Haut-Karabagh : la fin annoncée d’une république vidée de ses habitants

mercredi 11 octobre 2023.
 

Presque toute la population de l’enclave arménienne en Azerbaïdjan a préféré fuir, plutôt que de vivre sous la férule de l’autocrate Ilham Aliyev. L’Arménie est mise au défi de l’accueil de plus de 100 000 réfugiés.

Un nettoyage ethnique de fait, à 4 000 kilomètres environ de Paris. Voilà comment pourrait se résumer brutalement la situation dans le Haut-Karabagh, cette enclave peuplée d’Arménien·nes, officiellement rattachée à l’Azerbaïdjan mais qui contestait ce fait depuis la dislocation de l’Union soviétique. Aspirant à l’indépendance, elle s’était attribué le statut de république le 2 septembre 1991, sans obtenir aucune reconnaissance diplomatique – pas même celle de l’Arménie, dont le soutien militaire aura néanmoins été crucial pour garantir ses premiers pas.

Trois décennies plus tard, le territoire sécessionniste s’apprête à perdre toute existence politique. Son dirigeant, Samvel Chakhramanian, a en effet annoncé jeudi 28 septembre, par décret, la dissolution « de toutes les institutions gouvernementales [...] au 1er janvier 2024 », date à laquelle « la république du Nagorny Karabagh (Artsakh) cessera son existence ». Mais il ne s’agira que de la traduction symbolique d’une autre réalité, brutale et prosaïque : la fin de toute existence démographique de cette enclave arménienne.

Une vidéo tournée récemment dans la capitale Stepanakert, diffusée sur les réseaux sociaux, permet d’entrevoir une ville fantôme, littéralement désertée. Des images semblables ont été tournées dans des villages plus reculés.

Alors qu’une mission de l’ONU a pénétré dans le territoire ce dimanche, pour la première fois depuis 30 ans, certains ironisent sur les « besoins » qu’elle est censée identifier auprès de la population, qui s’est jetée presque tout entière sur les routes. Il ne semble rester, outre des officiels et des volontaires, que les personnes trop handicapées, malades, âgées ou isolées pour fuir.

Les chiffres sont éloquents. Avant l’attaque militaire de l’Azerbaïdjan le 19 septembre dernier, il était admis que le Haut-Karabagh comptait environ 120 000 habitant·es. Or, samedi 30 septembre, la porte-parole du premier ministre arménien, Nazeli Baghdassarian, a communiqué le chiffre de 100 000 personnes réfugiées en Arménie.

Quoique « non officielle », cette information correspond à l’ordre de grandeur donné la veille par le haut-commissaire des Nations unies pour les réfugiés, Filippo Grandi. « Leur nombre s’accroît d’heure en heure », commentait-il dès jeudi, avant d’évoquer la faim et l’épuisement des personnes concernées.

Et encore, le chiffre de 100 000 réfugié·es ne prend pas en compte celles et ceux qui ne sont pas passés par les points d’enregistrement des autorités arméniennes, et n’ont donc pas été comptabilisés. Il ne pourrait donc rester, dans les frontières du Haut-Karabagh, que quelques centaines d’Arménien·nes. C’est d’ailleurs ce que suggère l’ancien médiateur des droits du Haut-Karabagh, Artak Beglarian, dans un post publié ce week-end sur son compte X (ex-Twitter).

La fin d’une présence séculaire

Il faut prendre la mesure du caractère historique de cet exode. Le Haut-Karabagh, considéré comme une terre originelle, a été marqué par une présence arménienne sans discontinuité depuis des siècles. « Les Arméniens peuplent le Caucase depuis l’Antiquité, explique à Mediapart Élodie Gavrilof, historienne à l’Institut national des langues et civilisations orientales (Inalco). Mais l’administration du Karabagh a eu pour particularité de rester politiquement autonome, même quand leur royaume a cessé d’exister au Moyen Âge. La portée symbolique de la désertification de ce territoire est donc extrêmement forte. »

Par ailleurs, la suprématie acquise sur cette région montagneuse par l’Azerbaïdjan clôt un conflit qui prend ses racines à la sortie de la Première Guerre mondiale, lorsque les empires russe et ottoman se sont effondrés – le second portant la responsabilité du génocide des Arménien·nes vivant sur son territoire. En 1918, sur les décombres d’une éphémère république fédérative de Transcaucasie, la Géorgie, l’Arménie et l’Azerbaïdjan déclarent leur indépendance. Déjà, ces deux derniers pays s’affrontent au Karabagh. Mais les Soviétiques prennent leur contrôle dès 1920 et attribuent le Haut-Karabagh à la république socialiste soviétique d’Azerbaïdjan.

Le conflit resurgit dans les dernières années de l’Union soviétique. À Stepanakert, des rassemblements populaires réclament un rattachement à l’Arménie. « La région, peuplée en 1988 de 180 000 habitants, dont 75 % d’Arméniens et un quart d’Azéris, devient le centre d’une crise qui contamine toute la zone, écrit Étienne Peyrat dans son Histoire du Caucase au XXe siècle (Fayard, 2020). Alors que les manifestations se multiplient à Stepanakert et Erevan [capitale de l’Arménie – ndlr], la tension monte aussi en Azerbaïdjan, où des agitateurs incitent à la violence contre les communautés arméniennes. »

Des chassés-croisés de populations se produisent, avant que la situation ne s’aggrave davantage avec la proclamation d’indépendance du Haut-Karabagh, largement approuvée par la population. L’Azerbaïdjan envoie son armée, ce qui suscite une réplique de l’Arménie, bénéficiant alors du soutien russe. Une escalade de violence militaire, achevée par un cessez-le-feu conclu en 1994, se solde par des dizaines de milliers de morts et des centaines de milliers de personnes déplacées. Le conflit est alors « gelé » pour un quart de siècle.

Il reprend en 2020 à l’initiative de l’Azerbaïdjan, dont l’armée parvient cette fois-ci à prendre l’avantage sur l’Arménie. L’accord trouvé entre les belligérants, sous l’égide de la Russie, ne laissait déjà guère de doute sur le sort qui attendait le Haut-Karabagh. Mais la guerre en Ukraine aura favorisé l’ultime coup de force d’Ilham Aliyev, dont les bonnes grâces sont devenues utiles à la fois à Vladimir Poutine (en proie aux sanctions du monde occidental) et aux Européens (soucieux d’accéder aux ressources gazières du pays).

« En concluant son accord sur le gaz avec l’Azerbaïdjan, écrivait Élodie Gavrilof dans The Conversation, l’Europe a renforcé la position d’une dictature dont tous les indicateurs sont encore plus alarmants que ceux de la Russie, dans sa région et sur la scène internationale. Convaincues que plus personne ne volerait au secours des Arméniens, et se trouvant en position de force face à la Russie, les autorités azerbaïdjanaises [ont organisé le blocus du Haut-Karabagh]. » Et ont fini par passer à l’offensive militaire, faisant fuir une population craignant à la fois pour sa vie et pour sa liberté.

Une Arménie « seule et abandonnée » ?

Sur le fond de cette grande bascule historique, les enjeux humanitaires sont évidents. Ce dimanche, le pape François a tenu à exprimer son inquiétude à cet égard, plaidant pour un « accord durable qui mette fin à la crise humanitaire ». À Erevan, raconte l’envoyé spécial de La Croix, les manifestations reprochant à Nikol Pachinian d’avoir laissé tomber l’enclave ont cessé : « La crise politique […] semble remisée au second plan, le temps de faire face à l’urgence humanitaire. »

Peuplée de moins de trois millions d’habitant·es, l’Arménie doit relever le défi de l’accueil, dans une relative solitude face aux prétentions restantes de l’Azerbaïdjan. Le New York Times relève qu’au moment où Aliyev lançait l’assaut final contre le Haut-Karabagh, des soldats états-uniens venus pour des exercices militaires quittaient l’Arménie : une coïncidence, illustrant néanmoins qu’au moment où le pays entend réduire sa dépendance envers une Russie peu fiable, l’Occident n’offrirait guère d’« alternative plausible ».

« Nous nous sentons très seuls et abandonnés », a confié au même journal un ancien ministre des affaires étrangères. De fait, les condamnations de l’attaque lancée fin septembre sont restées verbales. Aucune sanction diplomatique ou économique n’est envisagée contre le régime azerbaïdjanais, alors que beaucoup s’inquiètent d’une offensive d’Ilham Aliyev contre le territoire arménien lui-même.

Le prétexte en serait une autre enclave : au sud-est de l’Arménie, l’Azerbaïdjan possède en effet la région du Nakitchevan, frontalière avec son allié turc, mais sans continuité territoriale avec le reste du pays. Or, Ilham Aliyev réclame bruyamment de disposer d’un corridor menant à cette région et passant sous la souveraineté de son propre État. Le degré de probabilité d’une intervention militaire divise les spécialistes, dans la mesure où la transgression serait bien plus osée et coûteuse, le dirigeant azerbaïdjanais n’ayant jusque-là modifié aucune frontière reconnue.

La France est un des États qui exprime le plus explicitement sa solidarité avec les Arméniens.

Quoi qu’il en soit, il n’est pas anodin que la France ait décidé, dans ce contexte tendu, d’ouvrir une antenne consulaire dans la région méridionale du Syunik, c’est-à-dire celle qui serait concernée par une éventuelle agression. « Ce sont des preuves tangibles de la présence de la France aux côtés de l’Arménie », a déclaré la ministre des affaires étrangères française, Catherine Colonna, le 26 septembre dernier à l’Assemblée nationale. La coopération de défense entre les deux pays devrait également être renforcée, avec notamment la présence d’un attaché de défense à l’ambassade de France à Erevan.

Parmi les États membres de l’Union européenne, la France est un de ceux qui exprime le plus explicitement sa solidarité avec les Arméniens et Arméniennes. Vendredi 29 septembre, les député·es Renaissance du groupe d’amitié France-Azerbaïdjan ont d’ailleurs décidé d’une symbolique démission collective. Et ce dimanche, des élu·es de gauche comme de droite, dont plusieurs maires de grandes villes, ont publié une tribune dans Le Monde appelant au « déploiement d’une force d’interposition » onusienne et à « des sanctions économiques » si Ilham Aliyev persistait dans sa « stratégie de la terreur ».

Forte d’une quinzaine de milliers de membres en France, la diaspora arménienne joue un rôle dans la mobilisation de la classe politique. Si « la dimension électoraliste » doit être prise en compte, elle ne doit pas masquer la rationalité « stratégique » de la position française, affirme la chercheuse Élodie Gavrilof : « Le Caucase reste une région cruciale, au sein de laquelle la France a intérêt à disposer d’un allié fiable et francophile de longue date. » Le discours français sur l’Ukraine, appelant au droit international contre le recours à la force, trouve ici un autre terrain sur lequel être décliné.

Fabien Escalona, Mediapart


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