Inde : les îles englouties du Kerala, avant-goût du désastre climatique

mercredi 4 septembre 2024.
 

Inexorablement, l’archipel intérieur de Munroe sombre sous les marées et moussons plus intenses, et se vide de ses habitants. L’agonie de ce coin de paradis illustre la vulnérabilité d’un État côtier qui connaît ses premiers réfugiés climatiques.

Chez Baby, le plus simple est d’y aller en barque », nous invite gentiment un local, qui nous perdra cependant plusieurs fois. Il faut dire que naviguer dans ce dédale de canaux, mangroves et étendues d’eau saumâtre, d’où dépassent quelques constructions, est déconcertant.

Parfois, on croit avoir du fond mais la barque bute sur un remblai de terre, qui délimitait une parcelle engloutie. Il faut lever le moteur pour contourner ces champs noyés, tout comme les poteaux électriques, dont on se demande s’ils alimentent encore une maison. Celles que nous voyons ne sont occupées que par de l’eau. À Munroe, elle est partout chez elle.

Ce n’est pas le cas de celle de Baby, 59 ans. Nous voilà arrivés à bon port. Au sens propre, puisque sa maison est entourée par les eaux, comme une île. « Lorsque le niveau descend, une petite route permet de rejoindre la ville, mais c’est dangereux », dit-elle. Baby nous reçoit sur son perron, planté sur un sol vaseux et ceinturé de bâches en plastique qui l’empêchent de se liquéfier pour de bon.

« Il faut dépenser 150 euros par an pour étanchéifier le sol, explique-t-elle. Depuis deux ans, on n’a pas eu l’argent pour le faire alors c’est très humide. » Trente ans qu’elle vit avec son mari et ses deux enfants dans cette bicoque qui n’a pas toujours ressemblé au radeau de la méduse.

« Mes ancêtres ont vécu ici sans jamais rencontrer aucun problème. Comme tous mes voisins, dans les maisons que vous voyez, raconte Baby. Mais ils sont tous partis, à cause de la montée des eaux. » Dans la pièce principale, le fils regarde la télévision : les poteaux menaient donc bien quelque part.

Les plus pauvres, premiers touchés

« On a l’électricité mais pas l’eau courante, alors qu’on vit sur l’eau, ironise sa mère. C’est devenu infernal, la route est quasiment tout le temps inondée et n’est plus éclairée. Il est de plus en plus compliqué de se rendre au marché, à l’hôpital ou à l’école. » Elle était ouvrière, seul son mari continue à travailler sur des chantiers. « Nous n’avons pas de quoi acheter un bateau, encore moins déménager. »

La famille de Baby habite Perungalam, une des huit îles de l’archipel de Munroe Island, situé dans une mer intérieure du sud du Kerala.

L’archipel de Munroe Island

« Il porte le nom du colonel britannique John Munroe, qui fit creuser au XIXe siècle un grand canal pour réguler les inondations et cultiver la coco et les épices, raconte Abhijeet, militant local du Parti communiste d’Inde marxiste (CPIM), qui gouverne le Kerala. Auparavant, on aimait les inondations car elles fertilisaient les sols. Mais désormais, ce sont des eaux salées qui stérilisent les terres. Les cocotiers ne donnent donc presque plus de noix. L’eau rentre aussi dans les maisons et les fragilise. Les plus pauvres sont les premiers affectés par ces changements. »

Dans l’archipel, tout entier surnommé« l’île qui se noie », Perungalam fait partie des endroits les plus affectés par la montée des eaux. L’archipel occuperait 13,5 kilomètres carrés, mais selon le Centre national d’études des sciences de la Terre, situé dans la capitale de l’État, Thiruvananthapuram, 39 % de cette superficie est sous les eaux, qui vont continuer de monter.

« Nous sommes les témoins impuissants de ce lent désastre, se désole Madhu, secrétaire local du CPIM. Les agriculteurs ne s’en sortent plus, les habitants bradent ou abandonnent leur maison pour aller ailleurs. » De 13 000 habitant·es dans les années 2000, l’archipel de Munroe est tombé à environ 8 000. Un exode parfois qualifié de première vague de réfugié·es climatiques du Kerala.

Non loin de la maison de Baby, Madhu pointe du doigt celle qu’il a dû abandonner en 2012. « Vous voyez le cocotier qui sort de l’eau ? C’est là que j’avais enterré mon père. Tous mes ancêtres ont vécu ici, raconte le politicien, gagné par ses souvenirs d’enfance. C’était tellement beau. Mon père avait quelques vaches, on cuisinait le riz de nos propres champs, on ne manquait de rien. » Comme lui, de nombreuses personnes expriment leur nostalgie, mais aussi du fatalisme. « Malheureusement, je ne pense pas qu’on puisse faire grand-chose pour sauver Munroe. L’État du Kerala prévoit de reloger ceux qui ont perdu leurs maisons. »

Nous sommes extrêmement vulnérables aux inondations et cela va s’aggraver.

M. B. Rajesh, ministre du développement du Kerala

Écosystème hors du temps qui sait pourtant son avenir compté, Munroe préfigure la menace climatique au Kerala. Alors que nous explorions ses îles, des moussons diluviennes provoquaient des inondations dans les montagnes de Wayanad, à quelques centaines de kilomètres au nord de là, engloutissant des centaines d’habitant·es.

La conjonction entre risques climatiques et développement sauvage explique la catastrophe, le trop-plein de constructions fragilisant les sols et accentuant les torrents. « Le Kerala fait partie des régions les plus menacées du monde par le dérèglement climatique, mais ne s’y adapte pas assez », alerte Girish Gopinath, spécialiste du climat à l’université du Kerala.

« Le Kerala est une bande de terre face à l’océan, traversée par quarante-quatre cours d’eau et flanquée de la chaîne des Ghats occidentaux. Nous sommes extrêmement vulnérables aux inondations et cela va s’aggraver », reconnaît M. B. Rajesh, ministre du développement local. Il liste plusieurs projets des communistes, avec la Banque mondiale, et précise : « L’adaptation demande aussi du dialogue. Lorsque nous interdisons les constructions, les habitants nous reprochent de plomber le foncier. Après une catastrophe, on nous reproche d’avoir laissé construire ! »

En attendant, comme Munroe, de nombreuses zones côtières du Kerala sont menacées par les eaux. « Il faut une topologie des risques et des assurances spécifiques pour les victimes », préconise Girish Gopinath. Ce qui ne semble pas à l’ordre du jour.

Le tourisme, une ressource controversée Les causes de la disparition de l’archipel de Munroe sont mal identifiées. Cet estuaire où les marées de la mer d’Arabie rencontrent plusieurs rivières subit l’élévation mondiale du niveau des eaux, mais ce facteur est marginal. Le dérèglement des moussons, que tous les habitants pointent du doigt, jouerait un rôle plus important.

« Le nombre de jours de pluie au Kerala est passé de 120 à 80 par an, détaille Girish Gopinath. Mais les précipitations sont plus intenses, ce qui fragilise les sols. À Munroe, j’ai réalisé une étude qui conclut à la liquéfaction des sols argileux. Ce n’est pas tant l’eau qui monte, que l’île qui se dissout. » Le tsunami de 2004 aurait amplifié cette fonte.

Ces données de bases sont aggravées ici aussi par les activités humaines. Beaucoup d’habitant·es et investisseurs misent depuis peu sur le tourisme dans ce fascinant dédale d’eau et de cocotiers, avec une vie locale (encore) dans son jus. Ranjith, du groupe Bell Farms and Resorts, incarne cette reconversion. « Avant la montée des eaux, ma famille faisait pousser du riz. Nous avons racheté le terrain inondé pour y construire un resort. On a des touristes indiens et quelques internationaux. » Son groupe a investi 750 000 euros pour cet hôtel sur pilotis. « Le tourisme est la seule solution pour l’économie locale de Munroe », juge Ranjith.

Mini George, du département foncier de Munroe, confirme ce potentiel. « Les terrains inondés perdent leur valeur, mais d’autres grimpent avec les investisseurs de toute l’Inde. » Elle pointe néanmoins le cercle vicieux enclenché par cette industrie florissante. « Les hôtels proposent tous des balades dans les rivières de Munroe. Même si c’est interdit, ils bétonnent les berges et les sols de ces canaux, ce qui aggrave la montée des eaux. »

Secrétaire au Panchayat, une division de gouvernance locale de l’Inde, Gopa Kumar dénonce des constructions illégales dans des zones protégées, qui menacent l’environnement sans renflouer les caisses publiques. En l’état, le tourisme ne tient pas de la solution miracle.

Côme Bastin


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