L’individu en régime néolibéral

dimanche 13 janvier 2008.
 

Le libéralisme contemporain a soumis la liberté fondamentale de l’individu à la liberté débridée du marché, bafouant les droits les plus élémentaires de la personne. Claude Calame [1] se réfère à la Déclaration des droits de l’homme pour redonner tout son sens à la notion d’individu.

« Le rêve américain, c’est la liberté d’être un homme libre », Johnny Hallyday (20 Minutes du 12 novembre 2007, rubrique « Culture »...).

« Je ne le répéterai jamais assez : la clé absolue, la liberté d’un pays, c’est sa compétitivité », Jacques Attali (Le Point, 22 novembre 2007).

Propriété privée, police privée, sphère privée, société privée, secteur privé : issu du libéralisme du siècle des Lumières, le régime idéologique dominant a restreint la définition de l’individu au seul domaine du privé. Voiture individuelle contre transports publics, assurance privée contre Sécurité sociale, salaire au mérite contre classes salariales, l’individu ne pourrait exercer la liberté qui le fonde en tant que tel que s’il est affranchi des contraintes du secteur public. Certes, l’individu moderne, tel qu’il est consacré par la Déclaration universelle des droits de l’homme (DUDH), jouit de la liberté de pensée, de conscience et de religion ; c’est dire qu’on lui attribue la liberté de disposer de sa personne.

Définissant l’individu en tant que personne, cette liberté fondamentale ne peut se réaliser sans s’appuyer sur un certain nombre de droits. Ces droits assurent à l’individu, homme ou femme, l’égalité civique, la personnalité juridique, la liberté de ses choix politiques, culturels et religieux : des droits universellement partagés. Mais est-ce bien suffisant ? Donnant les règles du marché comme fondement de toute communauté humaine, ayant érigé le profit capitaliste en motivation première de l’action des femmes et des hommes, le libéralisme contemporain a pratiquement réduit les libertés imprescriptibles définissant l’individu à l’unique liberté du commerce. Seules les lois du marché seraient aptes à organiser les sociétés humaines. Avec trois conséquences essentielles :

Soumise à la loi du profit, l’activité salariée et productive est envisagée dans la seule perspective de la performance et de la rentabilité immédiate, par l’individualisation et la précarisation des conditions de travail ; échappant au salarié, les gains de productivité sont redistribués selon le principe de la propriété privée (du capital).

À l’autre bout de la chaîne productive, le même individu est transformé en sujet consommateur, soumis à un battage publicitaire d’autant plus efficace qu’il s’appuie sur les technologies de l’information et de la communication les plus avancées pour créer des besoins matériels dépassant largement les besoins de base (alimentation, éducation, santé, selon la DUDH).

Soumis à la concurrence et à la rivalité par les exigences de la compétitivité, l’épanouissement des capacités individuelles et la constitution de l’individu en personne conduisent à une hypertrophie du moi et à la dissolution de la psychologie des profondeurs en une complaisance égocentrée d’ordre souvent psychotique.

Aliéné dans la consommation et la précarisation, en quête d’identité, l’individu contemporain a désormais les yeux rivés sur le taux de croissance, quand ce n’est pas sur l’indice boursier, seul espoir d’une amélioration pour un cadre de vie dont on entend soumettre tous les paramètres à la marchandisation, territoire inclus : à l’« urbain diffus » provoqué par l’habitat individuel et la voiture privée, s’ajoute l’invasion du hangar avec les énormes surfaces consacrées à l’entreposage, à la circulation et à la distribution des biens de consommation. Dans un système économique et social dépendant désormais du seul productivisme, on refuse d’admettre que la croissance a des coûts écologiques et humains exorbitants.

Tout en épuisant les ressources matérielles de la planète, tout en modifiant gravement son équilibre écologique, l’impératif de la croissance porte à en exploiter les ressources humaines. Pour répondre à la frénésie consommatrice d’un individu dont l’émancipation semble désormais dépendre de la satisfaction de besoins matériels créés, la partie la plus défavorisée de l’humanité est contrainte de produire des objets de consommation dans des conditions souvent proches de l’esclavage ; et les plus puissants n’hésitent désormais plus à recourir à une guerre de type néocoloniale pour contraindre qui ne se soumettrait pas aux règles du marché mondialisé, imposées par les grandes institutions financières que l’on connaît.

Le dévoiement des libertés définissant l’individu-citoyen au profit du seul développement économique et de la seule liberté du commerce conduit finalement à la négation des droits sur lesquels est fondée l’identité de l’individu libéral moderne. Dans le passage de l’individu abstrait à l’individu concret et singulier, la liberté érigée en fin absolue d’une pensée unique ne peut s’exercer que par le pouvoir d’une minorité, au grave détriment des autres.

Or, précisément à l’issue du siècle des Lumières, Herder avait déjà fait remarquer que l’homme naît dans un état d’incomplétude qui se prolonge pendant toute sa carrière ; et bien avant l’idéalisme romantique, Prométhée montrait sur la scène attique l’état de dénuement de l’être humain avant qu’il ne puisse bénéficier des différents arts techniques inventés par le héros civilisateur. Sans doute l’homme naît-il en tant qu’individu dans son incomparable singularité, mais il naît en homme incomplet qui ne peut survivre et se construire qu’en interaction avec ses proches : interaction sociale, interaction culturelle. En termes plus récents de neurosciences, on pourrait dire que l’homme naît avec de remarquables capacités d’intelligence pratique, mais que ces puissances ne sont activées qu’en contact avec l’environnement naturel et humain : telle serait la leçon à tirer d’une plasticité neuronale dont la réalisation requiert le travail collectif de la culture, dans l’artefact, dans le lien social, dans la manifestation symbolique. Les processus de subjectivation, d’émancipation, de réalisation de soi sont donc, paradoxalement sans doute, des processus d’ordre collectif et social ; la constitution de l’individu en personne avec son intériorité et sa profondeur psychique n’est possible que par la contribution déterminante de nos différents et indispensables cercles d’appartenance, familial, professionnel, politique, culturel, dans une identité composite, partagée entre le singulier et le collectif.

Dans la modernité néolibérale occidentale, il est devenu de bon ton de dénigrer tour à tour les services publics, les solidarités syndicales, les engagements humanitaires, l’entretien des institutions de l’État par la cotisation et par l’impôt. Pourtant, dans le paradigme démocratique consacré par la Déclaration universelle des droits de l’homme, l’exercice des libertés individuelles est adossé à des droits sociaux. Désormais totalement ignoré, son article 22 est à cet égard transparent : « Toute personne, en tant que membre de la société, a droit à la sécurité sociale ; elle est fondée à obtenir la satisfaction des droits économiques, sociaux et culturels indispensables à sa dignité et au libre développement de sa personnalité, grâce à l’effort national et à la coopération internationale, compte tenu de l’organisation et des ressources de chaque pays. » Et ceci non sans affirmer, à la suite, le droit à l’alimentation et au logement, le droit à l’éducation, le droit au travail, le droit aux soins sanitaires ; et non sans avoir relevé en conclusion que la pratique des libertés de l’individu connaît les limitations imposées par la liberté d’autrui et qu’elle implique des devoirs envers la communauté sans laquelle le développement de la personnalité ne serait pas possible (article 29).

La construction et l’émancipation de l’individu se fondent non seulement sur la propriété sociale, mais avant tout sur la constante collaboration collective, sur la négociation interactive et sur la construction culturelle ; ce seraient là les moyens de se libérer des discriminations entraînées par l’émiettement des institutions sociales par l’effet de la marchandisation financière quand ce n’est pas par la destruction guerrière (Palestine, Irak, Afghanistan, etc.) ; ce seraient là les moyens de se réapproprier et de réinventer les réseaux sociaux.

Peut-on s’en contenter ? Le libéralisme économique et financier vide l’exercice démocratique de son sens. Si l’on veut bien tolérer une référence marxiste (elle aussi objet de tous les dénigrements), le dogme libéral a substitué à la valeur d’usage la valeur d’échange ; il a subordonné le politique à l’économique tout en provoquant la désaffection de la pensée sociale. Soustraite à la loi du profit, une économie sociale ne peut être que gérée par des instances de conception et de décision démocratiques, à réélaborer dans le sens de la coopérative et de l’autogestion ; cela implique, d’une part, de revisiter en anthropologue une conception de l’individu trop marquée par l’histoire de l’Occident, et, d’autre part, de tourner le dos en citoyen au modèle imposé par le capitalisme financier mondialisé. Ne l’oublions pas : la liberté de Johnny, c’est de faire de la moto aux États-Unis et de se soustraire à l’imposition en Suisse...

Sans être un admirateur de la démocratie athénienne, réservée à une élite de citoyens aisés, l’helléniste ne peut s’empêcher pour conclure de citer le Périclès mis en scène par Thucydide (2, 60, 2 ; plutôt que Jacques Attali...) : « J’estime en effet quant à moi que la cité sert mieux les particuliers si elle se redresse dans son ensemble que si elle prospère en chacun de ses citoyens en chancelant collectivement. »

Tribune de Claude Calame, paru dans le journal Politis du 4 au 9 janvier 2008, n°983.

[1] Claude Calame est directeur d’études à l’École des hautes études en sciences sociales.


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