Les restaurations du capitalisme en ex-URSS, en Europe de l’Est et en Chine

lundi 1er août 2005.
 

Texte soumis au vote du CEI de la IVe Internationale de février 2002, en remplacement de la partie de la résolution sur la situation mondiale, sur les mêmes sujets. Mathieu (LCR France)

Dix ans après la chute du mur de Berlin et de l’URSS, notre congrès mondial doit tirer les leçons essentiels des processus inédits de restauration du capitalisme en ex-URSS, en Europe de l’Est, en Chine et en Indochine. Il nous faut non seulement mettre à jour notre théorie en tenant compte de ce que ces 10 années nous révèlent des formations sociales concernées, mais aussi redéfinir les objectifs politiques de solidarité avec les travailleurs et les peuples de ces pays. Tout converge pour définir les états et les gouvernements comme intégrés au capitalisme, et cesser de considérer, tant en Chine qu’en Russie ou en Europe de l’Est, qu’il s’agit encore d’ « états ouvriers » même « très dégénérés », ou de « sociétés post-capitalistes ». Les processus de restauration ont suivi des chemins très différents, en ex-URSS ou en Chine. Mais dans tous les cas, le processus est avancé, la propriété privée domine, et son extension guide la politique de l’ancienne bureaucratie qui se transforme en nouvelle bourgeoisie.

1) La bureaucratie s’est tournée, dans les années 80, vers la restauration du capitalisme

L’explication de la chute du stalinisme en URSS ne peut se réduire à une compétition économique entre deux systèmes, gagnée par l’impérialisme ; Certes, le conservatisme des rapports de production bureaucratiques a vite épuisé l’illusion d’un rattrapage du niveau de vie de l’immédiat après-guerre, et a mis en évidence la stagnation économique de ce système bâtard et sans cohérence à long terme. Ce constat juste est cependant insuffisant dans la mesure où il escamote deux éléments essentiels, mais différents l’un de l’autre : - d’un côté, de puissants mouvements populaires rejetant les dictatures staliniennes - de l’autre le rôle joué volontairement par la nomenklatura aspirant à la restauration capitaliste, et les raisons qui l’ont amenées à ce choix. Ces deux éléments essentiels sont absents du texte voté par le CEI

* La dictature bureaucratique a entraîné l’économie étatisée à la faillite complète, au point d’être incapable de satisfaire les besoins élémentaires et de garantir ce qui pouvait apparaître comme des acquis de la période antérieure. Mauvaise qualité des produits, pénurie des biens de consommation pour la masse d’une population qui n’avait pas accès aux " magasins spéciaux " réservés à la nomenklatura ; Incapacité à suivre la compétition technologique et la modernisation des systèmes de production ; Coûts faramineux de la course aux armements : tous ces aspects inhérents au système bureaucratique ont mené à l’impasse. En même temps ils stimulaient un mouvement de rejet du régime, partant des revendications démocratiques et des revendications nationales des peuples opprimés.

*Dans le même temps, les tendances de la bureaucratie à conserver ou augmenter ses privilèges en passant à l’accumulation privée se sont accentuées, mettant en core plus en évidence son caractère prédateur. La minorité qui contrôlait et dirigeait l’économie de l’État bureaucratique accumulait des privilèges matériels. La prétendue " planification " sous la férule bureaucratique s’accompagnait de son corollaire, un développement de la corruption et de l’économie de l’ombre. En 1983, un rapport élaboré par des économistes proches de Gorbatchev estimaient la proportion des affaires illicites entre 6 et 20 % du PNB.

* Les réformes marchandes introduites par la bureaucratie tentaient de résoudre une contradiction insoluble. La bureaucratie s’enrichissait, mais sans la possibilité d’acheter, de transmettre, de posséder et de se lier au marché mondial. L’exemple des fortunes accumulées à l’Ouest stimulait les convoitises des bureaucrates. L’échec patent, au milieu des années 70 d’une planification basée sur l’exploitation intensive des ressources naturelles et de la force de travail, menait à la crise économique. Les " réformes " des années 70 et 80 visaient à injecter une dose limitée de capitalisme dans l’économie bureaucratisée. Le résultat fut une aggravation de la crise, explosant l’ancienne économie sans qu’une nouvelle, capitaliste, ait pu réellement prendre pieds, généralisant la corruption, la dissolution des acquis sociaux, une société à deux vitesses où la polarisation sociale s’accentuait. La dégradation des conditions de vie ne faisait que renforcer le rejet de ces régimes par les populations déjà privées de toute liberté démocratique. Au bout, il y avait Solidarnosc. La place décisive du mouvement de Solidarnosc, sa profondeur démocratique et autogestionnaire, son caractère de classe, ne peuvent être effacé par l’évolution ultérieure, réactionnaire, de la direction de Solidarnosc dans les années qui suivirent la défaite infligée aux travailleurs polonais par le coup d’État de Jaruzelski. On ne peut déprécier l’impact des événements en Pologne de 80/81, parce qu’ils n’ auraient pas explicité fait référence à un « socialisme démocratique ». Pourtant Solidarnosc devint le cauchemar des bureaucrates, les incitant à accélérer leur tournant restaurationniste. Convaincus qu’ils auraient les plus grandes difficultés à maintenir leur situation en se limitant à des réformes dans le cadre de l’économie Étatisée, ils en conclurent qu’il valait mieux se tourner vers le changement complet du système.

* On est alors passé de " tendances " à la restauration à un projet ouvert et délibéré au milieu des années 80. L’autonomie financière des entreprises, réforme clé de Gorbatchev à la fin des années 80, ouvrait la porte à l’indépendance des firmes, donc à la concurrence, et la loi du marché régissait de plus en plus la vie économique. Une propriété de groupe, variante de la propriété privée, où les directeurs d’entreprises avaient le droit de conserver une partie du bénéfice pour investir et verser des primes, contenait une logique de concurrence, mais les droits et pouvoirs de ces dirigeants d’entreprises restaient partiels. À terme la dynamique menait à la propriété privée des moyens de production, pour disposer du surproduit social, et établir les prix, les salaires, choisir les fournisseurs, établir des liens avec le commerce mondial, toutes choses incompatibles avec une étatisation bureaucratique. La bureaucratie s’est tournée dans les bras de l’impérialisme afin d’obtenir son aide dans la voie de la restauration, se transformer en bourgeoisie, avoir accès au marché mondial, notamment pour y vendre ce qu’elle volait en URSS et acheter de quoi satisfaire ses goûts de nouveaux riches. Les plus clairvoyants des bureaucrates commençaient dès ce moment à mettre en place des plates-formes financières dans les paradis fiscaux à l’Ouest, aptes à servir au transfert des ressources qu’ils pouvaient piller, sentant proche la fin de l’URSS et se préparant à la restauration.

* Le capitalisme n’a pas craint longtemps la compétition de ce système et les valeurs « sociales » dont il se réclamait. Le capitalisme savait depuis longtemps que la " compétition " était gagnée, et que les " valeurs " étaient bien plus souillées que défendues par ces régimes qui usurpaient la perspective du socialisme. Par contre, la bourgeoisie ne renonçait pas à la reconquête des marchés et à l’accès aux ressources de ces pays. L’offensive du libéralisme débutait au début des années 80 avec Reagan et Thatcher (et non après la chute de l’URSS). La pression économique de l’impérialisme a accéléré la décision, mais la restauration n’a pas été le fait d’une intervention militaire, ni de la conquête d’un capitalisme venu de l’extérieur, mais bien le fait de la bureaucratie elle même, de la minorité exploiteuse formée au sein de l’État bureaucratique, sentant son pouvoir et sa stabilité menacée. Ce processus était à l’œuvre au même moment dans les bureaucraties de l’ex-URSS comme en Chine ou au Vietnam. " Enrichissez vous " était la nouvelle consigne de Deng Tsiao Ping aux bureaucrates, marquant un tournant décisif dans la nature des réformes. D’une bureaucratie basant son existence sur les privilèges qu’elle tire de son monopole du pouvoir dans une économie étatisée, elle décide de passer à la recherche du profit privé et à l’accumulation de capital, elle veut se donner des droits de propriétaires à travers une économie de marché.

2) De puissants mouvements sociaux et démocratiques ont précipité la chute des dictatures

A ne retenir des années 80 que la seule image d’une compétition gagnée par l’impérialisme, on gomme le rôle essentiel des mouvements démocratiques de masse qui ont provoqué, avec une rapidité et une simultanéité remarquable, la chute du Mur de Berlin, celle de Ceausescu et des régimes staliniens en Tchécoslovaquie ou à Moscou en 91. Ce sont des événements venus d’en bas, et non provoqués par l’impérialisme. La nouvelle génération qui regarde les dix ans passés retiendra surtout que la chute des dictatures staliniennes fut accomplie par des mouvements de masse avec qui la solidarité était de mise.

Ils étaient l’aboutissement du profond rejet des dictatures staliniennes qui s’était manifesté dans des mouvements de masse puissants, pour les droits démocratiques et les droits des nationalités opprimées dans " la prison des peuples " ou dans le " glacis " d’Europe de l’Est. Si ce n’était pas " la " " révolution politique " tant attendue qui réouvrait un processus de transition au socialisme, c’était bien des révolutions démocratiques antidictatoriales qui ébranlaient l’ordre établi et entraînaient des revendications sociales contre la nomenklatura. L’impérialisme s’en est inquiété tout comme les bureaucraties, puis ils ont bénéficié de l’impossibilité pour ces mouvements, dans ces conditions historiques données, de passer du stade démocratique à celui d’un mouvement coordonné capable de créer une alternative de pouvoir socialiste et démocratique. Bien sûr il existait des illusions sur le « marché libre » dans les populations, d’autant que la classe ouvrière d’Europe de l’Ouest est restée relativement passive durant les années 90/95 où elle subissait de son côté les assauts du libéralisme. Mais ces illusions se sont vite dissipées. Restait entière la question des instruments à forger pour résister au libéralisme : une conscience de classe et des organisations indépendantes.

La chute des régimes staliniens est en fait le résultat de deux mouvements contradictoires : les mouvements de rejet des dictatures par les populations, le mouvement de la bureaucratie vers la restauration. On ne peut regarder ces révolutions démocratiques uniquement en les déplorant parce qu’elles n’ont pas abouti à une révolution socialiste, ni donné naissance à un nouveau pouvoir des travailleurs débarrassé des bureaucrates et du capitalisme.

3) En Russie, une restauration chaotique où se combinent pillage par la nomenklatura et faible investissement en capitaux impérialistes

Les premières mesures prises par Eltsine pour accélérer la restauration consistaient à supprimer les mécanismes de " planification " bureaucratique et diminuer les canaux d’investissement de l’État. Elles ont été accompagnées d’une brutale politique fiscale et monétariste, une thérapie de choc en accord avec les préceptes libéraux de la Banque Mondiale et du FMI. Les privatisations ont transféré, dans les faits, la propriété aux mains des bureaucrates et directeurs d’usine, mais souvent de manière formelle car il manquait la disponibilité d’un investissement massif de capital. Elles ont surtout servi à des opérations de dépeçage du potentiel économique, d’exportations sous-payées (engrais, minerais, pétroles.. et arsenal de l’armée, parfois bradés à 10 % de leur valeur), sur les comptes personnels à l’étranger des nouveaux riches. La Russie ne disposait pas des capitaux indispensables à la restauration capitaliste, et les investissements directs étrangers n’ont pas dépassé 7 milliards de dollars de 92 à 96 ( pas plus de 2 milliards par an, alors qu’ils étaient de 45 milliards par an en Chine) C’est ce fait majeur, combiné au pillage effréné par les bureaucrates, qui a entraîné la dégradation des conditions de vie et la chute de l’économie. La situation actuelle plonge ses racines à l’origine même d’une bureaucratie qui s’est bâtie sur le pillage pour assurer ses privilèges. Les profits des nouveaux riches obtenus par les manœuvres d’import-export et dans la spéculation financière sont massivement évacués à l’extérieur. La fuite des capitaux (140 milliards de dollars " envolés " en six ans de réforme) n’est que partiellement " équilibrée " par les prêts du FMI et de la BM, dont une partie s’évapore à son tour. Elle s’est accompagnée dans ces conditions par la croissance d’une économie de type maffieux appuyée sur l’appareil d’État et le KGB. Le détournement des ressources pillées se dirige vers la spéculation dans le casino boursier et les circuits souterrains de l’économie mondialisée, et non vers l’investissement. La fraction de la bureaucratie qui dirige l’armée et le complexe militaro-industriel, qui contrôle le pétrole, les matières premières, les grandes entreprises, a joué un rôle déterminant dans ce pillage. En retour, cette situation n’entraînait pas les capitalistes étrangers à investir, n’étant pas certains de récupérer leurs mises et de tirer des bénéfices. La spirale de la crise, la baisse du PNB s’accéléraient. Sans repreneurs, de larges secteurs de l’industrie restent sous utilisés, et le sous-emploi laisse la place au chômage. Les travailleurs sont payés en nature ou services, le non-paiement des salaires devient chronique, les services de base dans la santé, l’éducation, sont détruits, pendant que se créait une classe de très riches bureaucrates et nouveaux bourgeois, et une maffia criminelle unique au monde.

Il est certain que la Russie ne dispose pas encore d’une classe capitaliste stable, et la difficulté majeure de la restauration du capitalisme reste l’absence de capitaux,

On peut d’ailleurs poser une question : toute la situation est favorable aux activités spéculatives et à la prédation des immenses ressources naturelles. La bureaucratie et l’impérialisme envisagent-ils, en restaurant le capitalisme, de faire de l’ex-URSS un pays capitaliste développé ? Ou un pays semi-dépendant dont on peut piller les ressources, comme dans le tiers-monde, au profit de l’impérialisme et de la classe dirigeante russe ? La Russie est passée du rang de super-puissance au 72° rang des pays selon l’indice de développement du PNUD. L’impérialisme peut alors choisir d’investir dans les quelques secteurs rentables, tout en laissant de larges parties de l’ex-URSS à l’abandon.

Mais il n’y a pas de doute, aujourd’hui, sur la " nature " de l’État russe, non seulement de son gouvernement, mais aussi de l’ordre social que défendent ses institutions et son appareil d’État. C’est un état capitaliste, dont la « nature » de classe ne se définit pas par la proportion de l’économie réellement privatisée (40 % ? 60 % ?). mais par le fait que le gouvernement et la nomenklatura dirigeante œuvrent ouvertement, et dans tous les aspects de leur politique, à la restauration capitaliste et à la destruction de leur ancien mode d’économie de commandement bureaucratique. S’il fallait que soit établi en Russie un capitalisme aussi stable et hégémonique tel qu’il existe dans les pays d’Europe de l’Ouest, avant de reconnaître la restauration capitaliste, on risque d’attendre longtemps

¨* Quel bilan d’ailleurs tirer de la restauration bien plus avancée du capitalisme en Europe de l’Est ? En Hongrie, en Pologne, en Tchéquie, les investissements impérialistes ont été plus importants qu’en Russie. Ils ne sont pas encore suffisants, mais un capitalisme plus avancé prend place ; l’État, ses lois, ses appareils, son gouvernement, sont clairement des instruments de la restauration. Il n’a pas fallu d’intervention violente pour " détruire " l’ancien appareil d’État, pour intégrer les armées à l’OTAN, pour engager le processus d’intégration à l’Union européenne.

4) La restauration capitaliste s’appuie sur l’appareil d’État de la bureaucratie (armée, police) sans avoir besoin de le changer fondamentalement.

L’ancien appareil d’état de la bureaucratie a servi à la restauration capitaliste sans être brisé.

Si l’on compare avec ce qui s’est passé dans les années trente, la différence est flagrante. La contre-révolution stalinienne s’est accompagnée de la destruction de ce qui restait de progressiste dans l’appareil d’État issu de la révolution d’Octobre, pour en faire un instrument docile au service du pouvoir bureaucratique : purges massives, éxécution des généraux, réorganisation de l’armée au point que Trotsky dira qu’elle ne mérite plus le nom d’Armée Rouge.. Dès lors il faut convenir que le passage du système d’oppression et d’exploitation de l’économie Étatisée bureaucratique, au système d’exploitation capitaliste peut se faire en utilisant l’ancien appareil d’État de la bureaucratie, sans le détruire, sans soubresauts majeurs. C’est du moins ce que nous constatons sous nos yeux.

Tous les partis qui sont nés après 89 se sont formés au sommet de cadres de l’ancien système, cherchant à contrôler parlement et administration pour défendre les intérêts de tel ou tel secteur.

L’arrivée au pouvoir de Poutine inaugure une nouvelle phase visant à la restauration de l’État fort, nécessaire pour contrer les grèves, édicter un nouveau code du travail anti-syndical, mener la guerre en Tchetchénie avec l’accord tacite des puissances impérialistes. Il se sert du chauvinisme grand russe pour donner une légitimité au renforcement de l’appareil de répression indispensable à la restauration capitaliste. On a pu remplacer dans l’armée russe les " commissaires politiques " du parti par des popes orthodoxes, et la remodeler autour de régiments purement russes, sans soldats des peuples minoritaires, pour en faire des troupes de choc en Tchetchénie. Ces mêmes unités d’élite furent envoyées contre les grévistes de Vyborg.

Tout cela confirme l’idée que la restauration capitaliste ne peut se faire par des moyens démocratiques, qu’il faut un État fort pour contrer les résistances ouvrières ou les mouvements des peuples, inévitables quand des secteurs entiers du pays sont plongés si rapidement dans le dénuement. Un état fort est nécessaire aussi pour centraliser l’accumulation de capital, assurer un ordre légal, un code des investissements, et rassurer les investisseurs étrangers.

5)- Pas une seule fraction de la bureaucratie n’a résisté à la restauration capitaliste

Il y a eu dans nos rangs certaines d’illusions sur le fait que la restauration provoquerait des fractions dans la bureaucratie, voire y dégagerait des courants défendant les bases de la propriété " collective " pour démocratiser le régime. Depuis 10 ans, rien de tel ne s’est manifesté. On pouvait évidemment s’égarer en suivant à la lettre un petit passage du programme de transition où Trotsky dit : " au sein de la bureaucratie, il y a toutes les nuances de la pensée politique : depuis le véritable bolchevisme (Ignace Reiss) jusqu’au fascisme avéré (Th. Boutenko) ". Au moins pour le " véritable bolchevisme ", il n’y eu pas un seul exemple après Reiss. Et 50 ans après ce texte écrit en 1938, il n’y avait aucune trace d’une fraction de gauche dans la bureaucratie. D’ailleurs la bureaucratie que l’opposition de gauche a dû affronter dans les années 30 a évolué dans les années 40, puis dans l’après-guerre, et elle était encore différente à la fin des années 80. Pourtant, dans les années qui ont suivi la chute du Mur de Berlin et la fin de l’URSS, beaucoup dans nos rangs ont scruté les rangs des PC au pouvoir dans ces pays en croyant y déceler des " résistances ". Héritage d’une fausse analyse de la bureaucratie, analysée dans notre courant comme ayant une " double nature ", alors que Trotsky ne laissait aucun doute sur ce point : sa nature contre-révolutionnaire, son extériorité par rapport à la classe ouvrière, la certitude que si une nouvelle révolution ne venait pas la renverser, elle se dirigerait dans les bras du capitalisme pour conserver ses privilèges. " Ou révolution politique, ou restauration du capitalisme ". Ce n’était pas un pronostic, mais une alternative, Trotsky ne laisse aucun doute dans ses derniers écrits sur ce point, ni sur l’idée d’une éventuelle " double nature " de la bureaucratie.

On peut même lire dans les événements actuels confirmation de la justesse de ses vues.

6) Les résistances de la classe ouvrière à la restauration sont restées dispersées.

Lors du congrès mondial de 95, tant la majorité que la minorité considéraient que la restauration capitaliste passerait inévitablement par un affrontement majeur avec la classe ouvrière, qui se défendrait en s’appuyant, pour les préserver, sur les acquis conservés dans l’ " État ouvrier dégénéré ". Cela ne s’est pas passé ainsi. Non pas qu’il n’y ait pas eu de luttes, au contraire elles ont retrouvé un nouvel élan qu’elle n’avaient pas connues depuis des décennies. Sous la dictature bureaucratique, la classe ouvrière a su opposer une résistance passive,( absence au travail, travail au ralenti etc…) et des concessions à l’exploitation des bureaucrates, Mais sans aucun développement d’actions collectives et d’expérience d’organisation à la base. Entre 75 et 85, on n’a enregistré que 60 grèves en URSS …. 60 ans de dictature ont effacé ce minimum de conscience et d’organisation. Plus de deux générations se sont écoulées depuis les années où se gardait le souvenir des combats d’Octobre. L’atomisation de la classe ouvrière fut maintenue par la terreur, qui pesait sur l’ensemble de la société, et à laquelle s’ajoutait, à l’usine, une législation pénale absolument répressive. Aussi les premières expériences dans les années 80 de syndicats indépendants, les grèves des mineurs, ont été vouées à l’échec, la fragmentation et l’absence de conscience de classe se poursuivant jusqu’à maintenant. D’autres tentatives plus sérieuses existent aujourd’hui et montrent des progrès. Les grèves se sont multipliées ces deux dernières années, pour le paiement des salaires et contre des licenciements ont fait apparaître de nouvelles formes de lutte : comité de grève, milice de défense, soutien actif de la population. Mais depuis 10 ans, la restauration capitaliste s’est faite sans résistance massive et coordonnée. Les travailleurs ont agi en défense des intérêts immédiats menacés (salaires, emploi), et non en défense d’ " acquis " de l’État " ouvrier " qui, visiblement, ne vivaient plus " dans la conscience des masses ".

7) Des acquis si faibles qu’ils ne sont pas défendus

Nous avons longtemps considéré que l’étatisation de l’économie, malgré la dictature bureaucratique, maintenait des acquis sociaux favorables aux travailleurs. Il aurait alors « suffit » d’une " révolution politique " pour les retrouver bons à consommer. Ce que révèlent les 10 années de destruction de l’ancienne économie étatisée, c’est plutôt une faiblesse de ces " acquis ". L’économie Étatisée assurait un quasi plein emploi, ainsi que l’éducation et la santé gratuitement pour tous, avantages qui ont été noyés dans un système bureaucratique où plus rien n’est un droit, et où la paralysie de la société réduisait à néant les avantages acquis. À quoi servait la santé gratuite s’il n’y a pas de médicaments, pas de contraceptifs, pas de matériel performant ni de soins de qualités dans les hôpitaux, hormis pour les bureaucrates ? Dans la balance des " acquis ", il ne faut pas oublier qu’en face du plein emploi, on recourait aux déportations massives, aux camps de travail. À la privation de liberté se rajoutait les pénuries, le rationnement (1 magasin pour 20.000 habitants…) la mauvaise qualité des produits. Tout poussait d’abord au rejet du régime plutôt qu’à la défense d ’" acquis " qui n’étaient plus perçus comme tels.

Quant au monopole du commerce extérieur, ou l’étatisation de l’économie, il n’y avait aucune raison que les travailleurs les défendent en tant que tels : pourquoi défendre un " monopole du commerce extérieur" quand celui-ci n’équivaut dans la conscience des travailleurs qu’au " monopole " des bureaucrates dans l’accès aux biens dont ils étaient privés ? Pourquoi défendre la propriété étatisée ? : sans propriété collective, sans démocratie, elle était assimilée au pouvoir des bureaucrates. Pourquoi défendre ces entreprises nationalisées gérées par la bureaucratie pour ses privilèges ?

Dix ans après la fin du vieux système, on voit maintenant renaître en Russie de nouvelles revendications ouvrières dans des grèves contre des privatisations, contre des détournements des richesses par les bureaucrates nouveaux propriétaires, contre la corruption. Mais cette fois l’exigence d’un contrôle public ou Étatique s’accompagne de la revendication d’un contrôle démocratique, et personne ne réclame le retour au vieux système.

Les acquis sociaux ont été usés bien avant la restauration, quand s’accroissaient la polarisation sociale et les privilèges d’une minorité, tandis que la masse ne profitait pas d’avancées du niveau de vie équivalentes à celles que gagnaient les classes ouvrières dans les pays capitalistes. Les travailleurs ont obtenu des " acquis " plus importants dans les pays capitalistes développés que ceux qui était censés être conservés dans les économies de commandement bureaucratique. Et cela ne provient pas de " cadeaux " du capitalisme, ou d’un " progrès " qu’apporterait le marché : chaque acquis dans les pays capitalistes, de la démocratie et de ses droits, en passant par la sécurité sociale, le temps de travail, le niveau de vie, sont des conquêtes arrachées par des dizaines d’années de lutte. À chaque fois que le capitalisme veut les remettre en cause, il se heurte à des réactions massives parce que ces acquis proviennent de l’action de masse. On en revient aux leçons basiques de la lutte des classes : il n’y a pas d’acquis véritable sans lutte directe de la classe ouvrière, et sans lutte permanente pour la démocratie qui permet au mouvement ouvrier d’exister. Quand la lutte de classes a été interrompue pendant des décennies dans les états bureaucratiques, ces acquis ne vivent plus comme tels dans la conscience des travailleurs, et ces derniers sont privés de la seule arme efficace pour les défendre, l’expérience accumulée de leurs propres actions collectives et de leurs droits sociaux et démocratiques.

8) En Chine et au Vietnam, la restauration capitaliste en cours

Le texte du CEI reconnait la restauration capitaliste en ex-URSS, mais pas en Chine, qu’il considère " en mutation ». Tout indique au contraire, tant dans l’analyse de la politique de la bureaucratie chinoise que de celle de l’impérialisme, que nous sommes face à un processus de restauration capitaliste consciemment organisé par la bureaucratie.

Depuis 1980, la bureaucratie chinoise a mis sur pied de vastes zones de développement économique, appelées Zones Economiques Spéciales, pour y attirer les investissements étrangers ou y créer des joint-ventures. Dans le sud de la Chine, ou autour de Shanghai, des investissements importants de l’État assurent aux investisseurs étrangers les commodités nécessaires à leurs entreprises. On crée de nouvelles cités ouvrières où l’on fait venir les travailleurs de l’intérieur du pays, comme dans la ZES près de Canton,avec 23 millions d’habitants, dont 7 millions de migrants venus de l’intérieur. A la différence de l’ex-URSS, la Chine ne dispose pas des ressources en matières premières aussi convoitées, mais par contre elle dispose d’un réservoir de main d’œuvre inépuisable et à bas coût. La population paysanne domine en Chine, alors qu’elle était devenue très minoritaire en URSS. Et les réformes d’ " économie de marché " à la campagne ont jeté sur les routes des millions de paysans à la recherche d’un travail à tout prix.

En 95, les investissements capitalistes en Russie s’élevaient à 2 milliards de dollars, alors qu’ils étaient de 45 milliards de dollars en Chine ! Chaque année, c’est la même proportion d’investissement depuis dix ans, entre URSS et Chine, de 1 à 20, ce qui indique le choix des capitalistes. La presse économique occidentale ne s’y trompe pas, qui parle à longueur de colonne d’un modèle chinois de transition contrôlée vers le capitalisme. La Chine reste d’ailleurs la seconde destination, après les USA, des investissements directs à l’étranger.

L’intégration sans secousse de Hong Kong et de son importante place boursière dans l’économie chinoise confirme le sens du projet restaurationniste. Les nouvelles places boursières de Shanghai et de Canton deviennent puissantes et attractives pour les capitaux étrangers. Les importants capitaux de Ta¨wan s’investissent sur le continent. La Chine vient d’entrer dans l’OMC, et accepte d’emblée une baisse des barrières douanières à l’importation de produits agricoles à tel point que l’Inde s’en inquiète, elle qui résiste à l’OMC sur cette question depuis plusieurs années.

Les acquis minimums que garantissait le régime bureaucratique ont été détruits depuis 10 ans dans l’éducation (privatisée et payante du primaire à l’université), dans la santé (avec une différenciation de la qualité des soins selon les revenus). Le régime du PC Chinois a toujours exploité durement la main d’œuvre ouvrière. Les syndicalistes étrangers qui ont eu l’occasion de découvrir la réalité du travail des ouvriers en Chine rapportent des conditions d’exploitation dignes du capitalisme du XIXe° siècle, dans la mines ou dans certaines entreprises d’État. Pendant l’année 2000, 3500 mineurs ont été tués dans les mines d’état de Chine, un des taux de mortalité par tonne de minerai des plus élevé du monde. L’exploitation de la main d’œuvre chinoise bon marché est sa " mine d’or ", qu’elle exploite désormais en s’alliant aux capitalistes étrangers qui investissent sur place et introduisent des critères de rentabilité et un mépris pour les conditions de sécurité d’autant plus élevés que les salariés ne peuvent se défendre. Dans la " zone économique spéciale " de Shenzhen, ouverte aux capitaux étrangers,12.200 travailleurs ont été sérieusement blessés en 2000. Les capitalistes, qui avaient investi en Thaïlande ou en Corée pour bénéficier de salaires bas, sont confrontés désormais dans ces pays à l’essor d’un mouvement syndical puissant qui, par la grève, obtient des hausses de salaires, après avoir renversé les dictatures militaires qui empêchaient le développement du mouvement démocratique. Ils déménagent alors leurs usines vers la Chine ou le Viet Nam où les salaires sont plus bas et la classe ouvrière muselée. Selon les données disponibles en 98, en Chine le secteur d’état représenterait 37 % du PNB, le secteur privé 33 %, le reste un secteur coopératif ou la propriété privée est aussi présente. Et depuis 4 ans le secteur privé a encore progressé. Les chiffres du chômage officiels sont de 3 %, mais la réalité est autre, dans de grandes villes du nord du pays, il est de 20 à 30 % Les autorités s’attaquent désormais au " dégraissage " des immenses combinats industriels d’État, avant de pouvoir en privatiser la partie les plus rentable.

La direction prise par la politique de la bureaucratie chinoise ne fait pas de doute, et il faut la caractériser clairement comme une restauration capitaliste déjà très avancée, malgrès le verbiage mensonger des caciques staliniens qui prétendent incarner un « socialisme de marché ». Le même processus a lieu au Vietnam.

Certes, le pouvoir en Chine oppose certaines résistances aux exigences impérialistes : il veut bénéficier des transferts de technologie, contrôler la monnaie, maintenir des barrières douanières (qui ne dureront pas longtemps après l’adhésion à l’OMC),, et n’autoriser les investissements étrangers aux secteurs qui ne concurrencent pas l’industrie chinoise existante, comme la haute technologie, le pétrole, le nucléaire etc… Il serait erroné d’interpréter ces résistances comme celles d’un " État ouvrier " ou d’une " logique non capitaliste ". Elles sont la manifestation de la volonté de la bureaucratie de restaurer le capitalisme à son profit et de se préparer à la concurrence mondiale. Elle veut se transformer en nouvelle bourgeoisie, mais ne veut pas d’une restauration qui ne profiterait qu’à des capitalistes étrangers, ce qui, à terme, menacerait son pouvoir.

Dans les deux cas, Russie ou Chine, on peut parler de gouvernement pro capitalistes qui œuvrent à la restauration. Et il ne reste rien dans les lois économiques, dans les actes de l’appareil d’état indiquant une quelconque logique différenciant ces états d’états capitalistes. De plus, l’exemple de la Chine apporte une leçon inédite à tirer de ces 10 ans de restauration capitaliste ouverte : cette restauration est plus efficace quand elle est conduite par un État fort et un pouvoir centralisé, avec l’étape d’une sorte de capitalisme d’État, que lorsqu’elle est conduite selon les " thérapies de choc " du libéralisme et du FMI.

Les capitalistes en ont conclu qu’il était plus sûr d’investir dans un pays ou règne le régime du parti unique, plutôt que de déverser des crédits dans le tonneau de Danaïdes de l’économie russe.

En Chine comme en URSS, il faut cesser de parler d « ’État ouvrier », même très dégénéré ou déformé, de " société d’exploitation non capitaliste ", ou bien de « société en transition ». S’il y a une transition, c’est vers le capitalisme, et ce sont les bureaucrates qui mènent la danse pour se transformer en nouvelle bourgeoisie..

Sauf à considérer que l’état chinois n’a pas changé de " nature " uniquement parce que le Parti Communiste Chinois reste au pouvoir. Il semble que pour beaucoup de camarades, le problème réside là. Il leur serait difficile de penser que la restauration soit organisée par un régime dirigé par un parti qui s’appelle encore " communiste ", en Chine (ou au Vietnam), alors qu’elle serait plus facilement pensable en Russie, où les différentes fractions de la bureaucratie se sont différenciées en plusieurs partis, dont les plus importantes se sont débarrassées de l’étiquette " communiste ".

En conclusion, notre mouvement doit ré-axer son travail de solidarité anticapitaliste en direction des pays de l’ex URSS, de l’Europe de l’Est, de la Chine et l’Indochine. Ils seront le théâtre de luttes de classes importantes dans les années qui viennent. La priorité est la solidarité des syndicalistes des pays impérialistes avec les éléments naissants d’un nouveau syndicalisme indépendant. Le mouvement contre la globalisation capitaliste nous fournit l’occasion de faire converger les militants les plus avancés, les groupes et mouvements qui se dégagent dans ces pays, dans une action internationale riche d’ un partage d’expériences mutuelles. Pour regrouper les éléments les plus avancés, ceux qui se posent la question de forger de nouveaux partis anticapitalistes luttant pour un vrai socialisme démocratique, nous devons clairement tirer les leçons de ces dix ans de restauration capitaliste. Il ne s’agit plus de réaliser simplement une « révolution politique », mais une révolution sociale et démocratique, une rupture avec un capitalisme globalisé aux multiples facettes.


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