Un directeur proxénète, des maltraitances et une trésorerie suspecte : quand le privé lucratif se mêle de protection de l’enfance

mercredi 8 octobre 2025.
 

Jeudi, un ex-cadre du groupe Tandem Educadis, qui accueille des enfants placés, a écopé de prison ferme pour avoir continué d’exercer malgré une condamnation pour proxénétisme. Mais ce dysfonctionnement en cache bien d’autres, au sein d’une entreprise qui prétend conquérir toujours plus de départements.

Voilà une « petite » condamnation qui éclabousse, par ricochet, beaucoup de monde. Jeudi 25 septembre, un ancien dirigeant de Tandem Educadis, groupe privé dont le business consiste à accueillir des enfants placé·es de l’Aide sociale à l’enfance (ASE), a écopé de trois mois de prison ferme devant le tribunal correctionnel de Niort (Deux-Sèvres), pour avoir pratiqué son activité en toute illégalité : une condamnation pour proxénétisme remontant à 2022 lui interdisait d’exercer dans la protection de l’enfance.

Bien qu’informé de ce casier, Tandem a non seulement gardé ce salarié dans ses rangs mais l’a promu, jusqu’à un poste de directeur général. « C’était un bon professionnel », maintient auprès de Mediapart le président fondateur du groupe, David Boyer-Durocher, un « self made man » parti de rien et désormais à la tête d’une véritable holding, avec des filiales dans chaque département conquis et une opacité entretenue savamment.

Sa spécialité : l’accueil d’enfants porteurs de troubles « psy » et de handicaps multiples, ceux que les départements – chargés de l’ASE en France – appellent « les cas complexes » et qu’ils ont un mal fou à prendre en charge, dans leurs foyers publics ou dans ceux confiés à des associations à but non lucratif.

Sur cette « niche », le groupe privé basé en Gironde n’a cessé de prospérer ces dernières années, décrochant des marchés dans six départements, et en ciblant toujours plus. Mais derrière cette réussite de vitrine, Mediapart a mis au jour une réalité peu reluisante.

Dans les Deux-Sèvres, d’abord, où a éclaté l’affaire du « directeur proxénète », la rupture de confiance est telle que le département vient de placer Tandem sous administration provisoire, le 12 septembre. D’après nos informations, des alertes sur des cas de maltraitance s’entassaient depuis un an.

Ailleurs, des soupçons ont émergé sur un usage inapproprié de fonds publics. Ainsi, Mediapart a découvert que le département des Landes, au côté de celui de la Gironde, avait saisi la justice, s’inquiétant de possibles infractions financières.

D’une façon générale, l’essor du privé lucratif affole désormais jusqu’à l’Assemblée nationale, où la commission d’enquête sur les dysfonctionnements de la protection de l’enfance a préconisé, en avril dernier, que l’État interdise à ce type de sociétés de gérer des structures d’accueil. Révélations sur un cas d’école.

Un directeur condamné pour proxénétisme

Avec son éternel jean et sa banane, Jean-Renaud B., la cinquantaine, a le costume des « éducs » et un gros bagou. En 2022, il gagne tout de même 4 500 euros par mois comme directeur de la filiale de Tandem en Charente-Maritime, où il encadre des mineur·es placé·es, souvent victimes de violences sexuelles. Or, au même moment, il comparaît pour proxénétisme devant la cour d’appel de Poitiers.

Des investigations ont en effet établi la véracité d’une dénonciation faite par son ex-femme après leur divorce : Jean-Renaud B. l’a poussée à se prostituer pendant des années, sur des sites d’escorts, encaissant des masses d’espèces qui lui ont permis de financer un train de vie incompatible avec ses revenus officiels (motos, 4x4, quads...). Son ex-épouse a ainsi déclaré avoir été contrainte de se procurer 15 000 euros en quinze jours pour l’achat d’un jet-ski.

Une autre ex-compagne ayant témoigné de pressions similaires, la cour d’appel souligne, dans son arrêt consulté par Mediapart, un « risque de récidive ». Et à l’été 2022, l’« éduc » écope d’une peine de neuf mois de prison avec sursis et de 15 000 euros d’amende.

Dès lors, la loi est claire : cette condamnation pour proxénétisme lui interdit toute activité dans le champ de la protection de l’enfance. Dûment averti par la justice, le département de Charente-Maritime transmet au patron du groupe la condamnation, puis en tire des conclusions pour son propre territoire : plus question d’avoir Jean-Renaud B. sur le terrain comme salarié de la filiale locale de Tandem.

Qu’à cela ne tienne ! David Boyer-Durocher bascule celui qu’il considère toujours comme « un bon professionnel » sur un poste rattaché au siège : l’ancien « éduc » est promu directeur du développement, soit « VRP » du groupe, chargé de décrocher des marchés auprès des collectivités.

Et c’est donc lui, en 2023, qui défend la candidature de Tandem dans les Deux-Sèvres, où un appel à projets est lancé pour 5 millions d’euros par an. Un beau pactole. Devant la commission d’appel d’offres du département, il fait le show sans mentionner, évidemment, son casier. « Il a séduit en racontant qu’il avait “mangé du terrain”, raconte un témoin. D’une certaine manière, c’était spectaculaire. Mais lunaire sur le plan technique. »

Face à deux associations, Tandem est choisi. Et Jean-Renaud B. travaille à l’ouverture de plusieurs maisons, au contact direct d’adolescent·es ultrafragiles.

« [Son transfert au siège] équivalait pour moi à une interdiction de contact avec les enfants, mais je n’ai pas formalisé cette interdiction par écrit, concède aujourd’hui le président du groupe auprès de Mediapart. C’est une erreur de jugement [...]. Fort heureusement – et c’est le principal –, il ne s’est rien passé de dommageable pour les enfants. »

S’en est-il assuré par une enquête interne ? « Non, reconnaît David Boyer-Durocher. Mais nous n’avons eu aucune remontée. » Pourquoi donc s’inquiéter ? Le boss est si à l’aise avec le sujet que des discussions avaient été entamées avec le Maine-et-Loire, début 2025, sur un projet d’accueil de mineur·es victimes d’exploitation sexuelle. Des pourparlers désormais rompus.

Dans les Deux-Sèvres, en tout cas, c’est de manière inopinée que des juges des enfants de Niort ont découvert le casier de Jean-Renaud B., en octobre 2024, au cours d’un contrôle surprise dans un foyer de Tandem, où ils l’ont vu débarquer. L’individu faisant mauvaise impression, ils ont vérifié ses antécédents. Et signalé illico la situation au procureur de Niort, qui a diligenté une enquête – celle qui a débouché sur la condamnation de l’intéressé, ce jeudi, après un procès en juillet dernier.

C’est une trahison.

Outre l’incurie des dirigeants de Tandem, ces investigations ont aussi révélé des « manquements », au niveau du département des Deux-Sèvres, dans le contrôle des antécédents des professionnel·les de l’enfance, selon une synthèse des gendarmes consultée par Mediapart.

Dans la procédure, les enquêteurs se sont en effet interrogés : comment se fait-il que le département, qui a la responsabilité des vérifications sur les salariés de ses opérateurs, n’ait jamais tiqué sur le casier de M. B. ? La solution est enfantine : il ne l’a jamais contrôlé.

Auditionnée par les gendarmes, la directrice du service concerné a d’abord contesté qu’une telle mission incombait à ses équipes, s’agissant d’un dirigeant rattaché au siège du groupe, et non à sa filiale des Deux-Sèvres. Puis elle s’est ravisée : en fait, le département aurait bel et bien adressé une demande à Tandem pour obtenir les éléments d’identité nécessaires à la vérification du pedigree du salarié. Mais l’entreprise aurait refusé de les transmettre. « [La directrice] n’est pas en mesure de produire de document attestant de cette demande », soulignent les enquêteurs.

Et ce n’est donc qu’à l’occasion du procès public de Jean-Renaud B., en juillet, que le département découvre officiellement le contenu du « fameux » casier.

Aujourd’hui, sa présidente, Coralie Denoues (centre droit), dénonce, dans la presse locale, « une trahison » de la part de Tandem. Mais il aura tout de même fallu un mois et demi, après le procès, pour que la collectivité mette l’opérateur privé sous administration provisoire, seul moyen de reprendre la main et de « sécuriser l’accompagnement des enfants ». Pourtant, depuis le début du marché, attribué en janvier 2024, il y avait matière à s’inquiéter, avec des alertes de natures diverses dans plusieurs territoires.

Des soupçons de maltraitances dans les Deux-Sèvres

Très vite, de nombreuses informations dites « préoccupantes » sont remontées au département, adressées officiellement par des partenaires de confiance de l’ASE des Deux-Sèvres (Éducation nationale, instituts médico-éducatifs, etc.). Elles évoquent non seulement des négligences et des agressions entre enfants mal gérées, mais aussi des violences commises par des salarié·es sur des mineur·es.

« Carences d’hygiène et éducatives du lieu de vie Tandem », écrivent par exemple des agent·es d’un collège, au printemps 2025. Dans le détail : une élève est arrivée sans « culotte, ni protection […] alors que c’est une jeune incontinente » et qu’elle a besoin de couches. Ses chaussures étaient « dans un état déplorable », ses semelles trouées, son pantalon trop court – au risque d’accentuer encore sa stigmatisation. Pis : un salarié de Tandem est venu lui apporter des médicaments qui étaient destinés à une autre.

Des confidences d’enfants placés sont couchées noir sur blanc, parlant de « balayettes » et de « clefs de bras », mais aussi de « coups de pied » et de « claques » qui seraient infligés par des adultes de Tandem.

Accusations mensongères ? Sous le sceau de l’anonymat, un·e salarié·e du groupe privé affirme à Mediapart : « Oui, on peut parler de gifles, de vêtures qui ne sont pas faites, de gamines qui partent [le matin] avec leurs règles sans protections, de rendez-vous médicaux pas honorés... Il y a de gros manquements partout. » Le nombre d’enfants autorisé par maison a parfois été dépassé.

En interne, on confie également qu’une mineure (d’au moins 15 ans), particulièrement vulnérable, aurait eu des relations sexuelles avec un éducateur – ayant donc autorité sur elle.

Questionné sur d’éventuelles enquêtes en cours liées à des violences au sein des foyers de Tandem, le parquet de Niort n’a pas répondu à nos questions.

400 euros par jour et par enfant

Avec un tarif de 400 euros par jour et par enfant, l’entreprise est pourtant censée fournir un encadrement de qualité, avec sa quarantaine d’employé·es réparti·es sur quatre sites. Les équipes, cependant, manquent cruellement de compétences. Fin 2024, dans l’un des foyers, seuls deux adultes sur douze étaient diplômés d’une formation post-bac dans l’accompagnement à la personne.

Dans un mail adressé à des dizaines d’interlocuteurs, le directeur de la filiale des Deux-Sèvres, Thibaud Ferreira, écrivait encore début septembre : « Nous sommes toujours déficitaires de quatre professionnels, des recrutements sont en cours mais de facto freinés par ma demande d’une qualification, si minimaliste soit-elle, dans le champ du médico-social. »

Arrivé au début de 2025, celui-ci insiste auprès de Mediapart sur « les délais très courts » dans lesquels Tandem a dû ouvrir ses quatre foyers, « impliquant parfois de s’engager sur des loyers très élevés, rognant de facto sur le prix de journée »... Et veut croire que des améliorations ont été récemment apportées.

S’agissant des maltraitances, le patron du groupe évoque « une enquête interne […] qui a débouché sur la réorganisation des équipes et le prononcé de sanctions ». Et David Boyer-Durocher de contester toute défaillance : « Je peux comprendre les interrogations du département et, dans une certaine mesure, ses reproches, dit-il. Mais rien qui justifie une “perte de confiance” au vu de la situation réelle. »

Des témoignages concordants de nature à laisser penser que la santé, la sécurité, le bien-être […] des mineurs accueillis [sont] menacés ou compromis.

Un rapport de contrôle du département

Pour sa part, le département des Deux-Sèvres se défend, auprès de Mediapart, d’avoir tardé à réagir et revendique des « contrôles inopinés », en octobre 2024, dans deux foyers de Tandem. Il était plus que temps.

En effet, dans un écrit interne consulté par Mediapart, l’agente chargée de ce contrôle exposait la raison de son déplacement en ces termes : « Des témoignages nombreux, circonstanciés et concordants de nature à laisser penser que la santé, la sécurité, le bien-être physique et moral des mineurs accueillis [sont] menacés ou compromis. »

À l’issue de sa visite, son rapport listait d’ailleurs une série de situations « pas du tout satisfaisantes » : « aucune démarche ERP [établissement recevant du public] effectuée » pour sécuriser les lieux avant l’ouverture de l’une des maisons ; « [la] procédure de traitement des évènements indésirables est en cours de construction » ; « aucune démarche formalisée n’est mise en place concernant la thématique de la sexualité »...

Dans la foulée, un « plan d’action » a bien été décidé, se défend le département auprès de Mediapart. Mais ni pénalités ni administration provisoire avant l’explosion du « cas Jean-Renaud B. ».

Au passage, nombre d’observateurs soulignent une incongruité : entre février et septembre 2025, pas moins de trois agent·es du département, issu·es de la direction chargée de la protection de l’enfance, ont rallié le groupe privé. Dont la chargée de mission ayant contrôlé Tandem et l’actuel directeur de la filiale, Thibaud Ferreira. Se défendant de tout conflit d’intérêts, ce dernier préfère considérer « cette transversalité comme un atout »...

En réalité, les Deux-Sèvres ne sont pas le premier département à se sentir trahis. Ces dernières années, plusieurs ont déjà décidé d’arrêter les frais.

Une enquête ouverte pour escroquerie

Dès 2022, le conseil départemental des Landes (classé à gauche) avait déclenché un audit, en raison d’« interrogations sur l’adéquation entre les prestations payées par le département et l’offre de services proposée aux enfants », explique la collectivité.

Or « il a démontré des flux financiers entre l’établissement [des Landes], la holding et des SCI [sociétés civiles immobilières] qui nous ont paru nécessiter d’alerter le parquet ». D’après nos informations, la justice a ainsi été saisie au printemps 2023. Et aujourd’hui, les Landes en ont définitivement terminé avec le privé lucratif.

Mais en Gironde aussi, Tandem a fâché le département. « Nous avons fait un contrôle qui nous a fait penser que la qualité de la prise en charge ne correspondait pas aux moyens qu’on octroyait, et que tout l’argent n’allait pas aux enfants », indique la collectivité. Et là encore, le procureur a été saisi.

Questionné par Mediapart, le parquet de Bordeaux confirme l’ouverture d’une enquête préliminaire des chefs d’« abus de biens sociaux », « abus de confiance » et « escroquerie », confiée à la brigade financière : « Des vérifications et investigations sont en cours. »

Rien ne garantissait que l’argent avait servi uniquement aux missions de service public pour lesquelles il avait été versé.

L’administrateur provisoire désigné par la Gironde

En parallèle du judiciaire, la Gironde a été le premier département, en janvier 2024, à placer deux filiales locales de Tandem sous administration provisoire, pour un an, « le temps de trouver un lieu pour chaque enfant » et d’y voir clair dans les comptes.

L’administrateur désigné s’est alors heurté à une certaine opacité. « À l’époque, le département de Gironde versait un peu plus de 400 euros par enfant et par jour, depuis plusieurs années, et moi, la dépense que je constatais [dans les comptes] était plutôt de l’ordre de 280 euros, c’est-à-dire que le système générait structurellement de l’excédent », raconte Pierre-Vincent Guéret. Selon ses calculs, plus de 3 millions d’euros avaient été remontés dans la holding, grâce à des conventions de trésorerie.

« Cet argent public s’évaporait dans le groupe sans que je sache où ça allait et à quoi il servait. Sachant que le groupe n’intervient pas que sur des missions de service public... » En clair, aux yeux de l’administrateur, « rien ne garantissait que l’argent avait servi uniquement aux missions de service public pour lesquelles il avait été versé ».

Questionné à ce sujet, le patron du groupe rétorque qu’« il n’y a eu aucun détournement ». Selon David Boyer-Durocher , ces conventions et facilités de trésorerie entre filiales et holding n’ont qu’un objectif : « pallier [des] décalages de versements des financements publics ».

S’agissant de sa filiale girondine, aujourd’hui en « procédure de sauvegarde », elle se retrouverait certes « avec des fonds propres négatifs à plus de 1,2 million d’euros ». Mais à l’entendre, c’est le département qui lui devrait de l’argent.

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Parmi les « détails » qui intriguent : l’existence au sein du groupe d’un haras, baptisé du prénom de l’épouse de David Boyer-Durocher, un fana de courses hippiques. Or, dans les comptes des filiales girondines, l’administrateur provisoire a repéré « un achat-vente de cheval de course »...

Questionné par Mediapart, le patron de Tandem assure que « ce lieu avait pour projet la médiation animale [avec les enfants en difficulté] ». Malgré tout, précise-t-il, « ce haras est en train d’être détaché du groupe, qui est remboursé de son investissement ».

David Boyer-Durocher précise au passage qu’il a fait évoluer le statut de son groupe : « Nous sommes passés sous le régime particulier des entreprises de l’économie sociale et solidaire […], afin de mieux tenir compte de la spécificité de notre activité. » Pour autant, il n’en démord pas : « Le privé n’est pas en soi inconciliable avec la protection de l’enfance. » Le législateur a encore tout loisir d’en décider autrement.

Mathilde Mathieu


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