Johann Chapoutot : "Les tendances lourdes qui ont armé le nazisme n’ont pas disparu le 8 mai 1945"

lundi 28 octobre 2024.
 

« On voit bien que pour penser vraiment la signification du nazisme, il faut le penser ni comme une anomalie civilisationnelle, ni comme une idiosyncrasie germanique. ».

Marianne : Dans votre ouvrage, vous récusez l’idée communément admise que le nazisme serait une « aberration de l’histoire occidentale » et une « exception déplorable ». Pourquoi ?

Johann Chapoutot : Le récit dominant sur l’histoire occidentale est celui d’un avènement progressif de la paix civile par la médiation juridique et donc de la fin de la violence. Le nazisme percute ce récit. Pour s’en accommoder, on l’analyse alors comme une anomalie dans le processus des Lumières. Or, raisonner ainsi, c’est raisonner d’une manière anhistorique et parfaitement décontextualisée.

Il se trouve que le contexte du nazisme, c’est bien l’Occident du XXe siècle. Dès lors, on est amené à questionner les liens éventuels qui peuvent exister entre le nazisme et des tendances lourdes de l’histoire de l’Europe et de l’Occident. Et on les trouve très rapidement : les nazis sont antisémites, racistes, impérialistes, colonialistes, eugénistes, sociaux-darwinistes, mais ils n’ont rien inventé de tout cela, qui leur préexistait.

On voit bien que pour penser vraiment la signification du nazisme, il faut le penser ni comme une anomalie civilisationnelle, ni comme une idiosyncrasie germanique. Sinon, on fait du fétichisme, mais pas de l’Histoire.

Vous soulignez dans l’ouvrage que le parti nazi était loin d’être singulier en Allemagne…

À la fin des années 1910 prolifèrent des mouvements d’extrême droite racistes, antisémites, impérialistes, revanchistes, révisionnistes, antiversaillais, antidémocrates qui essaient de capter une clientèle électorale qui serait tentée par la solution communiste pour la détourner vers la solution nationaliste. Le parti nazi, « Parti national-socialiste des travailleurs allemands », est seulement l’un de ceux-là, qui, jusqu’en 1928, reste un parti sans importance.

Certes, mais à un moment, il a réussi à attirer à lui les suffrages !

Oui. Mais dans un contexte de choc exogène violent, la crise puis la grande dépression des années 1930, avec une misère sociale épouvantable ! L’été 1932, c’est un chômage global de 15 millions de personnes, et la famine. Dans ce contexte-là, un parti qui s’intitule « Parti socialiste des travailleurs », mais aussi en même temps « national » et « allemand » a des arguments à faire valoir.

À partir de la crise, il insiste sur sa vocation sociale (de façon uniquement rhétorique !). Il incrimine les grands exploitants, le grand capital – alors que ce dernier finance les nazis au même moment ! Parce que les patrons ne se sont pas trompés : c’est quand même le grand patronat, les grands agrariens et la finance allemande qui appellent les nazis au pouvoir en 1932.

C’est la même situation qu’aujourd’hui : le bloc bourgeois, qui estime qu’il a la science infuse et les bonnes solutions pour redresser l’Allemagne et son économie, gouverne de manière antidémocratique à coup de 49.3 (48.2 de la Constitution allemande à l’époque). Ces gens-là n’ont aucune légitimité électorale  ! En 1928, ils font environ 50 % des voix, mais en 1932 seulement 10 %. C’est Michel Barnier, c’est le macronisme… Et ils se pensent tellement bons qu’ils s’interrogent sur les voies et les moyens de rester au pouvoir antidémocratiquement. Après réflexion, ils décident que la solution la plus rationnelle, la plus raisonnable, c’est l’alliance avec l’extrême droite.

Mais vous dites que, dès l’abord, les nazis voulaient la guerre. Le bloc bourgeois aussi ?

Non. Mais pour les nazis, la guerre à l’Est était un impératif. Dès 1931, dans les services de la SS, un projet de conquête – et de colonisation – est pensé et, de 1940 à 1943, plusieurs versions d’un « Plan général pour l’Est » se succèdent.

Sur les 130 millions de Slaves (vus comme « race inférieure »), 100 sont nécessaires en tant que « ressources humaines » et donc 30 millions doivent disparaître de la façon la plus économique possible : c’est le « Plan famine » dont seront victimes, notamment, entre 2,6 et 3,2 millions de prisonniers russes.

Ce qu’ici en France nous ignorons très majoritairement…

Le niveau de violence à l’Est est proprement apocalyptique, ce que le contexte de guerre froide a éludé ! En France, on a une dizaine d’Oradour-sur-Glane. Dans les Balkans, on en a 500, sur le front de l’Est, 5 000.

Les ordres donnés aux militaires, aux policiers et aux administrations civiles ont plongé les Allemands dans un état quasi-psychotique. Tout est danger à l’Est ! Un cadavre, il faut lui tirer dessus, ne pas boire l’eau des puits, ne pas toucher les poignées des portes…

Ce caractère angoissé est-il fondateur de la pensée nazie ?

Oui. La vision du monde nazie est angoissée et anxiogène. Le danger est partout, tout le temps, et il faut se défendre. C’est une vieille tradition allemande depuis la guerre de Trente Ans au XVIIe siècle parce que l’Allemagne n’a pas de frontières naturelles bien définies et que règne la peur permanente de l’invasion et de l’encerclement.

Les nazis proposent justement le désencerclement (et la fin de l’angoisse). Les nazis arguent du fait que l’action allemande est toujours défensive. On a affaire à une ontologie victimaire. De toute éternité, le Germain est la victime du complot juif, de la haine slave, de la synergie entre la méchanceté juive et la haine slave. Les Allemands ne font que se défendre. C’est de la légitime défense en permanence.

L’URSS va perdre 27 millions d’habitants dans cette guerre. Six millions de juifs vont disparaître. Les Allemands ignoraient-ils cette violence inouïe ? La cautionnaient-ils ?

La mort est tellement massive, permanente, le massacre tellement récurrent que tout le monde est au courant de tout en Allemagne. Dix millions d’appareils photos mobiles sont en circulation et ils sont très courants sur le front de l’Est. On a des tombereaux de lettres et des photos sur ce qu’il se passe ! Treblinka se situe sur la ligne du train entre Varsovie et Cracovie : on y a brûlé 900 000 personnes en moins d’un an ! On sent les odeurs !

Tout le monde est au courant, mais il existe aussi la dissociation cognitive et le déni.

Tout le monde est au courant, mais il existe aussi la dissociation cognitive et le déni. Les Allemands ne pensent pas être des brutes, des sauvages : si les hommes font ça à l’Est, c’est pour sécuriser le front, éviter des morts. Et puis, dès 1943, se déroulent des campagnes de bombardements massifs de l’Allemagne. Les Allemands sont décidément des victimes…

Dans le chapitre final du « Monde nazi », vous soulignez que le nazisme n’est pas une parenthèse qui serait sans liens avec nous…

Le caractère allogène du nazisme ne vaut ni en amont ni en aval. On estime que le nazisme est un phénomène aérolithique totalement clos sur lui-même et sans communication avec l’histoire de l’Occident. C’est faux.

Après 1945, on pense que l’aérolithe [météorite] qui a frappé la terre s’est dissous et qu’il n’en reste rien, parce que la victoire de la démocratie et du libéralisme est éclatante. Or, les tendances lourdes, de fond, qui ont armé le nazisme n’ont pas disparu le 8 mai 1945. Le racisme, l’antisémitisme se portent bien. Et le darwinisme social triomphe : quand on voit un président parler des « gens qui réussissent » et des « gens qui ne sont rien », c’est du darwinisme social pur ! Or, en république, personne n’est rien par définition ! Et on pourrait attendre d’un président qu’il le sache.

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Le monde nazi, Johann Chapoutot, Christian Ingrao et Nicolas Patin, Tallandier, 2024, 640 p., 27,50 €.

Article de Pascale Fourier


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