Désignée comme une des responsables de la déroute boursière du 5 août, la Banque du Japon promet de ne plus augmenter ses taux. Mais le monde financier veut plus : revenir au Japon comme aux États-Unis à une politique monétaire ultra-accommodante.
aLa réponse ne s’est pas fait attendre. Et elle est exactement celle qu’escomptait le monde financier. À la première heure le 7 août, la Banque du Japon a organisé une réunion d’urgence avec le ministère des finances du pays pour calmer les marchés boursiers après le krach du 5 août.
Le message se veut des plus rassurants : pas question d’augmenter les taux d’intérêt et de revenir à une politique monétaire plus restrictive tant que « les marchés sont instables », a expliqué le vice-gouverneur de la Banque du Japon, Shinichi Uchida.
Les investisseurs financiers ont immédiatement applaudi. Le yen a perdu plus de 2 % face au dollar ; le Nikkei, qui avait déjà rebondi de 10 % le 6 août, a effacé toutes ses pertes. Dans la foulée, tous les marchés boursiers européens, malmenés depuis trois jours, sont en hausse. Wall Street, qui s’était lui aussi repris, est dans le vert.
Est-ce ainsi que va s’achever le krach boursier du 5 août ? L’intervention de la Banque centrale du Japon va-t-elle suffire à effacer tous les stigmates ? Or, pétrole, métaux, actions… tout s’était effondré dans cette séance du 5 août. Plus de 6 400 milliards de dollars ont été effacés dans le monde dans cette seule journée, une des pires séances depuis 1987, de mémoire d’investisseurs boursiers. Le Vix, cet indice de la peur qui mesure la volatilité sur les marchés, a atteint ce jour-là son plus haut niveau depuis le covid, traduisant l’état de panique qui a soudain saisi la planète financière.
La poussière est loin d’être retombée et personne ne sait encore évaluer précisément les dommages de cette journée du 5 août. Encore ébaubis, les analystes et les investisseurs financiers cherchent à comprendre ce qui s’est vraiment passé. S’agit-il d’un de ces krachs boursiers comme ils en ont connu en 1987 ou en 1998, qui se sont révélés sans lendemain grâce aux interventions massives des banques centrales ? Ou l’effondrement boursier est-il le signe avant-coureur d’une crise plus profonde qui couve ?
Les analystes des grandes banques se disputent sur l’interprétation à donner. Certains, comme ceux de JP Morgan, pensent que cette correction boursière, certes impressionnante, n’est que passagère et que tout reprendra son cours rapidement. D’autres, à l’instar de Goldman Sachs, estiment que la correction n’est pas assez forte : les marchés boursiers restent surévalués, selon eux, en décalage total par rapport aux perspectives de l’économie réelle.
En moins de quatre jours, toutes ces certitudes, qui constituaient les piliers du narratif économique du monde financier actuel, ont été balayées.
Quelle que soit l’analyse retenue, tous cependant sont obligés d’en convenir : quelque chose s’est cassé au cours de ces derniers jours. La planète financière était persuadée jusqu’alors que la Banque du Japon ne remettrait jamais en cause sa politique monétaire ultra-accommodante à l’œuvre depuis dix-sept ans. Tout comme elle était convaincue d’une exception économique américaine, prospère et dynamique, dans un monde en plein marasme. Et elle était certaine que les développements de l’intelligence artificielle (IA) et de l’économie numérique allaient connaître une croissance fulgurante, apportant des centaines de milliards de profits.
En moins de quatre jours, toutes ces certitudes, qui constituaient les piliers du narratif économique du monde financier actuel, ont été balayées.
La décision de la Banque centrale japonaise d’augmenter de 0,25 % ses taux d’intérêt le 31 juillet a pris tout le monde de court. Même si les spécialistes n’ignoraient rien des dissensions existantes entre le gouvernement japonais, favorable à une remontée des taux pour soutenir un yen en chute constante par rapport au dollar, et le gouverneur de la Banque du Japon prônant la plus grande prudence dans les changements de la politique monétaire, ils ne pensaient pas que le changement de cap interviendrait si vite.
Tous les financiers ont été pris à contre-pied. Cela fait des années qu’ils ont pris l’habitude d’utiliser les techniques du carry trade rendu possible par la politique monétaire japonaise : empruntant à taux zéro, voire négatifs, sur le marché japonais, ils ont investi sur des produits risqués ailleurs, assurés d’empocher des gains confortables.
Cette hausse même minime des taux d’intérêt a bouleversé tous leurs calculs. Obligés de faire face à des appels de marge plus élevés, les financiers ont commencé à vendre massivement leurs avoirs dès vendredi. Les algorithmes ont fait le reste, provoquant la déroute boursière du 5 août.
Alors que ces opérations de carry trade sont évaluées à plus de 20 000 milliards de dollars – une vraie menace totalement sous-estimée pour la stabilité financière – la Banque du Japon s’est retrouvée piégée : elle n’a pas eu d’autre choix que de promettre de ne rien changer pour rassurer le monde financier.
Tout en étant rassurés de voir la Banque centrale voler à leur secours, certains réclament déjà plus : que la Banque du Japon renoue avec sa politique monétaire d’antan si profitable au capitalisme financier et revienne aux taux zéro et à l’argent gratuit.
Mais il n’y a pas qu’au Japon que les investisseurs font pression sur la Banque centrale pour tenter de peser sur la politique monétaire. Aux États-Unis, des économistes, des analystes, des banques multiplient depuis le début de la semaine les déclarations pour inciter la Fed à baisser ses taux au plus vite.
Depuis le début de l’année, le monde financier s’impatiente : la politique monétaire restrictive de la Réserve fédérale, marquée notamment par une remontée rapide des taux d’intérêt pour juguler l’inflation, n’est plus de mise selon eux. L’inflation est en train de reculer, et l’économie commence à donner des signes d’essoufflement, expliquent-ils.
Bien des données avaient été publiées avant, montrant la diminution du pouvoir d’achat des ménages américains, la baisse constante de la demande et de la consommation, la précarisation des emplois, l’inquiétude des Américains pour leur avenir. Mais ce n’est qu’avec les derniers chiffres du chômage publiés le 2 août et les résultats décevants des géants du numérique, « les Sept Magnifiques » (Alphabet, Amazon, Apple, Meta, Microsoft, nVidia, Tesla : ils représentent à eux seuls plus de la moitié de l’indice boursier S&P), que le monde financier a commencé à réaliser que l’économie américaine n’était peut-être pas aussi solide qu’ils le pensaient. Ils pariaient jusqu’alors sur un atterrissage en douceur de l’économie, ils agitent désormais le spectre d’une récession dure, le krach boursier étant, selon eux, le signal d’alerte de ce retournement.
Pressions sur la Fed Il y a même urgence à ce que la Fed intervienne, sans attendre sa réunion de septembre, selon l’économiste Paul Krugman. « Même si je militais pour une baisse de 0,5 % des taux d’intérêt dès septembre, je ne prônais pas une réunion d’urgence parce que cela aurait été un signe de panique. Mais comme la panique est là, mon argument n’a plus lieu d’être. Il faut une réunion d’urgence pour baisser les taux », a-t-il écrit sur le réseau social X le 5 août en pleine panique boursière.
D’autres économistes, à l’instar de Barry Eichengreen, sont résolument opposés à de telles réactions d’urgence. « La Fed ne doit pas laisser les marchés dicter » sa politique monétaire, insiste-t-il.
Alors que les marchés boursiers se sont calmés – au moins momentanément –, les pressions pour une intervention d’urgence de la Fed devraient s’estomper. Mais la demande reste là, de plus en plus insistante : le monde financier veut retrouver cet argent magique, gratuit, qui lui a garanti des profits exorbitants, des fortunes colossales.
Insistant – encore plus dans cette période d’élection présidentielle – sur son indépendance, la Fed a jusqu’à présent gardé le silence, se contentant de rappeler que toute son action se fonde sur l’analyse rationnelle des données et des statistiques à sa disposition. C’est sur cette base et elle seule qu’elle prendra la décision d’abaisser ou non ses taux d’intérêt au moment voulu.
L’argument ne convainc guère. Depuis près de quarante ans, les banques centrales se sont mises au service d’un capitalisme financier toujours plus prédateur, volant à son secours au moindre soubresaut. Cette garantie illimitée a entraîné une déformation hors norme du système économique et financier, un accaparement de la monnaie par un tout petit nombre, sans que les banques centrales s’en soucient.
L’ampleur des opérations de carry trade se chiffrant en milliers de milliards de dollars rendus possibles grâce à la politique monétaire de la Banque du Japon n’en est que la dernière illustration. Mais auparavant, il y a eu la crise financière de 2008, le creusement sans précédent des inégalités, une accumulation historique de capital entre quelques mains, une inflation démesurée des actifs financiers et immobiliers, un effondrement du pouvoir d’achat et de la demande provoquée par une politique doctrinaire de lutte contre l’inflation.
Aucun de ces dysfonctionnements manifestes n’a poussé les banques centrales à se remettre en question, à s’interroger sur leur rôle et leur mission, ou même sur leurs modèles manifestement dépassés par rapport aux évolutions économiques intervenues depuis leur élaboration. Elles entendent conserver la même ligne.
Si les malaises boursiers se prolongent, elles sont prêtes à intervenir comme elles l’ont fait en 1987, en 1989, en 2002, en 2008, en 2015, en 2020 pour voler au secours du monde financier. La planète financière le sait. Déjà certains analystes ont ouvert les paris : qui de la Banque du Japon ou de la Fed craquera la première et abaissera ses taux ?
Martine Orange
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