Forces et faiblesses de l’exceptionnelle victoire des travaillistes britanniques

samedi 13 juillet 2024.
 

Le parti travailliste va gouverner en devant couvrir son flanc gauche (avec la poussée des Verts, populaires chez les jeunes) et son flanc droit (des conservateurs revanchards et Reform party). En cas d’échec, un parti conservateur encore plus extrémiste et flanqué de Reform party pourrait revenir au pouvoir dans cinq ans.

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Après avoir enregistré une sévère défaite lors des élections générales de 2019, le parti travailliste britannique a remporté l’une des plus grandes victoires électorales de son histoire, le 4 juillet. Le Labour a décroché la majorité absolue et obtient 412 sièges (+211), devançant très nettement les conservateurs avec 121 sièges (-250). Les libéraux-démocrates, le troisième grand parti britannique, a obtenu des gains importants avec 71 sièges (+63). Le Parti travailliste de Keir Starmer obtient six sièges de moins que le score historique du New Labour de Tony Blair en 1997. Il s’agit donc d’une performance électorale exceptionnelle.

Un parti travailliste en ordre de marche

Les travaillistes ont donc les coudées franches pour mener une politique en rupture avec les 14 années de gouvernent conservateur pendant lesquelles les inégalités se sont fortement creusées. Le niveau de pauvreté dans le pays (la pauvreté infantile notamment) est comparable à celui observé dans l’après-guerre. Les services publics ont été négligés et sont totalement délabrés : le National Health Service, la santé publique entièrement financée par l’impôt citoyen, est à l’agonie, les écoles vétustes doivent fermer et la privatisation des chemins de fer est un tel fiasco que Keir Starmer a décidé de les renationaliser.

Les politiques de baisse d’impôts pour les entreprises et les plus riches ont tari les ressources de l’État. Le Brexit et la sortie de l’Union européenne ont appauvri et isolé diplomatiquement le pays et compliqué la circulation des personnes entre les îles britanniques et le continent. Plus de 60% des Britanniques considèrent aujourd’hui que le Brexit a constitué une grave erreur. Le Brexit a provoqué une instabilité chronique au sommet du gouvernement puisque quatre premiers ministres se sont succédé depuis 2016. Liz Truss est restée à la tête de l’exécutif 49 jours, chassée du pouvoir après avoir mis en œuvre des politiques de baisse d’impôts tellement radicales et folles que les marchés financiers ont pris peur !

C’est dans ce contexte de débandade conservatrice que Keir Starmer, à la tête du parti travailliste depuis 2020, a stabilisé un parti en perdition et impopulaire sous le leadership de Jeremy Corbyn. Il a rassuré un électorat échaudé par l’amateurisme politique et les effets d’annonce gauchisants de l’équipe Corbyn. Force est de constater que le Brexit ne s’est pas réalisé par hasard. Il a été la conséquence d’années de glissement à droite des médias et d’une grande partie de l’électorat sur les questions d’immigration et de sécurité. Starmer, un avocat de formation et issu de la soft left (gauche modérée) du parti, a joué la carte du sérieux, de la compétence économique et de l’honnêteté, autant de valeurs piétinées par des conservateurs qui ont continuellement dérivé vers la droite après le Brexit. Cette stratégie de prudence n’est pas excitante, mais elle a rassuré un électoralement devenu viscéralement anticonservateur et bien décidé à punir les Tories dans les urnes.

Starmer a mené une campagne où il s’est engagé à remettre les services publics à flot, mais sans taxer les bénéfices du capital. Il a également déclaré qu’il ne reviendrait pas sur un Brexit pourtant impopulaire ; une prudence à toute épreuve qui a été critiquée par ses détracteurs de gauche au sein du parti ou en dehors de celui-ci. Ce ne sont pas les mesures économiques de gauche qui ont discrédité Jeremy Corbyn aux yeux d’une grande partie de l’électorat travailliste, mais son style confus, sa faible image d’homme d’État associé à un manque de compétence, ses prises de position douteuses (ses déclarations favorables à des dirigeants du Hamas, notamment), et son indifférence à l’égard des actes antisémites au sein du parti. Starmer a rompu avec ces ambiguïtés et zones d’ombres et a remis en ordre de marche son parti.

Tout n’est pas parfait dans la situation actuelle. Diabolisé par ses adversaires et incapable de rassembler son parti, Corbyn était devenu inéligible. Si Starmer a été élu, il l’a été sans susciter l’enthousiasme que Blair, pourtant venu de l’aile droite du parti, avait soulevé en 1997. La vague irrésistible qui a anéanti les Tories est mue par un sentiment de rejet viscéral des conservateurs perçus par une large majorité des électeurs comme incompétents, corrompus, racistes et extrémistes. À partir du gouvernement de Boris Johnson, les électeurs britanniques n’ont eu de cesse de se débarrasser d’un gouvernement de nantis et foncièrement malhonnête.

Des faiblesses inquiétantes

Cette victoire exceptionnelle laisse pourtant transparaitre des faiblesses inquiétantes. Le parti travailliste a empoché les deux tiers des sièges mais n’a recueilli que 34% des voix. L’écart entre le nombre de voix remportées et la représentation parlementaire est d’une ampleur inégalée. Le système majoritaire à un tour permet cette distorsion qui cache l’émergence d’un multipartisme. Après la percée des indépendantistes du SNP il y a quelques années, les Verts et le Reform party (extrême droite) sont les nouveaux venus sur la scène électorale. Ils jouissent d’un soutien populaire important, mais sont pour le moment laminés électoralement du fait du système majoritaire à un tour qui favorise les anciens partis.

Les travaillistes ont remporté une très large victoire car ils ont ciblé les circonscriptions où les conservateurs avaient une assez faible avance – les marginal seats- et les ont battus dans la grande majorité des cas. En 2017, le parti travailliste sous Corbyn avait remporté plus de voix au total que celui de Starmer en 2024 (40%). Mais il s’était contenté de recueillir un nombre record de voix dans des bastions travaillistes acquis, et avait été peu compétitif dans les circonscriptions conservatrices marginales qu’il devait remporter (262 sièges gagnés en tout). Le nouveau gouvernement travailliste est ultradominant en termes de sièges, mais n’est certainement pas hégémonique d’un point de vue politique.

En outre, le parti travailliste a connu des revers dans des circonscriptions acquises de longue date. Il a été battu par des candidats indépendants, par exemple à Blackburn, Dewsbury & Batley ou Leicester. Ces circonscriptions ont une population musulmane importante, et ces électeurs ont puni Starmer pour sa position jugée trop pro-israélienne. Wes Streeting, une jeune star du Labour, qui va être nommé ministre de la Santé (un poste sensible au Royaume-Uni), a failli être battu dans un bastion travailliste. Il n’a conservé son poste qu’avec 528 voix d’avance sur un candidat indépendant d’origine palestinienne. Une fois encore, les prises de position du député, jugées trop pro-israéliennes, l’ont desservi. Jeremy Corbyn, député de Islington North (Londres) depuis 1983, et concourant comme candidat indépendant, a battu un travailliste officiel parachuté et situé dans l’aile droite du parti.

La percée de Reform party, dirigé par Nigel Farage, lui-même élu député, a beaucoup aidé les travaillistes. Le nouveau parti d’extrême droite a pris énormément de voix aux conservateurs. Avec 14% des suffrages et 4 sièges, Reform est le nouveau venu dans le jeu politique. Le Royaume-Uni possède maintenant un parti d’extrême droite reconnaissable, similaire au Rassemblement national ou Fratelli d’Italia sur le continent. Ce parti pourrait prochainement menacer le Labour dans ses bastions ouvriers du Nord de l’Angleterre. Ajoutons à cela que le parti travailliste n’a pas accru ses gains en voix en Angleterre par rapport à 2019, et qu’il n’est redevenu le parti dominant en Écosse qu’à la faveur du discrédit du SNP, miné par les scandales et l’usure du pouvoir.

Le parti travailliste va gouverner en devant couvrir son flanc gauche (avec la poussée des Verts, populaires chez les jeunes) et son flanc droit (des conservateurs revanchards et Reform party). Starmer devra réparer des services publics détruits par les conservateurs, notamment dans le domaine de la santé publique, de l’éducation et du logement. Il devra aussi prendre au sérieux les demandes d’un électorat populaire en matière d’immigration et de sécurité. Il ne s’agit pas pour lui de mener les mêmes politiques répressives et populistes que les conservateurs, mais d’apporter une réponse progressiste à ces questions saillantes. Si Starmer ne parvient pas à joindre les deux bouts de ces attentes populaires, sa majorité écrasante ne pourrait être qu’un feu de paille dans l’histoire électorale. En cas d’échec, un parti conservateur encore plus extrémiste et flanqué de Reform party pourrait revenir au pouvoir dans cinq ans.

Philippe Marlière


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