L’indice Nikkei a perdu 5,8 % jeudi alors que la Banque du Japon a resserré ses taux la veille. Mais le Japon est en première ligne d’un phénomène qui touche l’ensemble des marchés, sur fond de risques de récession aux États-Unis et de déceptions dans le secteur technologique.
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L’immense quadrilatère de béton gris qui domine l’avenue Kabuto-Cho à Tokyo et héberge la bourse japonaise n’avait pas connu une telle panique depuis longtemps. L’indice phare, le Nikkei 225, a perdu le jeudi 1er août, pas moins de 5,81 % de sa valeur en une seule séance. C’est sa plus forte chute en un jour depuis 2016. En termes de points, il faut remonter au « lundi noir » d’octobre 1987 pour voir pareilles pertes…
Cette chute n’est cependant pas isolée. L’ensemble des bourses asiatiques a connu sa plus forte chute depuis deux ans. Les bourses mondiales ont connu jeudi 1er août et vendredi 2 août une bien mauvaise passe. En Europe, le CAC 40 a perdu 1,88 % jeudi, quand le Dax 30 allemand a abandonné 2,5 %.
Aux États-Unis, le Nasdaq-100 new-yorkais a perdu 2,44 % jeudi, le Dow Jones 30 1,21 %. Vendredi, après les mauvais chiffres de l’emploi états-uniens (lire ci-dessous), le Dow Jones perdait vers 17h30 heure de Paris 2,3 % en début de séance et le Nasdaq 2,7 %.
Que se passe-t-il donc sur les marchés financiers ? Le premier élément de réponse vient du secteur technologique. Ce secteur est celui qui soutient les marchés depuis des années et particulièrement depuis que les banques centrales états-uniennes et européennes ont relevé leurs taux pour répondre à la poussée inflationniste. L’espoir soulevé par l’intelligence artificielle (IA) générative pour les profits futurs de ce secteur et les aides publiques qui l’ont accompagné ont permis de contre-balancer le soutien des banques centrales, qui était la norme depuis 2008.
Mais depuis quelques semaines, l’horizon de la « tech » se dégrade. La poussière retombe sur la folie liée à l’IA générative pour laisser place à une réalité plus délicate : les investissements pour développer cette technologie sont considérables et les retours en termes de profits sont encore lointains et incertains.
Jeudi, les prévisions de résultats d’Amazon ont ainsi déjoué à la baisse les attentes des analystes, avec un profit sur le troisième trimestre attendu entre 11,5 et 15 milliards de dollars, contre 15,7 milliards de dollars attendus en moyenne par les observateurs. Un peu plus tôt, Microsoft avait aussi revu à la baisse la croissance de sa division de stockage de données, malgré la demande liée à l’IA.
Les investisseurs ont donc jugé plus prudent de prendre leurs gains sur ces actions des géants de la tech, quitte à y revenir plus tard si les promesses de l’IA redevenaient plus concrètes. Cela a conduit les actions des deux groupes à reculer nettement au cours du mois de juillet. L’action Microsoft a perdu 10,8 % entre le 5 juillet et le 1er août, celle d’Amazon a reculé de 7,9 % entre le 10 juillet et le 1er août. Mais l’ensemble du secteur était sous pression. Depuis le 10 juillet, l’indice Nasdaq affiche un recul de près de 11 %.
Dans ce contexte, l’annonce des très mauvais résultats d’Intel jeudi a fait l’effet d’une bombe et a provoqué un vent de panique qui s’est répandu sur tout le secteur. Le groupe de semi-conducteurs états-unien peine à s’imposer dans l’IA et a annoncé des résultats décevants, pas moins de 15 000 licenciements, une baisse des coûts de 10 milliards de dollars et des coupes dans ses investissements de 20 % cette année.
Même si Intel est une entreprise à la traîne, cette annonce a été très mal prise par les marchés. Intel est en effet un des plus gros bénéficiaires des aides publiques du Chips Act, un plan de soutien à la construction d’usines de semi-conducteurs lancé par l’administration Biden. Le groupe a touché pas moins de 8,5 milliards de dollars de la part de l’État fédéral.
Autrement dit : l’aide publique ne parvient à soutenir la rentabilité et le rythme d’investissement d’Intel. Cela signifie que la demande globale de semi-conducteurs pourrait, malgré le développement de l’IA générative, être en difficulté. Alors même que les retours de l’IA en termes de profits sont incertains.
À l’ouverture des marchés vendredi, l’action Intel avait perdu près d’un tiers de sa valeur depuis mercredi soir. Mais c’est logiquement tout le secteur de la tech qui a pris un coup, à commencer par les semi-conducteurs. L’action du leader mondial taïwanais TSMC a perdu 5,8 % durant la séance de vendredi.
Cette évolution a pesé sur la bourse japonaise vendredi, où sont cotées de nombreuses entreprises liées au secteur des puces et de la tech. Tokyo Electron, fabricant de composants pour puces, a perdu 12 %, Avantest, spécialisé dans les essais d’équipements, a reculé de 8 %.
La deuxième raison de ce coup de bambou sur les bourses mondiales est plus directement économique. La hausse récente des indices était liée à une idée développée en 2023 lorsque l’économie états-unienne avait échappé à une récession annoncée. Il en avait résulté un optimisme à toute épreuve : la première économie du monde avait été capable de résister à l’inflation et à la hausse des taux et, désormais, rien ne semblait pouvoir l’atteindre.
Ce récit de l’invulnérabilité permettait de tout encaisser. Chaque bonne nouvelle statistique venait le renforcer et chaque mauvaise nouvelle laissait penser que la banque centrale des États-Unis, la Fed, allait baisser ses taux et donc soutenir la croissance. Pile, les marchés gagnaient et face, ils gagnaient encore. Mais ce récit, lui aussi, commence à s’effriter.
Certes, le chiffre de la croissance états-unienne du deuxième trimestre reste encore solide. La hausse du PIB s’affiche à 0,7 % sur trois mois, contre 0,4 % entre janvier et mars. Mais cette solidité de façade, qui cache une dégradation réelle du niveau de vie, commence à montrer également des signes de faiblesse.
Là encore, le réveil a été tardif. Mercredi soir, la Fed a maintenu ses taux inchangés, mais a reconnu qu’elle devrait sans doute les baisser en septembre en raison d’un affaiblissement de la conjoncture. Cette fois, les marchés se sont inquiétés de la réalité d’une récession que la baisse des taux n’empêcherait pas, mais accompagnerait. La Fed ayant agi trop tard, l’économie pourrait basculer dans le rouge avant la baisse des taux.
Ce scénario sombre a été confirmé par plusieurs publications. Jeudi, l’indicateur avancé des directeurs d’achat de l’industrie, appelé ISM manufacturier, a brutalement reculé de 1,7 point pour le mois de juillet, confirmant la possibilité d’une contraction de l’activité industrielle.
Mais le vrai coup dur est intervenu vendredi avec la publication d’un très mauvais chiffre de l’emploi. L’économie états-unienne a créé en juillet 114 000 emplois, contre 206 000 en juin. Les analystes tablaient sur un chiffre de 175 000 emplois. De son côté, le taux de chômage est passé de 4,1 % à 4,3 %. L’annonce est venue confirmer que le marché du travail aux États-Unis est à un tournant.
Elle a alimenté la peur de la récession, selon la règle dite de « Sahm ». Cette règle a été formulée par une économiste de la Fed en 2019 et indique que si la moyenne du taux de chômage des trois derniers mois est supérieure d’au moins un demi-point à la plus basse moyenne sur trois mois de l’année précédente, alors on est dans une phase préliminaire de récession. Cette règle semble empiriquement bien fonctionner. Avec la hausse du taux de chômage de juillet, la condition est remplie : la règle de Sahm est passée de 0,43 à 0,53 point. Et la peur de la « récession de Sahm » s’est répandue sur les marchés.
Au-delà de cette règle, l’option d’une récession ne peut clairement plus être écartée. Comme les salaires augmentent modestement et moins que prévu, il faudra désormais faire avec une consommation des ménages plus faible. Or cette consommation a apporté pas moins de 56 % de la croissance du troisième trimestre et la dynamique industrielle est inexistante. Il est donc fort probable que la Fed soit réellement en retard sur le ralentissement économique.
Le problème est que les États-Unis étaient, jusqu’ici, le seul pôle d’espoir de l’économie mondiale. La Chine est à la peine et a vu sa croissance ralentir, passant de 5,3 % au premier trimestre à 4,7 % au deuxième trimestre. La zone euro reste engoncée dans une croissance faible, de même que le Japon. Sans le moteur américain, l’économie mondiale aura bien du mal à tenir son rythme déjà affaibli de croissance.
Ce sera particulièrement vrai pour les pays dépendant fortement des marchés extérieurs comme l’Allemagne, qui est déjà dans un marasme profond, la Chine, qui ne parvient pas à se libérer de sa dépendance aux exportations, et le Japon. Et c’est ici que le cas japonais refait surface.
Jeudi, la banque centrale nippone, la BoJ, a surpris tout le monde en relevant ses taux directeurs à 0,25 %. En mars, certes, elle était sortie de sa politique de taux négatifs, mais la situation de l’économie japonaise restant très précaire (le PIB s’est contracté de 0,5 % au premier trimestre), chacun s’attendait à une certaine prudence de la part de la banque centrale.
Il n’en a rien été. La BoJ a clairement choisi d’ignorer les signaux négatifs persistants sur la situation conjoncturelle et a relevé ses taux pour freiner la baisse du yen qui alimente l’inflation dans l’archipel. D’ordinaire peu loquace, le gouverneur Kazuo Ueda a cette fois ouvertement indiqué que le resserrement monétaire visait à stopper la baisse du yen, que les interventions de la BoJ n’avaient pas réussi à enrayer.
L’ennui, c’est que, seuls moteurs de croissance du Japon, les exportateurs vont subir le contrecoup de ce choix, alors même que le yen faible est un des principaux éléments de leur compétitivité. Au moment où l’on craint une récession états-unienne, c’est le pire des scénarios pour beaucoup d’entreprises japonaises. Et c’est aussi pourquoi la Bourse de Tokyo a été également touchée ce vendredi.
Le coup de froid sur les marchés financiers mondiaux est notable et dénote un clair changement d’atmosphère. Les piliers de l’optimisme commencent à se dérober sous les pieds des marchés, qui prennent conscience de l’état peu réjouissant de l’économie mondiale.
La croissance mondiale est faible et fragile, et la bonne santé relative des États-Unis était le seul élément venant contredire ce tableau. Elle est désormais remise en cause, en dépit du maintien d’un fort soutien public et des investissements dans l’IA générative. La réalité crue qui vient se rappeler aux marchés financiers est que l’économie mondiale reste marquée par une tendance profonde et durable à la stagnation. Et que nul n’a encore trouvé de moyen de sortir de cette situation. Reste à savoir si ce réveil sera si douloureux qu’il viendra encore accroître le risque de chaos économique et financier.
Romaric Godin
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