![]() |
La décision est historique, et le revers judiciaire majeur pour l’ex-président d’extrême droite. Jeudi, une majorité s’est dessinée parmi les juges : quatre des cinq magistrats l’ont jugé coupable d’une tentative de putsch à la suite de sa défaite aux élections de 2022.
Le verdict est tombé. Jair Bolsonaro est coupable de tentative de coup d’État, ses sept complices aussi. Après cinq jours de procès, les juges ont commencé à voter en début de semaine et une majorité s’est formée jeudi après-midi. La peine associée à cette culpabilité a été prononcée dans la soirée, avec un jour d’avance. Elle est lourde : vingt-sept ans et trois mois de prison.
Dans certains coins de la capitale, la décision a provoqué une explosion de joie. Des centaines de Brésilien·nes en délire, comme Camila, sont sorti·es dans la rue pour célébrer ce jugement historique de la Cour suprême : « J’ai l’impression de sentir un peu le goût de la justice. Après cet attentat contre la démocratie, c’était super important d’avoir cette condamnation contre tous ceux impliqués. Maintenant, c’est jour de fête, c’est carnaval, c’est un jour symbolique ! »
Intraitable, Alexandre de Moraes, le rapporteur et premier juge à s’exprimer mardi 9 septembre, avait donné le ton : « Nous sommes presque retombés dans une dictature, comme celle qui a duré plus de vingt ans, juste parce qu’une organisation criminelle, constituée par un groupe politique, ne sait pas perdre une élection. »
Cinq heures durant, il a replongé le pays dans le détail du plan des conjurés : du premier live vidéo de Bolsonaro en 2021, attaquant la légitimité du scrutin à venir, à l’utilisation de forces de police pour bloquer des électeurs et électrices lors des opérations de vote en octobre 2022, jusqu’aux réunions avec les chefs des armées et aux émeutes du 8 janvier 2023, en passant par le plan « poignard vert et jaune » qui prévoyait l’assassinat d’Alexandre de Moraes lui-même et celui de Lula.
Un seul des magistrats a profondément divergé de ses collègues, considérant Jair Bolsonaro et cinq autres accusés innocents des cinq chefs d’accusation qui pesaient sur eux : coup d’État, abolition de l’État de droit démocratique et association de malfaiteurs, le reste étant lié aux destructions des émeutes du 8 janvier. Les quatre autres juges, eux, ont voté dans le même sens que le rapporteur.
Pour avoir de meilleures possibilités de recours, Jair Bolsonaro aurait dû bénéficier d’au moins deux votes favorables. Déjà en détention à domicile dans le cadre d’une autre affaire, il devrait être incarcéré probablement d’ici au mois de novembre, une fois les recours épuisés.
Dans la soirée de jeudi, en face de la maison de Jair Bolsonaro, un pasteur hurlait, perché sur un camion équipé de haut-parleurs. Une trentaine de militants, l’air abattu, se sont rassemblés en soutien. Après le choc de la condamnation, il ne leur reste que la prière et un sentiment de révolte, à l’image de Wilson : « Il y a de la révolte, de la tristesse, un sentiment d’impuissance… Comment peut-on avoir une Cour suprême qui ne fait que persécuter ? »
« AP 2668 », nom technique de l’action pénale, ne rend pas justice à ce procès historique. La salle non plus. Tout se passe à quelques dizaines de mètres à l’arrière du tribunal de Brasília, un bâtiment monumental où se trouve la salle plénière, dans une annexe où officie la primeira turma, la première chambre, composée de cinq juges sur les onze que compte la Cour suprême. Ce petit amphithéâtre bas de plafond, à dominante bleue, ne transpire pas la solennité. Aucun des accusés n’a d’ailleurs fait le déplacement.
Et pourtant, tout était historique. C’est la première condamnation d’un chef d’État pour des crimes aussi graves, à l’issue d’une procédure tenue à une vitesse sans précédent pour le rythme judiciaire, qui a reposé en bonne part sur la collaboration inédite d’un militaire avec la justice, celle de l’ancien aide de camp de Jair Bolsonaro, acteur essentiel du projet putschiste.
Les mesures de sécurité ont été draconiennes – moins par crainte de manifestations violentes que par celle d’un acte isolé. Afin d’éviter toute agitation au Congrès, le Parlement du Brésil, les séances de la Chambre des député·es sont cette semaine réalisées à distance. Mais surtout, dans une histoire nationale jalonnée de quatorze coups d’État, « pour la première fois, il y a une réponse à un putsch », a déclaré Jandira Feghali. Issue du Parti communiste du Brésil (PCdoB), qui a lutté contre la dictature militaire de 1964 à 1985, elle a tenu à accompagner le procès.
« Il ne faut pas d’amnistie, a-t-elle ajouté. Ce n’est pas une question de droite ou de gauche mais de défense de la démocratie. » Car la justice n’a pas terminé son travail que la politique a déjà repris ses droits. Dans l’immédiat, les possibilités de recours Jair Bolsonaro sont minimales. Pour s’en sortir, il ne peut plus compter que sur ses alliés à la Chambre des député·es. Ceux-ci sont prêts à s’appuyer sur les explications de vote du juge Luiz Fux, exprimées mercredi 10 septembre.
Après avoir montré un certain agacement durant les premiers votes, Luiz Fux s’est en effet lancé dans une longue digression, déclarant avec force « l’absolue incompétence de la Cour suprême pour juger ce procès ».
Il a embrassé non seulement toutes les thèses de la défense mais également des thèmes chers à l’extrême droite, attribuant notamment à Lula une responsabilité dans le coup de couteau qu’a reçu Jair Bolsonaro durant sa campagne en 2018. Il a également remis en cause de nombreuses jurisprudences de la Cour suprême, y compris certaines qu’il avait lui-même votées.
Luiz Fux a même rejeté l’existence d’une tentative de coup d’État, allant au-delà des espérances de la défense, qui la reconnaissait mais tentait simplement de prouver que son client n’était pas concerné. Au bout du compte, il a préféré condamner l’aide de camp de Jair Bolsonaro et le général Braga Netto, vice-président sur le ticket présidentiel en 2022, pour tentative d’abolition de l’État de droit, mais absoudre l’ex-président des cinq chefs d’accusation qui pesaient sur lui.
Sur leurs sièges, les avocats de la défense de Jair Bolsonaro étaient visiblement soulagés. Lors d’un intervalle, l’un d’eux s’est dit « positivement surpris », ajoutant que ce vote « avait lavé leurs âmes ». Seul, ce verdict n’a aucune incidence juridique. Il s’agit cependant d’une offrande politique faite à l’opposition de droite.
Des députés bolsonaristes, comme le député Luciano Zucco (Parti libéral), membre de la troupe de choc de l’ex-président, se sont précipités devant la Cour suprême pour commenter la situation. « L’amnistie doit être mise à l’agenda du jour de la Chambre des députés maintenant ! Le vote du juge Fux a mis à terre ce cirque juridique ! », ont-ils affirmé. Les présidents des deux chambres du Congrès s’y refusent pour l’instant, le projet étant anticonstitutionnel, mais la pression s’intensifie.
« Ces longues heures d’argumentation n’ont servi qu’à donner des munitions pour l’opposition. Il semble avoir fait exprès de créer un climat de méfiance en revenant sur des thèmes déjà tranchés par la Cour », se désole le député du Psol (Parti socialisme et liberté), Ivan Valente, torturé durant la dictature et venu assister sur place au procès.
L’argumentaire de Fux pourrait aussi tendre les relations au sein de la Cour suprême. Le lendemain de son vote, la réponse de ses collègues s’est d’ailleurs faite féroce. Ils n’ont pas hésité à revenir sur nombre de ses arguments, parfois à les ridiculiser, sous l’œil d’un influent juge de la deuxième chambre venu montrer son soutien. Bouillonnant sur son siège, Luiz Fux en est devenu tout rouge.
À peine le verdict tombé, les soutiens de Jair Bolsonaro l’ont vertement critiqué. Mais sur le long terme, ils espèrent que ces divergences fourniront une base pour contester, dans le futur, la compétence de la Cour pour juger ce cas et faire annuler la condamnation. Ils parient sur un changement de vent politique pour libérer leur champion. « Le grand objectif du bolsonarisme est d’imposer ce thème de l’amnistie devant tous les autres et de transformer les élections de 2026 en plébiscite sur Bolsonaro », estime Creomar de Souza, analyste politique à Brasília.
Monopoliser l’attention politique permet aux soutiens de l’ex-président de tenter de convaincre le centrão, ces parlementaires sans réelle idéologie mais essentiels pour faire basculer une élection et gouverner le pays, qu’ils sont des vainqueurs en devenir.
« Finalement, ce n’est pas tant ce jugement qui pourra affecter à long terme l’avenir politique de Jair Bolsonaro, mais bien les résultats aux élections. Si elles sont un échec pour ses soutiens, cela pourrait le mener à un certain isolement. Par contre, en cas de victoire, ils pourront davantage faire pression sur le pouvoir judiciaire », continue Creomar de Souza.
En plus de ses alliés sur la scène brésilienne, Jair Bolsonaro compte sur les États-Unis, qui suivent de près ce jugement.
L’extrême droite s’organise spécifiquement pour tenter de s’emparer du Sénat, ce qui lui permettrait de peser directement sur la Cour suprême, notamment en menaçant ses membres d’impeachment. De leur côté, les prétendants à la succession de Jair Bolsonaro, conscients de la nécessité d’être adoubés par le clan pour en récupérer les électeurs et électrices, devraient radicaliser leur discours en ce sens. Le prochain président pourra nommer trois juges à la Cour durant son mandat.
En plus de ses alliés sur la scène brésilienne, qui continueront de le soutenir tant que cela s’avèrera payant, Jair Bolsonaro compte sur les États-Unis, qui suivent de près ce jugement. Donald Trump, qui a déclaré, en apprenant le verdict, « que c’est très similaire à ce qu’ils ont voulu [lui] faire », avait déjà pris des sanctions fortes en imposant depuis plus d’un mois des tarifs douaniers de 50 % sur certains produits, et des sanctions individuelles envers le juge Moraes.
Le juge Flavio Dino a eu beau répéter que la Cour ne se laisserait pas influencer par une puissance étrangère, rien n’y a fait. Et cela pourrait empirer maintenant que la peine a été prononcée, avec des mesures contre d’autres juges et contre l’épouse d’Alexandre de Moraes. Le chef de la diplomatie américaine, Marco Rubio, s’en est ainsi pris à la justice brésilienne sur son compte X, annonçant après la condamnation que « les États-Unis [allaient] répondre à la mesure de cette chasse aux sorcières ».
Ces déclarations toujours plus provocantes ont jusque-là bénéficié à Lula sur le plan politique. En titillant la fibre nationaliste brésilienne, elles lui permettent de mobiliser et d’élargir sa base de soutiens.
Jean-Mathieu Albertini, Mediapart
| Date | Nom | Message |