Serres saccagées et tags racistes : à Lannion, un agriculteur immigré fait face à une violence décomplexée

jeudi 25 juillet 2024.
 

Idriss, un Soudanais installé en Bretagne depuis 2016, développe des serres et une activité de maraîchage aux côtés de personnes migrantes. Début juillet, dans le contexte des élections législatives, le lieu a subi une attaque raciste deux soirs de suite. Deux plaintes ont été déposées.

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Sous les immenses baies vitrées, la silhouette élancée d’Idriss approche et se fige dans ce qui ressemble à une cuisine : un buffet, des tables sur lesquelles reposent des jerricanes d’eau potable, un four et un frigidaire habillent la pièce, ouverte sur le reste des lieux. Tout est parfaitement rangé, loin de la scène de chaos que le trentenaire a découverte dix jours plus tôt, dans le contexte des élections législatives marquées par la poussée de l’extrême droite en France.

« Là, dit-il en pointant du doigt, le buffet était renversé ; ils ont tout saccagé et ils ont mis du liquide vaisselle dans l’eau potable… » Sur les photos venues immortaliser les faits, une machette enfoncée, en guise d’intimidation, dans le plan de travail en bois, une seconde dans le buffet, et plusieurs tags, l’un disant « Fuck le Hamas », l’autre signant « FLB », pour « Front de libération de la Bretagne », organisation indépendantiste bretonne. Les commanditaires auraient agi de nuit, les 1er et 2 juillet.

Pour tout le monde ici, l’incompréhension a été totale. Depuis septembre 2022, l’association A4, qui accompagne des personnes migrantes souhaitant se lancer dans les métiers de l’agriculture et de l’artisanat, a ouvert une antenne à Lannion. Idriss est un peu le maître des lieux : cet exilé soudanais, resté longtemps sans papiers mais désormais en règle, a lancé le projet – il en est le seul salarié – et permis la création de serres sur cette parcelle de terrain mise à disposition par un propriétaire privé.

Les équipes ont commencé à l’aide de simples palettes, avant d’élargir les plantations grâce à l’aide du collectif Reprise de savoirs, pour y faire pousser tomates, melons, pastèques, courges, aubergines et poivrons dès septembre 2023. Lors de la seconde attaque, les agresseurs s’en sont pris aux pieds de tomate.

« Certains membres étaient choqués, d’autres en colère. Ils n’ont pas compris ce qu’on faisait de mal pour subir un truc pareil », relate Clarisse, ancienne service civique de l’association, aujourd’hui bénévole, lorsque nous les rencontrons jeudi 11 juillet.

Racisme exacerbé par les élections

« J’ai peur que ça se reproduise et qu’un jour ils blessent quelqu’un », ajoute Idriss, qui a porté plainte après chacune des deux attaques. Le conseil donné par la police ? « Installer des caméras », pour permettre d’identifier les auteurs.

Le soir de l’une des attaques, Idriss raconte avoir croisé la route d’une Camerounaise sans papiers vivant à Lannion, qui lui a confié avoir aperçu deux personnes à vélo lui ayant fait des cris de singe, sans trop savoir si c’est un hasard ou si les deux événements sont liés.

Idriss est conscient d’avoir été visé par les attaques. Beaucoup dans le coin ont d’ailleurs baptisé le lieu d’après son prénom : « les serres d’Idriss ». « Mais au fond, ça nous vise tous, parce qu’il y a des étrangers dans le groupe. » Ils sont une vingtaine en tout, détaille Clarisse, avec un noyau dur d’actifs composé de cinq bénévoles.

J’ai vécu beaucoup de violences dans ma vie, mais les violences émotionnelles sont les plus dures.

Idriss, victime d’un acte raciste à Lannion

Ici se côtoient des Boliviens, des Tchadiens, des Congolais, des Colombiens ou des Afghans, dont la situation diffère, entre déboutés du droit d’asile, demandeurs d’asile, sans-papiers parfois visés par une Obligation de quitter le territoire français (OQTF)… Comme pour Emmaüs Roya, la structure imaginée par Cédric Herrou dans les Alpes-Maritimes, les serres leur permettent de tisser du lien social tout en se formant.

Ces événements s’inscrivent dans le contexte des élections et de la montée de l’extrême droite en France, estiment Clarisse et Idriss. Mais ce dernier dit constater une augmentation des actes ou agressions racistes depuis plusieurs années déjà. « Certains détestent les étrangers et se lâchent dans leurs propos maintenant. J’ai vécu beaucoup de violences dans ma vie, mais les violences émotionnelles sont les plus dures. »

Tout en déchirant un bout de papier resté niché entre ses doigts, le Soudanais décline les agressions racistes subies dans la région : un jour il a été interpellé alors qu’il marchait au bord de la route par un automobiliste l’insultant et lui criant : « Qu’est-ce que vous faites là ? Vous avez envahi la France ! » ; une autre fois, il a été signalé à la police par une dame âgée alors qu’il distribuait des courses alimentaires aux personnes isolées durant le confinement à Lannion (celle-ci avait pris peur en voyant un homme noir devant son domicile).

Il se souvient aussi de son arrivée dans la commune de Trébeurden, après le démantèlement de la « jungle » de Calais en 2016. Près de cinquante demandeurs d’asile avaient été transférés vers un centre d’accueil et d’orientation, avant d’être logés dans un centre d’accueil pour demandeurs d’asile (Cada). Leur arrivée avait provoqué, bien avant les épisodes récents de Callac ou Saint-Brevin-les-Pins, des manifestations de mouvements d’extrême droite qui refusaient alors l’idée d’accueillir des exilé·es en Bretagne.

Un lieu où circulent librement les exilés

Au moment de la mise à disposition de la parcelle en 2022, le propriétaire a prévenu Idriss des réactions venimeuses que pourrait susciter le projet d’A4 dans le voisinage. « Il m’a dit qu’il y avait des gens racistes. » Mais, nuance Clarisse, « il y a aussi pas mal d’acteurs qui nous soutiennent, des agriculteurs qui passent nous voir et apportent certains de leurs produits ». À l’instar des jardins partagés voisins, surnommés « Chez Prosper », ou encore des fermes situées à proximité.

Une autre association locale, Étincelles, les a accueillis les bras ouverts. Vendredi 12 juillet, Marion, une des fondatrices et responsables de la structure, qui a longtemps travaillé pour l’organisation mandatée par l’État pour l’accueil et l’hébergement des demandeurs d’asile dans la région (l’Amisep), rend visite aux membres d’A4.

« On avait lancé les cours de FLE [français langue étrangère – ndlr], mais l’Amisep a dû les stopper de manière abrupte pour des raisons financières, et nos contrats n’ont pas été renouvelés », déroule-t-elle au milieu des serres où elle aide Idriss à ramasser les tomates mûres. C’est ainsi qu’est née l’association Étincelles qui, depuis, propose des ateliers socio-linguistiques aux habitants du Cada de Lannion et à quiconque le souhaite, y compris les membres d’A4.

« On vient là une fois par semaine. Et l’idée, c’est que les gens se sentent à l’aise pour revenir à d’autres moments sans nous. » Comme Olga, une Ukrainienne qui aime venir bricoler ici. D’autres viennent pour arroser les plantations ou faire le pain. « Notre activité s’articule autour du maraîchage, de la confection du pain, de l’accueil des visiteurs, de l’entretien des lieux et de l’organisation d’événements », précise Clarisse.

Qu’ils soient en demande d’asile ou en attente d’une régularisation, « le temps est long » pour beaucoup, relève Marion, qui voit en ce lieu un « grand terrain de jeu où il y a toujours des choses à faire ».

Il n’y avait rien de politique dans les textes, si ce n’est les prénoms qui y figuraient.

Marion, fondatrice de l’association Étincelles

Quelques jours avant les attaques, les membres d’Étincelles ont écrit de courts textes visant à commenter des photos prises lors des ateliers, en vue de les exposer sous les serres. « Ils étaient accrochés et les gens qui ont tout saccagé les ont déchirés. Il n’y avait rien de politique dans les textes, si ce n’est les prénoms qui y figuraient », d’origine étrangère.

Sur une table, elle ressort ces bouts de papier qu’elle a choisi de recoller et laisse entrevoir les prénoms que ces mains malveillantes ont voulu réduire à néant : Soheila, Fatoumata, Nematullah. L’exposition a été défaite au lendemain de la première attaque, par crainte qu’« ils ne recommencent ». « Notre association est un dommage collatéral, juge Marion. C’est A4 qui était visée, parce que c’est un lieu perçu comme militant, et parce que des personnes étrangères le fréquentent. »

Pour Éric Bothorel, député Renaissance des Côtes-d’Armor tout juste réélu, ces actes de « vandalisme », associés à une « mise en scène macabre » (en référence aux haches plantées dans les meubles), sont « intolérables ». « Pas de ça chez nous, lâche-t-il dans les bureaux de sa permanence à Lannion. Quel que soit le statut des gens, il faut les soutenir, je ne fais pas de hiérarchie dans les actes délictueux ou criminels. » En pleine campagne pour les législatives, il s’est rendu sur place leur affirmer son soutien.

Des réseaux d’extrême droite actifs dans la région

S’il est persuadé que les auteurs de ces attaques « n’ont pas choisi leur cible au hasard », il reste plus songeur quant au message que ces derniers ont voulu faire passer. « Le FLB n’est plus actif depuis un moment dans la région. Et la mention du Hamas est bizarre. » Marion, de l’association Étincelles, a peut-être un début d’explication : les serres ont reçu en début d’année un groupe de militants solidaires de la Palestine. « On est dans le Trégor, c’est donc très blanc. Ici, des gens noirs, des femmes voilées, des gens avec un keffieh, ça peut en gêner certains. »

La piste du FLB, d’autres n’y adhèrent pas non plus. « Ce qu’on sait, en revanche, c’est qu’il y a une présence de militants se revendiquant du PNB, le Parti national breton, dont les idées sont clairement d’extrême droite », relèvent deux observateurs chargés de faire un travail de veille sur l’évolution de l’extrême droite en Bretagne.

Selon eux, cinq individus seraient identifiés à Lannion, dont plusieurs ont posé devant un tag antifasciste visant le PNB pour revendiquer leur proximité avec le parti, avant de publier la photo, visages floutés, sur les réseaux sociaux. Les observateurs font état d’un « maillage important et très inquiétant » de l’extrême droite dans la région, avec des catholiques intégristes, des descendants de nazis, des gudards ou des nationalistes bretons.

« Certains gravitent autour de plusieurs mouvements différents. Il y a de petites élites bénéficiant d’argent et de pouvoir d’influence, et il y a les petites mains, capables de mener des actions comme l’attaque des serres. » Celle-ci n’est pas un fait isolé dans les Côtes-d’Armor : le 17 novembre 2023, un lieu au concept similaire à Saint-Brieuc a lui aussi été visé.

Trois hommes cagoulés se sont introduits dans « La Serre » et ont agressé les occupants, faisant quatre blessés légers. Les hommes ont été identifiés grâce au dispositif mis en place par le Collectif de vigilance antifasciste (CVA22), expliquent les observateurs, et condamnés à six mois de prison avec sursis.

En faisant ça, ils mettent une cible sur leur dos.

Deux observateurs chargés de surveiller l’évolution de l’extrême droite en Bretagne

À l’audience, raconte un membre de la CGT ayant suivi le dossier, ces derniers ont revendiqué « la Bretagne aux Bretons », « la Bretagne blanche » et la lutte contre les antifascistes. « La présidente leur a fait remarquer qu’ils n’étaient même pas originaires de Bretagne… »

Durant les élections législatives, des militants d’extrême droite ont diffusé les photos de militantes antiracistes sur les réseaux sociaux qui manifestaient à Lannion pour défendre une « terre d’accueil ». « En faisant ça, ils mettent une cible sur leur dos », pointent les observateurs, qui ont aussi été alertés sur des tags antisémites – avec des étoiles de David – et des croix celtiques dans le quartier de Ker-Uhel, à Lannion, durant l’entre-deux-tours.

Les victimes de Saint-Brieuc ont rapidement pris contact avec Idriss, début juillet, pour proposer leur aide. Depuis, un panneau où il est écrit « Vous êtes vus », avec un œil dessiné pour signifier que les lieux sont surveillés, est installé à quelques mètres des plantations dans les serres, pour dissuader de potentiels agresseurs de passer à l’action.

Le maire de Lannion, Paul Le Bihan, ne s’est quant à lui pas encore déplacé. Interrogé par Mediapart, l’élu se dit « heurté » par ces actes, qu’il a appris par voie de presse. « Lannion n’est pas habituée à ça, il y a donc à la fois un effet de surprise et l’interrogation de savoir qui a fait cela et pourquoi. »

Il évoque les associations et collectifs présents dans sa commune, dont le Collectif de soutien aux sans-papiers, que lui-même « soutient sur le plan symbolique ». Il affirme connaître le parcours de ces exilés, et en particulier celui d’Idriss, qui gravite autour de plusieurs structures locales depuis de nombreuses années.

« Le contexte politique a été propice à ce genre de débordements, et cela ne s’est pas apaisé, bien que les élections soient passées. La meilleure réponse est de faire preuve de solidarité envers les victimes de ce racisme. » En attendant, Idriss et ses camarades espèrent obtenir un local associatif, qu’ils réclament à la ville depuis un moment, sans succès.

« On a besoin d’un espace pour se réunir et pouvoir travailler au chaud en hiver, chercher des stages et des formations pour les membres d’A4 », souffle Idriss, qui reste conscient des difficultés à s’installer dans la région en tant qu’agriculteur « lorsqu’on est étranger ». « Ce n’est pas facile, mais on essaye. Quoi qu’il arrive, je reste là, et je continue de militer. »

Nejma Brahim


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