folie...

Puisque les remaniements frontaliers n’épargneraient pas les pays déjà membres de l’Union européenne, la question des minorités en Grèce ne se limiterait pas aux Albanais. Les musulmans - Turcs et Pomaks - de Thrace occidentale demanderaient leur rattachement, respectivement, à la Turquie et à la Bulgarie, annulant les accords de Lausanne de 1923 (6). La question des Slaves de Macédoine grecque, sujet tabou dans l’Etat hellénique, devrait également être ouverte. Pour sa part, la Slovénie obtiendrait satisfaction dans les conflits microterritoriaux qui l’opposent à la Croatie (7). Elle réclamerait l’annulation des plébiscites de 1918 (8), et s’élargirait dans la Carinthie autrichienne, où vivent toujours des minorités slovènes. En raison de son attitude positive dans la gestion des conflits régionaux, Ljubljana pourrait recevoir une partie du Frioul italien, et peut-être la ville de Trieste (Trst, en slovène) (9).

Certes, cette vaste rectification des frontières négligerait les revendications de certaines minorités : que faire, en effet, des Gorani du Kosovo, des Ruthènes de Slavonie orientale croate ou des Aroumains de Macédoine, d’Albanie et de Grèce ? Pour leur part, les trois à quatre millions de Roms qui vivent dans les Balkans occidentaux demeureront ce qu’ils ont toujours été : un peuple sans Etat.

Il est peu probable que ces rectifications frontalières puissent se réaliser sans contestations, qui entraîneraient des conflits armés de moyenne intensité. Des troupes européennes seraient chargées de rétablir la paix. En revanche, les inévitables déplacements de populations ne devraient pas être considérés comme un dommage collatéral, mais comme l’objectif central de l’ensemble du processus. Ils seraient supervisés par le Haut-commissariat des Nations unies pour les réfugiés (UNHCR), avec le concours de très nombreuses organisations non gouvernementales (ONG). Le budget de l’aide humanitaire d’urgence accordée aux Balkans occidentaux serait bien supérieur à celui débloqué lors de la crise du tsunami de décembre 2004...

Ce scénario peut sembler extravagant, mais plusieurs dossiers sont d’ores et déjà ouverts, qu’il s’agisse de l’avenir de la Bosnie-Herzégovine ou de la « question nationale albanaise ». Les partisans de l’indépendance du Kosovo soulignent que celle-ci ne doit pas avoir valeur de précédent, mais il s’agit d’un vœu pieux : le règlement apporté à cette question aura valeur de précédent si les porteurs d’autres revendications nationales le considèrent comme tel.

L’idée que des changements de frontières pourraient résoudre toutes les questions nationales repose sur une illusion fondamentale, celle qu’il existerait des frontières « justes » parce qu’ethniques. En réalité, toutes les frontières - pas seulement dans les Balkans - sont des créations historiques, le résultat de rapports de forces politiques et militaires. Il n’existe pas plus de frontières « justes » que de frontières « naturelles ».

L’usage du terme « Balkans » se généralise au cours du XIXe siècle, avec une lourde charge idéologique. Alors que l’Empire ottoman, « l’homme malade de l’Europe », se désagrège peu à peu, les revendications contradictoires des peuples commencent à se heurter. Les Balkans deviennent donc synonymes de complexité nationale, de conflits sans fin, d’éclatement et de morcellement. La « balkanisation » donne sens aux Balkans, devient la marque identitaire majeure de cette portion d’Europe. Le concept de Balkans est idéologique avant d’être géographique. Dans cette « macédoine » de peuples, d’aspirations et de revendications contradictoires, les frontières ont été âprement disputées.

L’émergence des Etats et la définition des frontières sont un phénomène marquant de l’entrée des Balkans dans la modernité politique. Ces nouveaux venus s’appuyèrent généralement sur une conception nationale de l’Etat, reprenant et adaptant des modèles issus de l’expérience historique particulière de l’Europe occidentale. La Grèce et la Serbie, au début du XIXe siècle, se sont fondées sur un « nettoyage ethnique », sur l’expulsion ou l’assimilation de populations considérées comme allogènes, notamment du fait de leur religion : les « Turcs » (c’est-à-dire les musulmans, aussi bien slaves qu’albanais ou turcophones) furent expulsés des nouveaux Etats.

La définition des frontières apparaissait comme une manière d’ordonner la « confusion » balkanique, de la faire rentrer dans un ordre européen idéal, fondé sur la coïncidence entre les peuples, les frontières et les Etats. La diversité des identités linguistiques, « nationales » et confessionnelles qui caractérisait les Balkans ottomans a commencé à se réduire.

Le processus s’est accéléré durant les guerres yougoslaves de la fin du XXe siècle : la présence serbe a été drastiquement réduite en Croatie (passant de 12 % à environ 4 % de la population totale du pays), la mosaïque bosnienne a été transformée en larges zones monoethniques contrôlées chacune par l’une des trois communautés du pays.

Aux XIXe et XXe siècles, les Etats les plus puissants - Autriche-Hongrie et Russie, mais aussi France, Grande-Bretagne et Italie - se sont battus pour élargir leurs zones d’influence sur les décombres de l’Empire ottoman en soutenant, voire en excitant, les revendications nationales des peuples balkaniques. Les politiques des Etats sont relayées par les journalistes ou les voyageurs qui arpentent la région. La romancière britannique Rebecca West se moquait, dans les années 1930, des partis pris « humanitaires et philanthropiques » de ces observateurs embrassant les diverses causes nationalistes, notant que « les Bulgares des frères Buxton et les Albanais dont Miss Durham s’était faite la championne ressemblent fort au tableau de l’enfant Samuel peint par sir Joshua Reynolds (10) ».

Des pions européens dans le nouvel affrontement russo-américain

Certains moments charnières marquent la définition progressive des frontières. Tout d’abord, en 1878. La « grande crise d’Orient » trouva un premier épilogue avec le traité de San Stefano, qui prévoyait la création d’une « très grande Bulgarie », sous protectorat russe. Cette perspective, lésant la Serbie et la Roumanie, suscita un tollé, et fut annulée quelques mois plus tard par le congrès de Berlin, qui octroya un mandat à l’Autriche-Hongrie sur la Bosnie-Herzégovine et sur le Sandjak de Novi Pazar.

Les guerres balkaniques de 1912-1913, puis la première guerre mondiale, marquèrent l’autre moment essentiel de cette immense partie de poker territorial. En 1918, la Serbie et la Roumanie reçurent d’immenses gratifications pour leur engagement dans le camp des Alliés : la dynastie serbe des Karadjordjevic put créer le nouveau royaume des Serbes, Croates et Slovènes, ancêtre de la Yougoslavie, tandis que Bucarest formait la « Grande Roumanie ».

Malgré les principes wilsoniens proclamés au sortir du premier conflit mondial, ces Etats ne tenaient nullement compte du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, et intégraient un grand nombre de groupes placés en situation de minorités nationales. Le Komintern voyait en la Yougoslavie royale, dans les années 1920, une nouvelle « prison des peuples ». Il est vrai que l’Etat centralisé créé sous le sceptre des Karadjordjevic n’avait que peu à voir avec les rêves romantiques d’unité des peuples slaves du Sud, ou « yougoslaves » (11).

Les frontières internes de la Yougoslavie socialiste et fédérale, dessinées en 1945, furent « le moins mauvais compromis possible », selon les mots du principal responsable de leur définition, le futur dissident Milovan Djilas. Le système yougoslave reposait sur une dissociation entre la citoyenneté et la nationalité, héritée de la pensée austro-marxiste du début du XXe siècle (12). On était citoyen de sa république fédérée de résidence (et de la fédération socialiste), tout en appartenant à la communauté nationale de son choix : dans les recensements yougoslaves, la déclaration de nationalité était libre.

L’expérience balkanique montre que les aspirations des peuples ne se traduisent en revendications étatiques qu’au prix de conflits incessants. Au Kosovo, deux ambitions nationales exclusives et antagonistes sur un même territoire ne peuvent trouver que deux types de solutions : la victoire d’un peuple sur l’autre - qui suscite immanquablement frustrations et désir de revanche - ou bien l’invention de formes nouvelles de coexistence politique et de cosouveraineté. Le cadre européen devrait pourtant amener à imaginer des formes politiques nouvelles permettant de dépasser les conflits territoriaux et frontaliers.

L’intervention des « grandes puissances » est essentielle pour comprendre la formation progressive des frontières balkaniques. De ce point de vue, l’histoire bégaie : la question du Kosovo est devenue un enjeu dans le vaste bras de fer planétaire qui se joue entre la Russie et les Etats-Unis. Dans ce combat de titans, il va de soi que les intérêts réels des Albanais, des Serbes et de toutes les populations qui vivent au Kosovo risquent fort d’être oubliés.

Vouloir régler les questions balkaniques par de nouveaux partages territoriaux ouvrirait une spirale dangereuse. Il serait temps d’imaginer d’autres réponses aux revendications des peuples que de nouveaux découpages territoriaux.

Jean-Arnault Dérens.


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