Cisjordanie : À Jénine depuis un an, Israël n’a « ni limites ni pitié »

samedi 19 octobre 2024.
 

La ville du nord de la Cisjordanie et son camp sont depuis longtemps considérés comme des foyers des groupes armés palestiniens et sont habitués aux incursions de l’armée israélienne. Mais le 7-Octobre a inauguré une nouvelle façon de faire la guerre, plus brutale et terrifiante, où les drones jouent un grand rôle.

Jénine (Cisjordanie).– Quand le drone est entré dans le salon par la fenêtre fracassée, Raeda, sa sœur et ses deux filles se sont terrées derrière le canapé. Le petit engin, pas plus gros que ceux que l’on trouve dans le commerce, a volé dans la pièce, puis dans celle d’à côté, et le reste de l’appartement, son bourdonnement couvert par le claquement sec des tirs incessants contre les murs de l’immeuble.

Les quatre femmes n’ont pas osé se montrer. Elles avaient pourtant reçu un coup de téléphone du Comité international de la Croix-Rouge (CICR) qui faisait l’intermédiaire avec l’armée israélienne : l’engin allait venir reconnaître les lieux pour vérifier qu’elles étaient seules et non armées. Elles pourraient ensuite sortir de la maison en toute sécurité.

Mais, terrorisées par plusieurs heures de siège et de tirs, par le bombardement sur les maisons voisines réduites à l’état de gravats, sans compter le réservoir d’eau qui, traversant un des murs, venait de blesser Raeda, elles sont restées recroquevillées. Et puis la sœur de Raeda a pris un chiffon blanc et s’est mise à crier qu’il n’y avait que des femmes, et que l’une d’elles avait besoin de soins.

Elles ont fini par sortir, tenues en joue par les soldats israéliens. Ils étaient persuadés que quatre combattants palestiniens se cachaient dans cette maison. C’était un petit matin de novembre 2023. Depuis, Raeda, ses filles et sa sœur ont quitté le camp de réfugié·es de Jénine. Elles ont été relogées à proximité, dans un appartement dont le loyer a été payé pendant six mois par l’UNRWA, l’agence des Nations unies chargée des réfugié·es palestinien·nes.

Raeda, divorcée depuis six ans, a du mal à assurer le loyer, avec sa paie de femme de ménage dans une clinique de la ville et celle de la seule fille qui ait trouvé du travail, à temps partiel, dans une boutique de vêtements féminins. Mais elle ne veut pas retourner habiter dans le camp où elle est née, a grandi, élevé ses enfants, et qu’elle n’imaginait pas quitter un jour.

« Avant, c’étaient des incursions normales », dit-elle. Questionnée sur le « normal », elle répond : « Les soldats tapaient contre la porte, ils entraient, ils fouillaient partout, ils mettaient tout sens dessus dessous, et ils partaient. Depuis le 7-Octobre, ils n’ont plus ni limites ni pitié. »

Sirènes et guetteurs contre drones armés

Les habitant·es du camp de Jénine rencontré·es parlent toutes et tous d’une nouvelle façon de faire la guerre, dans laquelle le drone joue un rôle crucial et terrorisant. « Quand l’armée fait une incursion, on ne voit plus les soldats comme avant, explique Imad, un voisin de Raeda. Ils envoient le drone dans les ruelles et dans les maisons en reconnaissance. Après, ils tirent partout et ils avancent. »

Lors de la dernière occupation du camp, pendant dix jours du 28 août au 6 septembre, son fils Diaa, 15 ans, s’est retrouvé nez à nez avec un engin volant qui s’est arrêté au niveau de son visage et l’a filmé. Le gamin était à moitié caché derrière la porte du rez-de-chaussée de l’immeuble familial où toute la famille s’entassait pour échapper aux balles.

Le gamin, déjà traumatisé par un tir de sniper qui a fauché sa jambe alors qu’il se rendait à l’école en mai dernier, ne se sent plus en sécurité nulle part. « Quand je me déplace, j’ai toujours peur que quelque chose surgisse des immeubles ou des ruelles », reconnaît-il. Il lui reste des éclats de balle dans la jambe, inopérables car trop près des nerfs. Sur son téléphone, il montre la radio qui l’atteste.

Ayman* se présente comme le chef actuel de la Brigade de Jénine, un groupe armé réunissant des hommes, parfois très jeunes, affiliés à diverses factions palestiniennes, « toutes unies dans le même combat », affirme-t-il. Au départ méfiant et peu enclin à parler, il finit par guider les visiteurs à travers d’étroites ruelles jusqu’à une maison anonyme, accompagné par deux de ses hommes, un grand costaud sans arme apparente et un jeune fluet qui ne quitte ni son talkie-walkie ni son M16.

Jamais nous n’avons perdu autant de combattants, même pendant la deuxième Intifada. Ce sont les plus expérimentés, les plus vaillants qui ont été tués.

Ayman, dirigeant de la Brigade de Jénine

Assis droit sur un énorme canapé marron défoncé, Ayman évoque fièrement la Brigade de Jénine, fondée il y a trois ans après des années de sommeil des groupes armés. « On voyait tous les jours des arrestations, des incursions, des soldats qui brutalisaient les femmes, les enfants, alors on a décidé de reprendre la “Résistance” [nom donné par les Palestiniens à la lutte armée – ndlr] et nous avons formé la Brigade de Jénine. Les autres, à Tulkarem, à Toubas, à Naplouse, ont pris exemple sur nous », assure-t-il avec fierté.

Il reconnaît que les coups portés par l’armée israélienne depuis le 7-Octobre sont très durs. « Jamais nous n’avons perdu autant de combattants, même pendant la deuxième Intifada, reprend-il. Ce sont les plus expérimentés, les plus vaillants qui ont été tués. »

Les règles d’engagement ont changé, quelques semaines avant le 7-Octobre. « Le premier tir de drone, nous l’avons subi en juillet 2023. La bombe n’a tué qu’un seul combattant, mais nous l’avons échappé belle, nous venions juste de nous disperser, avoue benoîtement Ayman. Nous avions l’habitude des drones qui tournent dans le ciel et nous filment. Aujourd’hui, les Israéliens utilisent en plus des drones suicides et des engins qui tirent. On est attaqués de tous côtés. »

L’entretien a été réalisé le 2 octobre, la veille du tir de missile par un avion de chasse contre un café dans le camp de Tulkarem, à 40 kilomètres à l’ouest de Jénine, une première depuis la deuxième Intifada. Les moyens des hommes de la Brigade de Jénine semblent dérisoires face à cette technologie de leur ennemi. Ils utilisent peu d’outils technologiques, bannissent les téléphones portables et ne possèdent aucun bipeur, seulement une poignée de talkies-walkies. Des guetteurs lancent l’alarme au moindre regroupement de soldats au checkpoint de Jalama, principal passage entre Jénine et Israël. Des caméras de surveillance ont été installées, cachées pour échapper aux drones.

Aussitôt que l’armée israélienne fait mouvement, des sirènes se déclenchent dans tout le camp. « Nous savons quand nous l’entendons que nous avons cinq minutes pour fuir », explique Sabrine, une femme de 38 ans, dont la maison a été envahie quatre fois par les soldats israéliens depuis le mois de décembre. La première fois, elle a fait réparer les portes et les serrures brisées. Un budget, pour cette famille, alors que le père, peintre décorateur, a perdu son emploi en Israël après le 7-Octobre et n’a plus aucun revenu. Depuis, elle laisse les portes ouvertes.

« De toute façon, ils cassent tout, alors ça ne sert à rien de fermer », dit-elle en courant d’un objet à l’autre, le doigt tendu pour désigner les dégâts de la dernière incursion, celle de dix jours, du 28 août au 6 septembre. Elle ne peut pas s’arrêter de parler. Son intérieur démontrait une certaine aisance, acquise grâce au travail de son mari Mahmoud en Israël, et un goût certain pour les décorations un peu kitsch.

Dans la chambre de sa fille et dans le salon, deux écrans plats, enfoncés. La fausse cloison de la grande pièce sur laquelle est peint un paysage de montagnes enneigées est brisée. « Il leur suffisait de regarder par le côté pour voir s’il y avait quelque chose derrière », s’exclame-t-elle. Une statue de cheval cabré, passion de Mahmoud, est en morceaux. Les canapés ont été éventrés. Seuls les murs de la cuisine ont été nettoyés : « Ils se sont amusés à y jeter les œufs les uns après les autres. »

« En décembre, ils ont arrêté mes deux fils, ils ont 21 et 18 ans. Ils les ont menottés et emmenés dans une pièce à côté, en nous gardant dans le salon, avec deux chiens. Mon mari, qui parle hébreu, a entendu le capitaine dire à un soldat : “Va tuer les deux.” Il s’est mis à hurler, moi aussi, raconte-t-elle, les phrases en rafale. Du coup, les trois ont été emmenés, mes deux fils et mon mari. L’officier a dit à mon mari : “Nous n’avons aucune accusation contre toi, c’est pour te punir.” Il a été libéré au bout de douze jours, après avoir payé une amende. » Son fils cadet aussi. Son fils aîné est toujours en prison. Ses parents assurent qu’il n’avait aucune activité politique et ne faisait partie d’aucun groupe armé.

La population, terrorisée et impuissante

La Brigade de Jénine, par la bouche d’Ayman, se vante de rendre le camp plus sûr et de protéger les habitant·es. Impossible de ne pas voir là beaucoup d’esbroufe et d’auto-persuasion. Certes, les explosifs artisanaux déposés ici et là peuvent faire quelques dégâts. Mais l’armée israélienne prend ce prétexte pour défoncer les rues au bulldozer D9, monstre blindé équipé d’une sorte de lame à l’avant et d’un rippeur à l’arrière. À tel point qu’elles ne sont plus réparées après les incursions, juste aplanies pour permettre aux véhicules de circuler, dans des nuages de poussière.

La seule force, relative, de la Brigade de Jénine, ce sont ses armes. Les jeunes hommes arborent des armes de poing et des fusils d’assaut M16 flambant neufs. « Le Jihad islamique les leur fournit depuis trois ans, c’est grâce à cette faction que la brigade a pu se constituer. Ils ont reçu beaucoup d’argent et beaucoup d’armes », affirme un observateur qui tient à rester anonyme.

Ayman ne cache pas que la majorité des hommes de la brigade émargent au Jihad islamique et que lui-même en fait partie, comme son héros, son jeune frère de 22 ans, Abdallah al-Ossari, abattu dans une maison du camp par l’armée israélienne en mars 2022. Mais il ne cite jamais l’Iran.

Les liens entre le Jihad islamique palestinien et la République islamique sont pourtant de notoriété publique. À tel point que le gouverneur de Jénine, Kamal Abou al-Rob, s’en émeut. « Les combattants se laissent filmer à certains endroits pendant leur entraînement pour montrer à l’Iran qu’ils agissent et continuer à recevoir de l’argent, assure-t-il. Après la dernière incursion, quand les Israéliens se sont retirés, 47 jeunes ont défilé dans Jénine, en treillis. Chacun avait reçu 500 shekels (120 euros) pour parader. C’est à destination de l’Iran. Mais c’est Israël qui laisse passer les armes, et l’argent. Car ils ont Jénine en ligne de mire. »

Kamal Abou al-Rob réfute les accusations de complicité entre l’Autorité palestinienne et les services israéliens, portées par le groupe armé. Il se récrie, rappelant que les Israéliens accusent l’Autorité d’inciter à la violence. Il rappelle aussi qu’il pleure toujours son fils Shamekh, jeune médecin abattu devant le domicile familial et sous ses yeux, le 25 novembre 2023, alors qu’il portait secours à des blessés. Tout le monde pensait que les Israéliens étaient partis, on avait vu les jeeps quitter le village de Qabatiya, dans les faubourgs de Jénine. Elles ont brutalement fait demi-tour.

Kamal Abou al-Rob est inconsolable et la photo du jeune homme est partout : au-dessus de la porte de son bureau de gouverneur, sur un mur de la pièce, au dos de son téléphone.

En un an, 116 personnes ont été tuées par l’armée israélienne rien qu’à Jénine et aux alentours, et plus de 500 blessées. Avec la perte des salaires des travailleurs en Israël, les destructions dont l’évaluation n’est même pas terminée et la crise économique, la pauvreté ne cesse d’augmenter.

Les parents et grands-parents des habitant·es du camp de Jénine sont originaires, pour beaucoup, de villages autour de Haïfa, aujourd’hui dans le nord d’Israël, dont ils ont été chassés en 1948. Ils et elles ont le sentiment de revivre la Nakba, obligé·es par la violence de quitter leur camp à chaque incursion. Oscillant entre le désir de le quitter pour de bon, pour trouver une vie plus paisible, et la volonté de ne pas l’abandonner, de ne pas recommencer 1948. Ainsi de Sabrine et Mahmoud. Deux époux, deux opinions opposées. Elle née dans la ville, lui dans le camp. « Mais, de toute façon, nous n’avons nulle part ailleurs où aller, et pas d’argent, alors on va rester avec nos portes cassées », sourit petitement Sabrine.

Gwenaelle Lenoir

• Mediapart. 6 octobre 2024 à 15h54 :


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