Au cinéma ce soir, « Calle Santa Fe », de Carmen Castillo : la gauche chilienne face à Pinochet Articles de Rouge (interview de Carmen Castillo), L’Humanité, Le Monde "Ce que mon film transmet, c’est une mémoire douloureuse, mais aussi une mémoire du bonheur"

mardi 11 décembre 2007.
 

34 ans après, le coup d’Etat de Pinochet reste une blessure extrêmement profonde pour nous qui avions partagé les espoirs du peuple chilien, qui avions connu des militants.

Et puis, voici ce film de Carmen Castillo, militante à l’époque du Mouvement de la gauche révolutionnaire, qui a perdu lors du coup d’Etat son bébé à naître et le père de son enfant. Ne manquez pas ce film magnifique.

À la fin de la dictature chilienne, Carmen Castillo retourne à Santiago avec le projet de racheter la maison où son compagnon, Miguel Enriquez, secrétaire général du MIR, a été abattu, le 5 octobre 1974, et elle-même grièvement blessée. Elle a l’intention d’en faire un lieu de mémoire et d’activité. Dans ce film, se croisent sans complaisance un itinéraire personnel, une histoire collective (celle des militants du MIR), et celle du pays lui-même. C’est le récit d’apprentissage d’un retour à la vie : ces militants et militantes (beaucoup de femmes admirables) ont été vaincus, sans doute, mais, dans leur victorieuse défaite, la force de vie l’emporte sur la peur et sur l’humiliation. Loin d’une commémoration nostalgique, ce film est une œuvre de transmission et de dialogue entre les générations d’hier et d’aujourd’hui. À voir et à faire voir, sans tarder.

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1) Article de Rouge : « Calle Santa Fe », de Carmen Castillo, revient sur le combat contre la dictature d’Augusto Pinochet

• Les deux heures quarante de ce film sont un parcours de mémoire dont tu sembles sortir toi-même transformée, au point d’abandonner le projet initial de rachat de la maison où a été tué ton compagnon, Miguel, révolutionnaire en lutte contre la dictature, pour te plonger dans le tourbillon moléculaire d’une renaissance sociale et politique...

Carmen Castillo - Au départ, je pensais que mon engagement, la politique, c’était du passé. Et je suis partie de cette maison comme lieu de résistance. Entre 2002 et 2005, j’ai redécouvert peu à peu la politique et l’engagement. Je redoutais l’arrogance des vainqueurs, la fatigue des vaincus, la tristesse d’une société de consommation où le luxe côtoie la pauvreté. Je suis tombée dans une mélancolie profonde. Et j’ai rencontré un mouvement, une créativité, une inventivité, une grande lucidité. Je croyais que la société était tombée dans une amnésie indifférente. Et, en traversant les murs invisibles de la société, en allant de l’autre côté, j’ai retrouvé Miguel, Allende, nous autres, tels que nous étions au début de notre histoire. Je suis en quelque sorte retournée sur les lieux du crime. Et j’en suis sortie convaincue que ces dix mois de clandestinité vécus avec Miguel, calle Santa Fe, c’est le meilleur de ce qu’on peut attendre de toute une vie. Ce qui donne cette intensité particulière à la vie quotidienne, cette luminosité aux gestes les plus simples - faire la cuisine, raconter des histoires aux enfants, faire l’amour - c’est tout simplement la résistance. Une vie sans cela est très terne, très ennuyeuse. Je pensais que tout cela était fini, que Pinochet et dix-sept ans de réaction libérale avaient éradiqué cette histoire. Eh bien, non. Il faut tout réinventer.

• Plusieurs militants évoquent les erreurs politiques. Le prix est très lourd : 800 membres du Mouvement de la gauche révolutionnaire (MIR) tués ou disparus. Comment reconnaître ces erreurs, sans conclure que tous ces sacrifices et ces souffrances n’ont servi à rien ?

C. Castillo - Ce que j’ai compris, en rencontrant les militants qui restent actifs, c’est combien ce fut déchirant de remettre en cause certaines décisions politiques, qui sont devenues des erreurs par la rigidité de leur application. Il y eut deux grands moments. En 1973, « le MIR ne s’exile pas ». En 1978, la décision du retour clandestin. Alors, on peut se poser des questions tout en restant fidèles à cette simple chose : continuer, continuer malgré tout. Parce que les inégalités, les injustices sont toujours là, parce que les tortionnaires n’ont pas été jugés, parce que les corps des disparus n’ont pas été retrouvés, parce que les résistants n’ont pas été amnistiés ou réhabilités. Par rapport à cette génération qui a continué dans un contexte aussi difficile, notre responsabilité de transmission est compliquée, mais énorme. Si nous ne rappelons pas qu’il n’y a pas de vraie vie sans l’engagement que nous avons connu, si nous ne disons pas que cette lutte, c’est le meilleur de nous-mêmes, si nous ne disons pas à nos enfants qui sont blessés à vie ce que nous avions dans la tête, nos rêves et nos désirs, le jour où nous les avons laissés, alors rien n’aura plus de sens. Je me suis toujours dit que si je disais à ma fille, Camila, qui a grandi loin de moi, que je m’étais trompée sur toute la ligne, ce serait faux.

• Il y a le témoignage des parents des trois frères Vergara, assassinés par la dictature. Leur mère dit qu’après leur mort, elle était une loque, qu’elle a voulu mourir, mais qu’elle s’est reconstruite en comprenant ce que ses fils lui ont appris...

C. Castillo - On avait raison de croire que c’était possible de changer le monde. Dans le film, un ancien responsable du MIR rappelle que son organisation n’a eu que huit ans pour se préparer, entre sa fondation en 1965 et le coup d’État de 1973. Miguel n’avait que 30 ans quand ils l’ont tué. Ce camarade dit que nous avons fait ce que nous pouvions avec ce que nous savions. Ce qui reste vivant, c’est le désir. Ils ne peuvent pas tuer ce désir. Nous avons touché au mystère de la jouissance. Ils ne nous le pardonnent pas. La mort, c’est l’affaire de la bourgeoisie. Ce que mon film transmet, c’est une mémoire douloureuse, mais aussi cela, une mémoire du bonheur.

• Que penses-tu de tes premières rencontres avec le public ?

C. Castillo - Je voulais combattre la volonté d’écraser nos mémoires, qui contiennent autant de bonheur que de douleur. Dans les discussions surgissent, non pas des nostalgies et des regrets, mais des questions d’aujourd’hui, pour aujourd’hui. On parle beaucoup du présent. C’est cela qui m’intéresse.

Carmen Castillo

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2) Article de L’Humanité : Pour l’amour et la révolution : Calle Santa Fe de Carmen Castillo

C’est l’histoire d’une femme. C’est l’histoire d’un amour. C’est l’histoire d’un pays. Santiago du Chili, 5 octobre 1974. Les forces armées donnent l’assaut à la maison de la rue Santa Fe, « calle Santa Fe », qui abrite Carmen Castillo et son compagnon Miguel Enriquez, dirigeant du MIR (Mouvement de la gauche révolutionnaire). Miguel Enriquez est tué les armes à la main. Carmen Castillo, blessée, est évacuée à l’hôpital et perd l’enfant qu’elle attendait. Elle sera expulsée de son pays après une campagne de solidarité internationale. Plus de trente ans ont passé et toujours ce même questionnement qui la hante. Sont-ils morts pour rien ? Tout cela en valait-il la peine ?

Elle suit son intuition

Le Chili, la réalisatrice ne veut plus en entendre parler. Les années quatre-vingt lui laissent un goût amer. La « transition démocratique » livre le pays, son pays, au libéralisme le plus violent. Et occulte tout un pan de son histoire, celle de l’Unité populaire d’Allende comme le coup d’État de Pinochet et la répression qui s’ensuivit. « J’étais arrivée au bout de la réflexion sur le mal, le tortionnaire, la valeur du témoignage dont parle Hannah Arendt. » En 2002, après de longues hésitations, elle retourne au Chili. Carmen Castillo n’est pas sûre de ce qu’elle cherche ni de ce qu’elle va trouver. Mais elle suit son intuition. Elle sent que quelque chose profondément enfoui dans son inconscient guide ce retour. Dans un premier temps, elle refuse de se rendre calle Santa Fe. L’entêtement de Silvia, ancienne militante du MIR, aura raison de ses réticences. « Timidement », elle frappe aux portes voisines de son ancienne maison, pénètre dans des arrière-cours, parle avec l’épicier. Tous se souviennent de ce jour d’octobre 1974. Et soudain « le témoignage de Manuel va me bouleverser. Je comprends que les gestes de bien sont plus intéressants que le mal. Ce qu’il me dit fait bouger ma mémoire ». Manuel a assisté à toute la scène. C’est lui qui, ce jour-là, appellera l’ambulance qui conduira Carmen à l’hôpital. C’est lui qui lui révèle que Miguel Enriquez est mort alors qu’il aurait pu se sauver parce qu’il est revenu sur ses pas la mettre à l’abri.

Calle Santa Fe, le film, raconte cette quête, ce désir de démêler les fils d’une histoire, ce besoin d’en retisser les liens. Et le film n’est pas une fabrique à nostalgie. Il prend le spectateur à témoin d’une histoire qui se déroule tandis que Carmen Castillo reste ouverte à toutes les bifurcations qui surgissent au présent. Poursuivant le chemin plutôt qu’un objectif préalable, le film échappe ainsi à toute démonstration réductrice. La réalisatrice s’expose avec courage et lucidité, n’élude rien, ni les questions politiques ni les questions intimes. Cette plongée en apnée au coeur de la société chilienne rouvre certes des blessures mais ce que lui renvoient les femmes et tous ces jeunes gens qui militent dans les poblaciones et y organisent la solidarité, bouscule ses a priori. Au fil du tournage, elle est sans cesse déstabilisée par cette réalité dont l’exil l’avait tenue à distance. Elle interroge l’acte militant de Miguel, qu’elle considère comme l’un de ces actes « fondateurs de la condition humaine qui redonnent au Chili sa dignité ». Et les réponses aux questions qu’elle ne pose pas toujours lui arrivent par bribes, déplaçant le curseur de ses doutes et de ses certitudes. « Je retrouve les militants du MIR, Pedro, dix-sept ans de prison, qui travaille aujourd’hui dans un centre social. Il est plein d’humour et n’éprouve aucun ressentiment. Il me présente de jeunes militants organisés dans les "territoires" et la mémoire de la résistance, celle de Miguel se connectent directement avec eux. La mémoire des vaincus est agissante. Je comprends que Manuel Enriquez, Victor Jara, Allende existent dans la mémoire populaire. »

Le visage de Luisa apparaît à l’écran. Visage émacié, regard d’une grande douceur voilé d’une infinie tristesse. Luisa tend l’album de famille à Carmen. Elle montre les photos de ses trois garçons, à peine sortis de l’adolescence et morts, tous les trois assassinés par la dictature, sur les barricades des poblaciones. Dans les images incroyables de Pablo Salas filmées clandestinement on les voit, vivants, tenir tête aux chars de Pinochet. Pablo Salas a tout filmé des années quatre-vingt. Aujourd’hui, des kilomètres de bobines s’entassent chez lui, « et c’est toute cette mémoire qui risque de s’effacer si le gouvernement chilien ne fait rien. L’INA est d’accord pour restaurer ces films et les remettre à la cinémathèque chilienne mais les autorités ne bougent pas ». Les images de Salas trouvent leur place dans le film de Carmen qui poursuit inlassablement sa quête.

Malgré la solitude Malgré la douleur « Renouer les fils de l’action politique m’a amené à me réconcilier avec le Chili. Luisa, Rosita, Blancita, aucune d’elles ne regrette rien, malgré leur solitude, malgré leur douleur, malgré leur abandon. Et puis il y a tous ces jeunes... » Carmen Castillo est parvenue à faire un film personnel dans lequel chacun d’entre nous peut se retrouver, faire son propre voyage, se confronter à ses propres interrogations sur le sens de son engagement aujourd’hui. C’est un film bouleversant, d’une honnêteté sans faille.

Marie-José Sirach

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3) "Calle Santa Fe" : retour sur une histoire sanglante, interrogation sur un combat mortel (Le Monde)

Le 5 octobre 1974, dans une maison située dans un faubourg de Santiago du Chili, le dirigeant du Mouvement de la gauche révolutionnaire (MIR) Miguel Enriquez est tué lors d’un assaut donné par la police et les militaires de la dictature en place depuis le 11 septembre. Sa femme, Carmen Castillo, enceinte, est blessée lors de l’attaque. Elle sera expulsée du Chili quelques mois plus tard grâce à une campagne internationale de soutien. C’est elle qui, plus de trente ans après, réalise un film qui, en partant de cette journée fatale, serait une manière de mêler le souvenir à la réflexion, l’expérience personnelle et l’Histoire.

La maison de la Calle Santa Fe vers laquelle Carmen Castillo revient devient en effet le lieu autour duquel son très beau documentaire va évoluer. Des circonstances précises de la mort d’Enriquez à l’analyse de la stratégie politique du MIR, parti d’extrême gauche qui avait apporté un soutien critique au gouvernement d’Unité populaire d’Allende sans y participer, tout est ici matière à réflexion, à interrogation et aussi à une émotion dénuée de pathos.

A TOUTE ALLURE

C’est en retrouvant ses voisins de l’époque mais aussi en interrogeant des militants survivants d’un parti dont la junte de Pinochet a tenté d’éliminer physiquement et systématiquement les dirigeants que Carmen Castillo réussit à retrouver l’articulation exacte qui est au coeur de son film, celle qui relie tragédie individuelle et défaite historique. Mais le film, en additionnant une série de récits admirables et bouleversants d’héroïsme, ne se contente pas de l’exaltation de la geste glorieuse de la résistance à Pinochet.

Certes, en deux heures quarante qui passent à toute allure, on découvre le récit précis, émouvant, de destins individuels broyés par la dictature mais aussi l’analyse froide et parfois sceptique de choix politiques qui ont déterminé la vie même des protagonistes du film. Car, au-delà de la description d’une action militante qui a entièrement façonné l’existence d’individus ayant par exemple risqué et parfois perdu leur vie en retournant clandestinement au Chili, ayant abandonné leurs enfants pour obéir aux consignes du MIR, se glisse une interrogation, non dénuée d’une certaine amertume, sur la valeur et la nécessité de ce combat face aux exigences de l’Histoire.

Présenté dans la section Un certain regard, ce documentaire rejoint, à sa manière, en s’attachant à une histoire sanglante et encore récente, la sombre tonalité de nombreux films de fiction déjà présentés et qui n’hésitaient pas, comme cela a été déjà souligné, à affronter la question de la signification de la mort. Quelle est la valeur de la vie humaine en regard des nécessités de la lutte ? A quoi sert la mort d’un homme ? Tout cela n’est pas rien.


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