POUR UNE DISCUSSION RAISONNÉE SUR L’HISTOIRE ET LE BILAN DU TROTSKYSME

jeudi 14 avril 2016.
 

Avec le décès de Pierre Lambert, le 16 janvier 2008, disparaît une des dernières grandes figures de ces militants qui, face à la répression de l’État bourgeois et aux calomnies et persécutions staliniennes, ont cherché à maintenir intact le drapeau de l’émancipation des ouvriers. Entre les hommages convenus (les morts sont tous des braves types), les règlements de comptes qui circulent ici et là, et le plus souvent le silence de la grande presse qui se contente de rappeler les 0,38% du candidat Pierre Boussel à la présidentielle de 1988 ou le passage de Lionel Jospin dans les rangs de l’OCI, ancêtre du CCI, le noyau dur de l’actuel « Parti des Travailleurs ». Nous avons passé une bonne partie de notre vie sous la bannière du trotskysme, nous avons milité et exercé des responsabilités dans l’OCI, jusqu’au début des années 80 et nous continuons de penser qu’ont eu raison ceux qui ont refusé et la soumission à la dictature du capital - même sous ses formes « social-démocrates » - et le ralliement au stalinisme ou à ses variantes tropicales ou asiatiques. Comme nous ne regrettons ni la guerre froide, ni l’effondrement du mur de Berlin, nous ne regrettons pas non plus d’avoir milité, souvent bien seuls à l’époque, pour la défense des opposants en Union Soviétique, quand le gros de la gauche et de l’extrême gauche se taisait pour ne pas énerver les « camarades » staliniens et leurs chefs qui officiaient à Moscou. Nous n’avons pas oublié qu’à la trahison du puissant mouvement ouvrier de mai 1968 en France a répondu l’écrasement du printemps de Prague par les chars de la contre-révolution stalinienne. Bref, nous n’avons aucune espèce de raison de rejoindre la cohorte de ceux qui crachent sur le trotskysme, soit parce qu’ils ont été des adorateurs du président Mao, soit parce qu’ils ont décidé de quitter la tenue militante pour les lambris des palais de la république ou le petit monde branché de ceux qui font l’opinion.

Il faut pourtant constater que le trotskysme, s’il peut faire valoir quelques titres de gloire, et peut se targuer, en certains moments, d’avoir « sauvé l’honneur » du mouvement ouvrier, n’a pas réussi à construire une véritable alternative à la social-démocratie et au stalinisme. La Quatrième Internationale proclamée par Trotsky en 1938, quand il était « minuit dans le siècle » [1] n’a jamais dépassé le stade groupusculaire. Les quelques partis qui commençaient à devenir des partis de masse rompaient généralement très vite avec des secrétariats internationaux ou des secrétariats unifiés spécialisés dans les adresses au prolétariat mondial, plus prompts à lancer des excommunications qu’à rassembler les ouvriers et les paysans. La situation française est de ce point de vue emblématique. Il y a trois « grosses » organisations trotskystes - grosses relativement à l’état groupusculaire du trotskysme dans les autres pays d’Europe - qui se partagent le « marché » du marxisme révolutionnaire. Lutte Ouvrière, qui a très longtemps hésité à se réclamer du trotskysme est connue pour son sectarisme, ses mœurs politiques et sa capacité à osciller sur des positions toutes plus extravagantes les unes que les autres ; après avoir pendant des années proclamé que le PS et la droite étaient la même chose, contre l’évidence, les amis de Mme Laguiller font aujourd’hui la cour à des socialistes qui mettent un acharnement digne d’une meilleure cause à ressembler à la caricature que LO faisait d’eux... La LCR (section française du Secrétariat unifié de la Quatrième internationale, mais oui !) se prépare à se saborder pour faire place à un parti « anticapitaliste » qui ne sera pas trotskyste mais guévariste (Besancenot dixit). Quant au courant « lambertiste », après avoir échoué dans sa tentative de construire à marche forcée un parti trotskyste de 10.000 membres, dans les années 80, il s’est rabattu dans la construction d’un parti non trotskyste fondé sur « la lutte des classes » et un républicanisme bon teint qui nous éloigne fort de la « révolution permanente » théorisée jadis par l’organisateur de l’Armée Rouge. Si on quittait la France, le tableau ne serait pas plus reluisant, loin de là. Le principal groupement trotskyste britannique a explosé, laissant le terrain à des communautaristes invétérés qui voient dans l’Islam la nouvelle idéologie révolutionnaire anti-impérialiste. Le trotskysme allemand est quasi inexistant. En Italie, il a partiellement trouvé refuge dans le PRC de Bertinotti, parti membre de la coalition Prodi. En Amérique Latine où le trotskysme a parfois eu un impact important - en Bolivie, en Argentine, au Brésil - la situation exceptionnelle de mouvements sociaux et le radicalisme politique anti-impérialiste des dernières années a laissé sur le bord du chemin les groupes trotskystes qui, plus divisés que jamais, se contentent souvent de faire des commentaires.

Pourquoi ce courant qui a été capable d’attirer à lui des dizaines et des dizaines de milliers de militants, courageux, formés à la lutte politique, dévoués souvent au-delà du raisonnable, a-t-il été incapable d’accoucher d’autre choses que ces éternelles batailles de petits groupes impuissants ? Jusqu’à présent, les militants qui ont tenté de répondre à ces questions ont travaillé dans deux directions : 1° les erreurs d’analyse ou de stratégie en quelques moments décisifs et 2° les mauvaises méthodes des dirigeants. Sachant d’ailleurs que chaque courant, chaque faction abuse de la propension naturelle a renvoyer la responsabilité sur les autres. Ainsi les « lambertistes » dénonçaient-ils les « méthodes » de Pablo et les « pablistes » et assimilés s’en prenaient aux « méthodes » de Lambert. Un historien de grande valeur comme Pierre Broué n’a jamais pu pousser l’analyse au-delà de la mise en cause du rôle pernicieux du « zinoviévisme » dans le mouvement trotskyste. Mais ni les erreurs d’analyse ni les fautes des dirigeants ne suffisent pour expliquer l’échec d’un mouvement qui se présente lui-même comme l’expression d’un mouvement historique destiné à submerger la vieille société et les appareils bureaucratiques qui la protègent. Évidemment, les responsabilités individuelles sont importantes, comme sont importants les phénomènes de bureaucratisation qui touchent tous les partis, même minuscules et nous essaierons d’en rendre compte. De même il faudra nous interroger sur quelques moments clés de l’histoire du trotskysme et de l’histoire tout court - qu’on songe à la deuxième guerre mondiale qui devait, pour Trotsky être le test décisif. Mais plus fondamentalement, nous essaierons de comprendre que c’est la théorie de « l’avant-garde révolutionnaire » du prolétariat qui doit être mise en cause. Avec elle, c’est le bilan de faillite du « marxisme orthodoxe » qu’il faut commencer à tirer.

Nous sommes à un tournant de l’histoire de notre pays et sans doute de l’histoire mondiale. Pour les gens de notre génération, ceux qui ont commencé à militer à la fin des années 60, ceux qui maintenant se demandent ce qui restera de cette histoire, de nos combats, de nos certitudes et de nos illusions, et qui pourtant ne veulent pas renoncer et rejoindre la cohorte des écœurés, des déçus, des cyniques et des arrivistes, il n’est pas de tâche plus importante que de faire place nette, c’est-à-dire de tirer au clair les enseignements de notre histoire pour tenter d’en faire bénéficier ceux qui viendront après nous.

vendredi 25 janvier 2008, Denis COLLIN, Jacques COTTA


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