Au Parlement européen, LFI fait le bilan de sa « méthode activiste »

mardi 26 mars 2024.
 

Depuis 2019, derrière Manon Aubry, les Insoumis s’investissent au Parlement européen en espérant faire la démonstration de leur utilité. Une pratique qui contraste avec l’attitude défiante de l’ex-eurodéputé Jean-Luc Mélenchon et témoigne de nouvelles ambitions stratégiques.

Dans son bureau du Parlement européen de Strasbourg (Bas-Rhin), Manon Aubry ne cache pas sa satisfaction. Alors qu’elle rempile comme tête de liste de La France insoumise (LFI) aux élections européennes du 9 juin , l’ancienne porte-parole de l’ONG Oxfam fait un bilan globalement positif de ses cinq années de mandat.

Celui-ci s’achève même en beauté, par deux victoires politiques inespérées que Manon Aubry met en partie au crédit de la « méthode activiste » de sa petite délégation – 6 eurodéputé·es insoumis·es ont été élu·es en 2019 sur les 79 français·es (depuis, Anne-Sophie Pelletier a été exclue et Emmanuel Maurel a rejoint la liste du Parti communiste français, PCF).

Le 11 mars, les États membres de l’Union européenne (UE) ont trouvé un accord pour valider une directive améliorant les conditions de travail des travailleuses et travailleurs « ubérisé·es » – ce pour quoi l’eurodéputée LFI Leïla Chaibi s’est beaucoup battue. Et le 15 mars, les Vingt-Sept ont validé un texte sur le « devoir de vigilance » des multinationales, visant à lutter contre les violations de droits humains et les dégâts environnementaux des entreprises, sur lequel Manon Aubry s’est personnellement investie.

Dans les deux cas, Emmanuel Macron a pesé de tout son poids pour s’y opposer. Dans les deux cas, le texte final est loin d’être aussi ambitieux que celui rêvé par les Insoumis. Mais à chaque fois néanmoins, la tête de liste y voit la démonstration que son groupe, bien que très modeste (avec 39 eurodéputé·es, il s’agit du plus petit groupe du Parlement européen, qui compte 705 élu·es), agit efficacement de l’intérieur.

« Face à la toute-puissance des lobbys au Parlement européen, on voulait amener la voix d’un lobby citoyen, rembobine Manon Aubry. Parfois en harcelant tel ou tel commissaire européen, parfois en faisant des coups d’éclat dans l’hémicycle, mais aussi en étant là à chacune des réunions où on était convoqués, contrairement au Rassemblement national, qui ne fait aucun travail parlementaire. Et ça a payé, y compris contre Macron ! » Il y a cinq ans, l’eurodéputée théorisait dans nos colonnes les règles qui allaient commander son plan de bataille, annonçant l’avènement d’une nouvelle pratique insoumise.

Entre activisme et culture du compromis

À l’époque déjà, il était question de briser le « mur artificiel entre la vraie vie et le Parlement », mais aussi de « transcrire politiquement nos propositions dans le cadre de rapports, d’amendements, de propositions législatives ». Jouer le jeu des institutions européennes donc, tout en maintenant la critique de la construction libérale d’une Europe qui tourne le dos aux citoyen·nes ; chercher des compromis y compris avec des élus de droite, aussi, sans se fondre dans le moule pour autant.

« J’ai appris à parler à la droite ! », confirme Leïla Chaibi, dont les équipes avaient rédigé un document de quatre pages – « Arguments de droite » – pour convaincre des parlementaires adverses de se prononcer en faveur de la présomption de salariat pour les travailleurs et travailleuses ubérisé·es. Dans le même esprit, le député européen insoumis Younous Omarjee avait obtenu l’interdiction de la pêche électrique en Europe en 2019.

« Notre délégation arrache les victoires qu’elle peut sans jamais renoncer à notre boussole. Et elle le fait grâce à une hyperactivité en termes de présence, de nombre de rapports et d’amendements, de positions institutionnelles conquises », apprécie le député LFI Matthias Tavel, assistant parlementaire de Jean-Luc Mélenchon quand celui-ci était eurodéputé, de 2009 à 2017.

À ce titre, Matthias Tavel peut témoigner de l’évolution du rapport de la gauche mélenchoniste aux institutions européennes. D’abord sous l’étiquette du Parti de gauche (PG), dont il a été le seul parlementaire de 2012 à 2017 (avant d’être élu député à l’Assemblée nationale), Jean-Luc Mélenchon a dans un premier temps siégé au Parlement européen sans aucune conviction sur sa capacité à agir de l’intérieur.

« Ce Parlement n’est pas un Parlement, tout le monde le sait », disait-il. Isolé au sein même de la Gauche unitaire européenne (GUE, devenue La Gauche), il avait alors une position personnelle sur chaque texte, mais participait rarement aux commissions thématiques, déposait peu d’amendements et ne rédigeait aucun rapport.

Ces élues trouvent du sens à leur action en tant que courroies de transmission des mouvements sociaux face aux lobbys.

Vincent Dain, politiste spécialiste de LFI

En pleine période de pacte budgétaire européen, de crise grecque et de Brexit, sur fond d’émergence des mouvements populistes de gauche en Europe, la marque de fabrique de l’ancien socialiste était de faire de la pédagogie sur l’Europe. « Étant aussi responsable politique en France, Jean-Luc ne pouvait pas disparaître pendant trois mois pour faire le tour de l’UE. On choisissait des thèmes pour faire des interventions orales quand ça pouvait parler assez largement dans notre pays », se souvient Antoine Léaument, son ancien collaborateur devenu lui aussi député.

Jean-Luc Mélenchon n’a pas une croyance fondamentale dans l’utilité du Parlement européen. Alors que Pierre Bourdieu proposait vingt ans plus tôt de constituer un « mouvement social européen », le leader du Front de gauche subordonne toute possibilité d’infléchir le cours de l’Europe à une prise de pouvoir au niveau national.

« Je suis devenu assez critique à l’égard d’un combat de forme très incantatoire contre l’Europe libérale qui a pu se développer ces dernières années dans les milieux de gauche, explique-t-il dans Le Choix de l’insoumission (Seuil, 2016). Car quels outils propose-t-on d’utiliser pour faire aboutir ce combat ? »

Il ne s’agissait donc pas prioritairement de s’installer au cœur des institutions européennes, même s’il fallait politiser des enjeux européens, comme le traité sur la stabilité, la coordination et la gouvernance (TSCG), dont le leader insoumis a fait son principal cheval de bataille face à François Hollande en 2012. « Avec Jean-Luc Mélenchon, on a fait entrer la politique dans le Parlement européen et les enjeux européens dans la politique nationale, revendique Matthias Tavel. Maintenant que nous avons des députés nationaux, nos eurodéputés peuvent se concentrer sur le travail européen, avec plus de temps et de moyens. »

Eurodéputé de 2019 à 2022, Manuel Bompard estime aussi que le changement d’approche du Parlement européen chez LFI est un effet de masse : « À partir du moment où on a une délégation constituée, on peut se répartir les combats, et on a plus de pouvoir de suivi », même s’il convient que l’arrivée de nouveaux profils, plus jeunes et issus de la société civile, a aussi compté.

Manon Aubry vient d’Oxfam, Leïla Chaibi de Génération précaire, Marina Mesure du syndicalisme européen : comme chez certain·es écologistes, ces eurodéputées sont donc rompues à l’art du contre-lobbying, qu’elles appliquent avec la même obstination au Parlement européen, comme en témoigne le récit que Leïla Chaibi a récemment consacré à son mandat, sous le titre Députée pirate (Les Liens qui libèrent, 2024).

« Ces élues trouvent du sens à leur action en tant que courroies de transmission des mouvements sociaux face aux lobbys. Elles mettent en avant le caractère incongru de leur présence dans les institutions européennes, et ce n’est pas que de la mise en scène. Mais à la fois en termes de victoires sectorielles et de mise à l’agenda de certaines problématiques, elles jouent un vrai rôle », analyse le politiste Vincent Dain, spécialiste de LFI.

Dans un contexte d’effritement de la gauche européenne et alors que la composante communiste française a disparu du Parlement européen (une première depuis 1979), la délégation de Manon Aubry se distingue donc par un nouveau style politique. Celui-ci fait grincer des dents un eurodéputé de gauche qui, même s’il reconnaît le « travail » de Manon Aubry, critique son côté « agit-prop » : « Il faut reconnaître qu’elle a su s’institutionnaliser, mais comme elle n’est pas dans le premier cercle de Jean-Luc Mélenchon, il a fallu qu’elle se construise une légitimité insoumise en surjouant le travail, l’indignation ou la victoire, quitte à déformer la réalité. »

« C’est clair que nous, dès 2019, on n’est pas là pour faire de la figuration, ni pour la fonction tribunitienne, défend Leïla Chaibi, interrogée par Mediapart. On voulait arracher le maximum de choses possible, on savait qu’on avait une obligation de résultats, et j’ai été moi-même assez surprise des marges de manœuvre qu’on trouvait en faisant ça. Avec le Covid et la guerre en Ukraine, des dogmes très ancrés dans l’UE ont chancelé. Culturellement, on a marqué des points. »

Des petites victoires culturelles

Le repli sur les « victoires culturelles » témoigne cependant bien de la difficulté, pour un groupe ultraminoritaire, d’avoir un impact réel sur l’orientation de l’UE sous domination de la droite et de l’extrême droite. Les collègues de gauche et écologistes français de Manon Aubry raillent d’ailleurs parfois l’« agitation » des Insoumis européens – comme lorsqu’elle avait offert des faux billets en plein hémicycle au président sortant de la Commission européenne, Jean-Claude Juncker, pour dénoncer l’évasion fiscale – et une publicisation habile mais exagérée de leurs « victoires » à grands coups de vidéos sur les réseaux sociaux.

Souvent, l’acharnement parlementaire des eurodéputés insoumis est peu récompensé sur le fond – comme sur le « devoir de vigilance ». Manon Aubry maintient pourtant son crédo : « Ce texte est le résultat de mon obstination : si je n’avais pas été là, il n’aurait pas existé. J’en resterai fière, comme un pied dans la porte, mais je ne m’en satisfais pas, raison pour laquelle notre action s’inscrit dans un combat pour prendre le pouvoir à l’échelle nationale. L’adversité est immense, mais on a gagné un petit nombre de victoires qui montrent que le compromis vaut le coup, à condition qu’à la fin on gagne des choses concrètes pour les gens. »

Le jour où on n’a plus cette révolte naturelle et qu’on s’est habitués aux codes du Parlement européen, alors il faut partir.

Manon Aubry, tête de liste LFI

C’est la même pratique qui se profile pour la prochaine législature. Si la militante franco-palestinienne et juriste en droit international Rima Hassan (en 7e position) est élue, ce ne sera pas seulement pour être une « lanceuse d’alerte » au Parlement européen, mais pour agir concrètement dans le processus de décision, affirment les Insoumis. Manon Aubry rappelle que son amendement pour un « cessez-le-feu immédiat et permanent dans la bande de Gaza » a fini par être adopté le 28 février, alors qu’elle l’avait déposé plusieurs fois en vain depuis octobre.

De là à ce que les Insoumis deviennent des « fonctionnaires du Parlement européen », selon la formule consacrée transmise par Jean-Luc Mélenchon, il y a un pas énorme qu’ils et elles ne franchiront pas. Si LFI a atténué le caractère frontal de son opposition aux institutions européennes – il s’agit depuis 2022 de désobéir aux traités, et non plus d’en sortir –, elle demeure très critique.

« Je suis très fière qu’on n’ait pas de commissaire dans cette Commission européenne. Le jour où on n’a plus cette révolte naturelle et qu’on s’est habitués aux codes du Parlement européen, alors il faut partir », dit Manon Aubry. Elle ne se fait pas d’illusions sur la composition de la prochaine législature, qui ne facilitera pas l’action de La Gauche.

Face à la probable poussée de l’extrême droite en Europe, elle conclut : « On sera la garde avancée de la résistance. C’est comme ça que je vois le prochain mandat. »

Mathieu Dejean


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