La course à la puissance est une folie Par Roger Martelli

samedi 29 mars 2025.
 

Dans un monde instable et dangereux, la puissance serait le seul bouclier possible pour des peuples perpétuellement menacés. Au risque de tomber dans la surenchère belliciste et dans les replis nationalistes.

La fin de la guerre froide (1991) laissait penser que le monde allait entrer dans un « nouvel ordre international », sous la haute autorité du grand vainqueur étasunien. Un an plus tard, l’utopie vole en éclat : la réalité est devenue celle du « choc des civilisations » évoqué par l’Américain Samuel Huntington (1992). Le 11 septembre 2001, le choc bascule dans « l’état de guerre », contre le « terrorisme » : il a aussitôt ses corrélats possibles, « l’état d’urgence », quand ce n’est pas « l’état d’exception ». Enfin, avec la guerre en Ukraine et à Gaza, nous avons vu se mettre en scène à l’Onu le conflit qui est censé opposer un « Nord global » et un « Sud global ». Le choc, la guerre, le retour des blocs… C’est ainsi que la thématique rassurante du « nouvel ordre » a laissé la place aux métaphores anxiogènes du « chaos ».

Pour une part, la victoire de Trump est une résultante de cette translation. Mais elle risque à son tour d’entériner, d’universaliser et de légitimer le triomphe d’une nouvelle logique, qui est celle de la course illimitée à la puissance. La logique est d’autant plus inquiétante que Trump n’est pas seul. Il n’est en fait que le symbole et le pivot d’un vaste mouvement, étasunien et planétaire, où se côtoient des idéologues (libertariens ou pas), des élites de la nouvelle économie (Musk et consorts) et d’autres chefs d’État (Milei, Orban). Le tout cherche ouvertement des passerelles avec une droite mondiale radicalisée par ses courants extrêmes, héritiers directs ou indirects des fascismes de l’entre-deux-guerres.

Ce conglomérat ne forme certes pas un bloc uniforme. Mais de la masse déjà conséquente des actes et des dires se dégage une petite musique, la trame d’une cohérence. Nous avons évoqué ici même l’un de ses exposés les plus globaux, celui que nous a livré Javier Milei, l’inénarrable président de la Nation argentine. Que nous dit-il ? Que l’Occident a perdu sa force propulsive, parce qu’il a tourné le dos à la liberté individuelle, qu’il a cédé à « l’idée sinistre, absurde et aberrante de justice sociale » et qu’il s’est englouti dans « l’expansion infinie de l’État aberrant ». Les seuls droits acceptables sont les droits à la vie, à la liberté et à la propriété. Tout le reste conduit au chaos, à l’inefficacité, à l’impuissance et in fine à la tyrannie. L’Occident a fini par oublier qu’il attirait nécessairement les convoitises : « La paix nous a rendus faibles ».

La seule réponse raisonnable à gauche devrait être le refus : refus de la course illimitée au surarmement et pas seulement nucléaire ; refus de tout engrenage vers une économie de guerre.

Milei, le libertarien assumé, n’est pas la totalité de la mouvance extrême. Mais, en ne mâchant pas ses mots, il ne fait qu’expliciter la conviction que l’on retrouve dans tout le champ du conglomérat trumpien : l’Occident doit redevenir fort. Si la paix rend faible, quiconque veut survivre est contraint d’accroître sa puissance et de se préparer à la guerre. Tout doit donc être orienté vers cet objectif, s’il le faut en remettant en cause de vieux principes. Si la politique économique n’est pas à la hauteur, on la réoriente, y compris en bousculant les principes fondateurs du libre-échange et du rejet des tarifs douaniers. Si la recherche de la sobriété écologique fonctionne comme un frein, on se débarrasse de ses normes, fût-ce au prix du mensonge. Si le tracé des frontières corsète la puissance, on le modifie, par la force ou par le chantage. Si la logique de la délibération démocratique fait perdre du temps et menace la rapidité du réarmement, on tourne le dos aux procédures démocratiques. Si l’esprit public laisse trop de place au pacifisme et à l’esprit de compromis, on anesthésie ces facteurs de faiblesse et on exalte le retour du nationalisme de puissance. Si les oppositions fragilisent l’homogénéité du corps social, on les contrôle, on les circonscrit ou on les brise. Si l’idéal pacifiste des lendemains immédiats de la guerre a fragilisé les puissances et si les institutions onusiennes sont des boulets, on les contourne ou, mieux, on les démantèle.

En bref, le degré d’agressivité devient le critérium de toute pratique, économique, sociale, politique, diplomatique. Tel est le profil de la realpolitik au cœur de l’univers de Trump, de ses proches et de ses alliés. En soi, elle est inquiétante, compte tenu de la puissance réelle dont disposent toujours les États-Unis. Mais elle l’est plus encore avec le constat que ce modèle tend à devenir universel, que l’on soit du côté du « Nord » ou du « Sud ».

Les idéologies et les modèles sociaux n’ont plus besoin d’être convoqués : la puissance en elle-même est l’objectif. Elle n’est plus une résultante de l’action du corps social, mais le moteur universel de son organisation. Les mêmes logiques de surarmement, de contrôle, de concentration des ressources et des pouvoirs et de mobilisation des opinions s’observent dans tous les États, et notamment les plus grands, États-Unis, Chine, Inde, Russie. Et, comme ce fut le cas, avant les deux grands conflits mondiaux du 20ème siècle, la méfiance réciproque entre puissants l’emporte sur la conviction que les peuples ont, qu’ils le veuillent ou non, un destin partagé.

Ne voit-on pas que la logique de la guerre porte en elle-même, comme la nuée porte l’orage, la logique du trumpisme et celle de toutes les droites extrêmes ?

La géopolitique se déploie de plus en plus dans son expression la plus rudimentaire : le primat de la realpolitik et l’affrontement des puissances. Tout peuple qui ne se plie pas à la règle est voué à la dépendance et au déclin. Qui n’en accepte pas la nécessité est aussitôt taxé d’angélisme, quand ce n’est pas de soumission pure et simple à l’agresseur. Accélérer la production d’armement, subordonner l’économie à la logique de la guerre, instituer l’Europe en puissance : tel est désormais l’horizon proposé des politiques publiques. On est pour ou on est contre ; on est d’un côté de la barrière ou on est de l’autre côté.

Mais ne voit-on pas que la logique de la guerre porte en elle-même, comme la nuée porte l’orage, la logique du trumpisme et celle de toutes les droites extrêmes ? L’accepter, c’est en fait entériner ses postulats. Ils se trouvent du côté de l’inquiétude et de la peur devant un monde qui oblige chaque peuple à renforcer sa puissance ou à la forger si elle n’existe pas. L’angoisse obstinément cultivée pousse à consolider le glacis protecteur de la frontière et des murs, à étendre l’espace de domination de ceux qui le peuvent, à relativiser de façon absolue l’exigence démocratique interne et les vertus de la négociation à l’échelle internationale.

Il semble que la suprématie d’une seule puissance, ou à défaut l’équilibre de la terreur entre les plus grandes, soit la seule manière de maintenir l’équilibre fragile du monde. À deux reprises (1951, 1962), quand la guerre froide opposait théoriquement deux grands modèles de société, les jusqu’au-boutistes ont été heureusement marginalisés dans les deux « camps ». Mais en 1914, au temps du heurt des impérialismes, ils ont fini par l’emporter, ce qui a précipité le monde dans l’apocalypse. Qui peut aujourd’hui affirmer que le scénario de 1914 n’est celui qui a le plus de chance de l’emporter ?

Intérioriser l’impératif de puissance, c’est tolérer par avance que s’impose, avec plus ou moins de brutalité, l’univers mental des forces qui font de la peur le carburant des pires régressions. La seule réponse raisonnable à gauche devrait donc être le refus : refus de la course illimitée au surarmement et pas seulement nucléaire ; refus de tout engrenage vers une économie de guerre ; refus de l’idée que l’Union européenne, par ailleurs nécessaire, doit se fixer pour objectif de se constituer en puissance, visant à contrebalancer celle des puissances déjà existantes.

Le monde n’est pas fait de blocs et ne relève pas du tropisme binaire des camps. Des États, différents par leur taille et l’ampleur de leurs ressources, n’éprouvent guère d’enthousiasme à s’enliser dans la course épuisante à la puissance.

Comme nous l’avons rappelé ici-même, cela ne signifie pas le rejet, partout, de toute forme de réarmement. Ce n’est pas mépriser le droit inaliénable de chaque peuple à se doter des moyens minimaux pour se défendre. Ce n’est pas écarter toute convergence européenne défensive. Ce n’est surtout pas ignorer qu’il y a des peuples agressés qu’il convient de soutenir et des agresseurs que l’on doit combattre, sans écarter le recours à la force en dernière instance.

Mais la prudence défensive ne devrait pas faire oublier que, même si l’obligation s’impose d’utiliser les armes, il n’y a pas de solution proprement militaire dans le monde tel qu’il est. Sauf à penser que l’anéantissement, total ou partiel, est une option envisageable. Or elle ne l’est pas et l’accumulation infinie des stocks de destruction massive est une folie. Le seul précepte tolérable devrait être : si tu ne veux pas la guerre, fais tout ce qu’il est possible de faire, pour obtenir la justice sans la guerre.

Or, si la logique de puissance semble dominer le monde, elle l’emporte par défaut la plupart du temps. La tendance à l’expansion de la force, la justification de la prédation et le glissement de la « gouvernance » technocratique vers « l’illibéralisme » ont certes le vent en poupe. Mais le monde n’est pas fait de blocs et ne relève pas du tropisme binaire des camps. Des États, différents par leur taille et l’ampleur de leurs ressources, n’éprouvent guère d’enthousiasme à s’enliser dans la course épuisante à la puissance. Des institutions internationales et des ONG mondiales continuent de proposer d’autres normes, d’autres critères, d’autres méthodes que celles de l’accaparement des richesses et de la concentration extrême de la puissance. Des mouvements critiques, pacifistes et démocratiques continuent de vivre et de lutter et s’inquiètent de ce que, comme ce fut si souvent le cas, le primat de la force pourrait rejeter dans l’ombre l’impératif de la justice sociale, de la dignité et des droits.

La lucidité oblige à constater que ces composantes d’une alternative pacifiste n’ont pas pour eux la dynamique transnationale qu’ont acquise les forces exaltant la puissance et relativisant l’exigence démocratique. Sans doute ne fait-on pas assez pour que la convergence pacifiste advienne et pèse suffisamment dans l’espace public, national et transnational. Mais c’est bien ce côté-là que se joue notre communauté mondiale de destin. Pas dans la surenchère belliciste, ni dans les replis nationalistes…

Roger Martelli


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