Une cote d’enfer La Bibliothèque nationale dévoile ses trésors « pour adultes »

dimanche 9 décembre 2007.
 

L’enfer n’existe plus. Depuis le 17 septembre 1969, précisément. Une note de la Bibliothèque nationale précise : « La cote enfer sera close. » C’est sur cette lapidaire oraison funèbre que se refermera toute une ère de l’histoire du livre et des moeurs. Quoi d’étonnant ? La « révolution sexuelle » est passée par là et, en cette « année érotique » où, déjà, le sexe n’est plus qu’argument commercial, renfermer, à part, des ouvrages « licencieux » n’a guère de sens. Alors, aujourd’hui, où n’importe quelle image est disponible en trois clics, pourquoi exposer, au grand jour, les archives des effrois et délices du passé ? C’est à cette question que s’attache à répondre l’exposition qui s’ouvrait hier.

L’enfer est éphémère

L’histoire fournit une première piste, surprenante : l’enfer est éphémère. Si la littérature et l’art ont toujours représenté les pratiques sexuelles les plus variées, ces oeuvres sont restées, à l’épo- que moderne, l’apanage d’amateurs protégés par l’appartenance aux privilégiés. Le premier Catalogue des livres imprimés de la Bibliothèque du Roy parut en 1750, avec, dans la catégorie des « belles-lettres », une section à part consacrée, si l’on ose dire, aux livres licencieux. Vingt-quatre titres seulement. Elle s’enrichira jusqu’à la Révolution de quel- ques volumes, souvent annotés en marge de la mention « cab. » ou « tiroir », ce qui suggère un rangement particulier. Mais bien souvent les livres prohibés tombant entre les mains du pouvoir n’accèdent pas à la Bibliothèque. Ils restent en la possession de la police, qui en fait parfois ses délices. On cite le cas, sous l’Empire, d’un inspecteur général qui avait la délicate attention d’en offrir lors de ses dîners à ses hôtes de marque. Plus austère, son successeur enverra au feu tout ce qui restait d’oeuvres condamnées, sans autre souci patrimonial.

En 1844 est instaurée une cote spéciale

C’est sous Louis-Philippe qu’elles intègrent la réserve des livres précieux, puis qu’est instaurée en 1844 une cote spéciale, « Enfer ». Dès sa naissance, donc, l’idée de protéger ces ouvrages cohabite avec celle de protéger le public de leur contact sulfureux. Clandestins, ils échappent par définition au dépôt légal, et l’enfer, en ces années où l’on pourchasse avec la même énergie libelles politiques et écrits pornographiques, s’augmente surtout de saisies, les bibliothécaires veillant à ce que les ouvrages confisqués leur reviennent. Des collectionneurs, inquiets des intentions de leurs héritiers, font des dons. Le XIXe siècle est peut-être l’âge d’or de la littérature infernale. Produisant de la rareté, la censure rend le commerce sous le manteau très lucratif. L’offre s’accroît, se diversifie, et la naissance de la photographie lui ouvre de nouveaux horizons. L’enfer, en 1876, atteint ainsi environ les 620 volumes et, en 1909, lorsqu’Apollinaire, avec Perceau et Fleuret, s’attaque à un catalogue général, il en recense 825.

Avec la publication de cet ouvrage, cette section acquiert ses lettres de noblesse et parachève la codification du genre. On peut d’ailleurs considérer que, autant que la libéralisation des moeurs, l’exposition « Apollinaire » de 1969 fit beaucoup pour la « clôture » de la cote enfer. Pourtant les érudits n’y trouvaient pas leur compte. Les ouvrages acquis déjà « cotés enfer », en général des réapparitions de livres anciens, ou des livres d’artistes dans des éditions de prestige, se trouvaient séparés de leurs voisins naturels. Les chercheurs avaient plus de mal à délimiter leur terrain, les règles de conservation et de communication devenaient plus floues. On avait besoin de l’enfer. Non pour flétrir, mais pour signaler, voire exalter. Aussi rouvrit-on discrètement, en 1983, la cote infernale à de rares acquisitions et dons. Cinquante-huit ouvrages, « classiques », comme Sade, Verlaine, Pierre Louÿs, Apol- - linaire, Aragon, Bataille, ou de contemporains tels que Pierre Bourgeade ou Claude Royer-Journoud rejoignirent leurs infâmes et prestigieux devanciers. Avec 2 018 dam- -nés de luxe, plus que jamais, l’enfer a la cote.

Une exploration du « contenu » de l’Enfer

Mais de quoi est-il pavé ? Parallèlement à ce sinueux parcours historique, les commissaires de l’exposition, Marie-Françoise Quignard et Raymond-Josué Seckel, proposent une exploration du « contenu » de l’enfer, une histoire de la littérature « com- me on ne l’a jamais enseignée ». Avec Thérèse philosophe, emblématique personnage du XVIIIe siècle qui, significativement, est condui- te au libertinage par la lecture, c’est la puissance de la littérature qui est célébrée, hommage (inconscient ?) à sa capacité libératrice et à la sagacité des censeurs lecteurs. Le choix des organisateurs est ainsi de saluer les maîtres de cette absolue transgression. Sade, le premier et le plus irréductible, et, entre autres, Diderot, Baudelaire, Pierre Louÿs, Genet, Bataille, Guyotat. C’est aussi de montrer la production courante et anonyme qui, dans ses effets de masse, donne son sens aux grandes époques de l’enfer. Les précurseurs et leurs modèles, l’Arétin ou Boccace, à l’âge classique et au siècle des Lumières, où s’épanouissent les cent fleurs de la littérature libertine. La convergence des pamphlets politiques et pornographiques et l’« effet Marie-Antoinette ». Au XIXe, l’industrialisation de l’édition et du commerce, et son jeu de cache-cache avec la police. Le retour vers le luxe et le précieux qui caractérise le XXe siè- - cle. Même mouvement dans le domaine des images, où sont présentés les grands moments de l’édition érotique : beauté plastique classique des gravures « mythologiques » du XVIIe, mode des estampes japonaises, irruption de la photo, prise d’emblée entre imitation de la peinture et exploration de ses propres possibilités représentatives, jusqu’à l’arrivée du cinéma. Tout cela dessine une histoire des interdits et du désir, notre histoire. Aujourd’hui, sur les quais de la Seine, la BN s’illumine d’un X rose d’Eros Center. Cela signale-t-il la banalisation de ce qui, jadis, fut un tabou ? Peut-être est-ce un appel à chercher, derrière cette mise en lumière, une ombre plus obscure encore.

L’enfer de la Bibliothèque, Éros au secret. Exposition jusqu’au 2 mars 2008.

BNF, site François-Mitterrand.


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