Michèle Riot-Sarcey, historienne : « Il reste à refonder la démocratie réelle »

lundi 31 mars 2025.
 

Se défaire des dominations et lâcher les mains qui nous tiennent, voilà la trajectoire des mouvements d’émancipation, rappelle Michèle Riot-Sarcey dans une courte et percutante synthèse. En prenant conscience de l’emprise qu’exerce l’individualisme libéral fondé sur la consommation, nous pouvons tous inscrire nos comportements et engagements dans une sphère collective et commune.

Il s’agit, selon l’historienne, de suivre ensemble « une démarche collective de désaliénation des esprits de l’ère marchande et individualiste ». Ce souci de l’émancipation collective implique de repenser les modes de représentation politique et de délégation du pouvoir, mais aussi les modalités « d’une démocratie à la base, à l’échelle du village ou du quartier », entre autres formes d’auto-organisation à venir.

Vous affirmez que le terme d’émancipation est « presque absent du langage commun ». Pourtant, si le mot n’est apparu qu’au XIXe siècle, son sens remonte à loin…

En effet, l’idée d’émancipation est très ancienne, puisqu’elle existe dès l’Antiquité. Le père ou pater familias disposait d’un pouvoir absolu, et notamment celui d’affranchir le fils comme l’esclave en les libérant de la tutelle qu’il exerçait sur eux. Mais l’émancipation, au sens moderne du terme, commence de fait, en France, avec l’émancipation des juifs pendant la Révolution. En devenant citoyens, ceux-ci accèdent à la communauté nationale.

Cependant, outre l’incomplétude de cette intégration dont parle Bernard Lazare pendant l’affaire Dreyfus, au regard des orientations des penseurs des Lumières, l’idée d’émancipation prend de l’ampleur, elle est définie par les collectifs ouvriers dès la première moitié du XIXe siècle.

La Révolution restait largement inachevée pour les plus démunis. Les révoltes successives le démontrent (les canuts en 1831, les insurrections de 1832, 1834, la Révolution de 1848…), l’émancipation signifie alors se libérer des entraves, religieuses, sociales et politiques. En d’autres termes, être libre signifie être soi-même, en pouvoir d’agir dans tous les domaines, intellectuels, politiques et sociaux.

Les femmes prolétaires s’en mêlent également et, dès 1832, les jeunes ouvrières saint-simoniennes rédigent et publient un journal intitulé, pendant un temps très court il est vrai, « la Femme libre ». Elles ajoutent à la notion, très en vogue après la révolution de 1830, en Europe, l’idée d’émancipation domestique, en mettant en cause le mariage tel qu’il se pratiquait et en réclamant l’abolition de la loi contre le divorce, en y associant le droit au travail, le Code civil de 1804 étant précisément la juridiction la plus inique à leur encontre.

« Émancipation » désigne, comme le dit La Boétie, que vous reprenez, le fait de distinguer le « désir d’être » et le « désir d’avoir ». Or aujourd’hui l’émancipation serait reléguée selon vous à la rubrique publicitaire…

Comme très souvent, et particulièrement en ce qui concerne les concepts libérateurs, la publicité s’en empare, d’autant plus facilement que le monde marchand s’insinue partout et pollue systématiquement les écrans. Ce sont les esprits que les publicitaires visent par l’intermédiaire des influenceurs, afin d’imposer le prêt-à-penser au service du marché.

N’oublions pas que si progrès il y a eu, il fut d’abord un progrès technique, technologique et marchand. Dès les expositions universelles, les pouvoirs en place mettent l’accent sur l’attrait de la possession de l’objet produit, phénomène qui n’a fait que croître au cours des deux derniers siècles.

Or, si nous relisons les penseurs critiques, nous constatons que ces illusions de la possession furent dénoncées au cours de l’histoire. Distinguer le désir d’être du désir d’avoir, c’est être en capacité de comprendre ce qu’est l’émancipation dans cette société aliénée par la consommation, qui accepte, en l’entretenant, une inégalité sociale qui ne cesse de s’amplifier.

Se comporter en individu à distance des opinions préfabriquées, c’est se donner les moyens d’élaborer un point de vue hors des tutelles propagandistes quelles qu’elles soient, marchandes, religieuses ou idéologiques, tout en se détachant des carcans familiaux.

Longtemps, au XXe siècle en particulier, les organisations politiques, par leurs représentants interposés, ont cru accompagner le désir d’émancipation sociale de la population exploitée en se substituant aux individus eux-mêmes et en oubliant trop souvent que l’émancipation des peuples ne peut se réaliser que par eux-mêmes, selon les principes affichés de la Ire Internationale, ce que Marx avait bien compris.

La main tenue par l’autre, même en toute générosité, ne suffit pas. La délégation du pouvoir d’agir en toute conscience ne passe pas par le fait de faire à la place de l’autre. Cette forme de substitution est l’apanage du libéralisme et du monde marchand, habitués à contraindre par l’apprentissage à la servitude volontaire.

L’émancipé serait aujourd’hui le nanti, le possédant… N’est-ce pas le triomphe de l’individualisme libéral ?

Le dispositif publicitaire, la propagande politique et le triomphe du management dans les entreprises – au sein desquelles est privilégié, en apparence, le souci de la personne employée, à condition de la persuader d’épouser les intérêts de l’entreprise, comme l’explique, entre autres, Danièle Linhart dans ses ouvrages – ont contribué largement à valoriser l’individualisme sous le masque du souci de soi.

Tout est dit et fait pour que l’individu parvienne à se convaincre de se distinguer des autres afin d’accéder au monde supérieur de ceux dont on parle et dont la société se préoccupe avant tout un chacun. Il s’agit bien de l’expression d’un libéralisme triomphant dans l’économie capitaliste à laquelle la plupart des représentants politiques sont liés, de la droite au centre gauche.

Les autres partis de gauche, dit de gouvernement, ne sont pour l’heure guère efficaces, car aucun d’entre eux n’inverse le mouvement de délégation de pouvoir en aidant à l’organisation d’une démocratie à la base, à l’échelle du village ou du quartier. Nécessité d’autant plus grande que l’idée du collectif, en vue de la défense des intérêts communs, est peu à peu détruite au sein des communautés de travail.

Bien que l’idée renaisse ailleurs dans l’organisation de l’habitat ou de communautés de vie, il reste à refonder une démocratie réelle en donnant la priorité aux citoyens et habitants de ce pays à l’échelle des lieux de travail et de vie. Les syndicats, parfois, tentent l’inversion mais les habitudes ancrées résistent. Excepté bien sûr au moment des luttes contre les licenciements ou la fermeture d’entreprises. Le nombre croissant de coopératives est la démonstration manifeste que l’association n’a rien perdu de son efficacité et que la prise de responsabilité dans l’association, au ras des conflits, est largement possible.

En quoi l’entrave faite à l’émancipation est-elle liée au devenir des idées d’utopie et de communisme ?

L’idée de communisme a été totalement dévoyée par ce qui s’est passé en Union soviétique. De ce fait, l’utopie – mot forgé par Thomas More pour critiquer l’Angleterre d’Henri VIII, imaginant une fable, l’île Utopia, modèle inversé de l’Angleterre ou le bonheur commun l’emporte sur le gouvernement des hommes – associée au mot communiste, devient synonyme de totalitarisme, alors que le terme, au début du XIXe siècle, entrait dans l’histoire en s’identifiant au mot réforme, au sens radical, c’est-à-dire de transformation des rapports sociaux.

L’utopie moderne est née avec les révolutions anglaise, nord-américaine et française. Révolution et émancipation se conjuguaient quand la liberté était imaginée possible pour tous et toutes. Cette liberté souhaitée n’est pas advenue et les acquis des révolutions ont été confisqués par le libéralisme.

Or l’URSS n’a pu servir de contre-modèle, bien au contraire : en défigurant très tôt les soviets, appendice du pouvoir central, en annihilant le collectif pluriel, en organisant la société par le travail avec les méthodes tayloristes, en privilégiant l’économie, la Russie devenue l’Union soviétique a entaché durablement le mot communisme.

La lutte contre le fascisme et le nazisme n’a pas suffi à effacer les traces d’un État où l’émancipation n’était qu’un mot. Aujourd’hui, quand ils le peuvent, les peuples s’emparent de leur propre histoire. L’auto-organisation commence à prendre forme et l’idée d’émancipation retrouve son sens. Il faut simplement être patients. Le dérèglement climatique, la disparition des espèces contraignent, de fait, les habitants de la planète à s’auto-organiser au plus près des lieux de vie, compte tenu de la carence des États en ce domaine. L’entraide dans la région de Valence en Espagne a permis de sauver des eaux nombre de personnes en perdition.

« Sans l’organisation collective démocratique, rien n’est possible », concluez-vous. Quelle place penser pour les syndicats, les partis et les représentants élus dans les constructions émancipatrices à venir ?

Tout est là précisément : sans l’organisation collective, rien n’est possible. L’individu, pour être libre, doit se libérer des tutelles qui l’enserrent. Mais en même temps, il ne peut seul devenir libre car on est libre que si, à ses côtés, l’autre l’est aussi. C’est pourquoi les chemins de l’émancipation sont parallèles sans pourtant se confondre.

Je l’ai déjà dit et écrit, pour saisir le sens des mots libérateurs, il nous faut revenir à l’origine de leur mise en œuvre. À titre d’exemple, Constantin Pecqueur, un des premiers communistes, définit, en 1849, le communisme en ces termes : « En fait le communisme est compatible avec la responsabilité personnelle, et par conséquent avec la liberté individuelle. S’il ne l’était pas, il serait souverainement immoral et n’aurait d’ailleurs aucun attrait pour personne. » Bien qu’émanant d’un communisme dit chrétien, cet énoncé m’a longtemps inspirée.

Alors oui, les syndicats peuvent beaucoup, mais c’est à eux d’imaginer le retour aux associations à la base, ou collectifs d’ateliers à la manière des mouvements associatifs, comme le reconnaissait, en son temps, Karl Marx dans son adresse à l’Internationale. Or ils ont fort à faire avec le patronat actuel qui brise systématiquement les initiatives collectives. Ce sont également les esprits qu’il importe de désaliéner du dispositif marchand et individualiste. Les intellectuels ont aussi leur rôle à jouer.

« Mais où est passée l’émancipation ? » de Michèle Riot-Sarcey, éditions du Détour, 144 pages, 16,90 euros


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