A lire : Le système carcéral Pour en finir avec la prison (par Alain BROSSAT)

dimanche 17 mars 2013.
 

Alain BROSSAT est professeur de philosophie à l’université Paris-VIII Saint-Denis. Ses derniers ouvrages parus sont L’Epreuve du désastre, le XXème siècle et les camps (Albin Michel 1996) ; L’Animal démocratique, notes sur la post-politique (Farrago 2000).

Pour en finir avec la prison est paru aux éditions La Fabrique en 2001. Dans cet ouvrage, A. Brossat tient un discours original sur l’institution pénitentiaire en rupture avec les discours sécuritaires et humanitaires, tout en étant dans la continuité de M. Foucault.

"Il m’est arrivé quelquefois, dans la solitude, de me représenter tout à coup combien, tandis que je jouissais paisiblement de ma liberté, il y avait sur la surface du globe, dans les pays les plus civilisés comme dans les plus barbares, d’hommes condamnés à ce supplice lent et terrible ; et j’étais effrayé de la somme de douleur qui semblait se presser autour de moi, et me reprocher mes distractions et mon impitoyable insouciance."

Benjamin Constant, « De la détention » in Principes de politique, cité par A.Brossat en préambule de Pour en finir avec la prison.

Introduction

Nous n’échappons pas à une vision négative du passé qui nous fait regarder le présent comme une amélioration. A l’arriération et la barbarie d’hier a succédé le présent civilisé (« bon aujourd’hui » / « mauvais hier »). Certaines images du passé nous sont aujourd’hui intolérables. Et les châtiments abominables d’hier semblent céder la place à des peines plus humaines : l’incarcération.

Cependant, les seuils d’intolérance sont destinés à être variables. C’est ainsi qu’ « il ne se passera pas longtemps avant que la prison apparaisse aux yeux des vivants comme le signe irrécusable de l’état de brutalité, d’arriération des mœurs et des sensibilités dans lequel vivait l’humanité au 20ème siècle, et encore au début du 21ème siècle ». Ainsi, la question n’est pas d’améliorer la prison, mais bien de trouver les moyens de s’en débarrasser.

Il semble qu’aujourd’hui les pouvoirs publiques soient incapables de présenter des peines alternatives à la prison. Et il semble que le système carcéral soit destiné à rester puisqu’il est le soutien nécessaire à ce système politique. Du fait de l’aversion toujours plus forte qu’il produit, la société montre sa pérennité. La raison d’Etat s’impose, et la prison semble être le soutien essentiel à un système capitaliste (cf L.Wacquant). En effet, le propre d’un système politique n’est-il pas "d’entretenir l’illusion de son éternité en perpétuant des formes non contemporaines (in-tempestives, voire "archaïques") de violence instituée, à des fins d’exemplarité ?"

Avec les évènements des années 1960 et lorsque Foucault entreprend de s’intéresser aux prisons en 1971, la question va être posée sur un plan politique. Foucault va créer le Groupe d’information sur les prisons (GIP), et va dans le même temps élaborer des connaissances sur l’institution moderne de la prison et sur les sociétés de discipline en général. Il va surtout donner pour la première fois la parole aux détenus. Mais Foucault ne prend pas le détenu comme victime, mais comme « sujet et acteur d’une histoire politique déniée et rendue inaudible ». La tâche qui lui incombe est de dire l’histoire cachée (interdite) d’un pan important de la modernité. Il s’agit de trouver sur quel modèle repose le monde d’aujourd’hui, sur quel système d’exclusion fonctionne la société. C’est ainsi que la prison va être à la fois un lieu de stockage des « éliminés », isoler le délinquant pour définir les interdits et justifier l’existence de la police, expérimenter des pratiques disciplinaires. L’institution s’assure ainsi une prise des corps de la plèbe, c’est à dire du peuple éliminé et destiné à la mutité et l’obéissance.

Il faut donc une réelle politisation de la question de la prison, qui apparaît aujourd’hui comme insupportable. On peut même parler d’une résistance qui a "l’ambition de nuire à des dispositifs de pouvoir destinés à refouler sans fin les vaincus et les muets de l’histoire".

I) La prison : la violence de l’Etat

A) Les murs de la honte

Aujourd’hui, on voit apparaître une dénonciation humanitaire de la prison considérée comme un lieu de souffrance excessive. V.Vasseur (Médecin-chef à la prison de la santé, 2000) a bouleversé l’ensemble de l’opinion publique en décrivant l’horreur des conditions de détention, provoquant même la visite de parlementaires dans les prisons. Mais il apparaît que tous ces mouvements d’indignation, aussi justifiés soient-ils, n’entraînent pas de politique concrète à long terme. Le pouvoir s’en tire seulement avec quelques promesses sans frais.

Le discours humanitaire entretient une illusion : celle que la prison pourrait ne plus avoir le rôle de séparer "le peuple inclus de la plèbe irrécupérable", que la violence pourrait y être apaisée. Mais la prison condamne le détenu à l’indifférence, l’exclut, et est en fait une vengeance sociale qui n’est certes plus une violence exacerbée. "Toute forme de persécution ou de violence exercée contre des catégories présentant des traits « victimaires » (R.Girard) suscite une aversion toujours plus marquée", nous dit A.Brossat. Il semble donc que la violence de l’institution carcérale vis à vis des détenus ne puisse perdurer.

B) Le décret de l’abandon

Le discours officiel de l’administration affirme que même le pire des criminels aura droit dans l’espace pénitentiaire à un traitement humain, ce qui lui permettra de retrouver son humanité sociale et morale. Mais derrière ce discours qui prend en compte la possibilité de l’homme à changer, la réalité est toute autre. En fait, la prison répond à « un décret de l’abandon », abandon d’une population jugée irrécupérable. « Dans les prisons prévaut un régime de pure et simple gestion disciplinaire, technicienne et minimaliste de la masse vivante, tel que jamais l’institution n’a à se soucier de l’intégrité de personnes humaines. » La prison est l’institution de l’exception. Les détenus sont pris en charge de manière uniquement répressive et de contrôle, sans aucun espace public où s’exprimer. Le détenu doit éprouver l’incarcération, il doit souffrir en plus d’être privé de liberté, par le manque notamment. A.Brossat explique alors Nietzsche : « il ne suffit pas que le débiteur soit contraint à rembourser sa dette, encore faut-il qu’il paie de sa personne et souffre pour la plus grande satisfaction de celui qu’il a lésé ». La prison répond encore aux sentiments les plus primaires et archaïques.

Mais pourquoi existe t-il un tel écart entre le discours et la réalité ? Il faut aborder la prison sous l’angle de la violence de l’Etat. Si aujourd’hui nous éprouvons compassion et apportons protection aux plus faibles, aux victimes, si aujourd’hui nous souhaitons rendre moins pénibles les souffrances des vieillards et des mourants, pourquoi nous faut-il considérer comme normales les douleurs des détenus ? L’Etat exerce une violence et conserve cette condition qui a en fait un caractère exemplaire. La peine est aussi une vengeance, et comme le dit Durkheim : « On dit que nous ne faisons pas souffrir le coupable pour qu’il souffre. Il n’en reste pas moins vrai que nous trouvons juste qu’il souffre ». Le crime est avant-tout un fait social, c’est à dire que nous définissons comme crime ce que nous réprouvons, et non l’inverse. D’ailleurs, « la peine rassemble la communauté contre l’infracteur, renforce le lien social, dispose des protections pour l’avenir ».

C) une société de contrôle

Pour G.Deleuze, la prison est l’institution qui réalise le mieux l’idéal des milieux d’enfermement dans les sociétés disciplinaires, qui se mettent en place au 18ème et au 19ème siècles. Cet idéal se définit en trois choses : concentrer, répartir dans l’espace, ordonner dans le temps. Mais à l’aube du 21ème siècle , ces sociétés disciplinaires, qui ont succédé aux sociétés de souveraineté, laissent place aux sociétés de contrôle caractérisées par des mécanismes plus souples. Le souverain dispose du corps de ses sujets, c’est un droit tourné vers la mort. Le pouvoir moderne se tourne vers la vie, il est un pouvoir de contrôle et d’organisation, c’est à dire un pouvoir pastoral. On passe de l’exception souveraine, c’est à dire le droit du seul monarque de disposer de la vie de tous, à la nation. Le pouvoir moderne apparaît comme le gardien du troupeau, mais il garde une figure de maître, notamment avec « la possibilité d’exposer le corps de la masse à une mort violente » par l’arme nucléaire.

En réalité, si le pouvoir ne dispose plus souverainement des corps, il n’en reste pas moins vrai qu’aujourd’hui ceux-ci sont administrés. « Le vieux pouvoir souverain va désormais s’avancer masqué. » La figure du souverain s’est effacé, remplacé dans certaines circonstances par un simple fonctionnaire exécutant. Le pouvoir dans les sociétés démocratiques est un lieu vide, nous dit Lefort. L’exception souveraine réapparaît non pas du côté des politiques les plus importants, mais du côté des fonctionnaires chargés de l’ordre et de la répression qui prennent la place du bourreau d’hier. Il semble en fait que le pouvoir moderne soit celui « de faire vivre ou de laisser mourir ». La prison n’est donc que l’ « exercice indirect du droit de mort ». Les détenus ne sont pas tués, mais enfermés dans un lieu où ils leur aient possible de se tuer eux-mêmes.

La prison est un monde à part, le lieu d’exposition de l’exception souveraine. Et tous ces discours humanitaires proposant de réformer la prison légitiment en même temps la prison comme une nécessité d’exposition violente. Comme l’a montré W.Benjamin, il existe une intrication entre violence et droit (violence fondatrice du droit ; violence conservatrice du droit). « Toute souveraineté a sur ses arrières une violence fondatrice qui a établi un droit. » Mais si pour le pouvoir traditionnel, la formule est : « parce que tel est mon bon plaisir » ; dans les sociétés démocratiques, elle est : « en mon âme et conscience ».

La peine de mort est le moyen de fortifier le droit en exerçant la violence sur la vie et la mort. Et en s’en prenant à la peine capitale, on attaque le droit dans son origine. Mais « dans le monde d’après la peine de mort, c’est la prison qui va acquérir ce statut inavouable mais bien réel de lieu d’exhibition de l’exception. »

En réalité, la prison, et à travers elle l’exception souveraine, se donne le droit de tuer sans avoir à répondre d’un crime. Elle dispose de la vie des détenus. Et cette vie se résume aux conditions organiques (zoe), c’est une vie animale. L’Homme est un animal politique, il vit en société, il a des droits et des devoirs, une condition politique, mais pas le détenu. Comme le dit Sloterdijk, la prison est « un parc humain ». C’est un lieu d’exception sans condition humaine normale : activité sexuelle impossible, immunité physique bafouée par les fouilles et mises à nu, aucune intimité et pudeur, des conditions sanitaires déplorables, pas de fluidité sociale, absence de libertés élémentaires (correspondance, accès à l’information).

Mais tous les mouvements de protestation, qui se manifestent par des révoltes, puisque c’est le seul moyen en l’absence de lieu d’expression, conduisent à des renforcements du règlement plutôt qu’à des mesures d’humanisation et de libéralisation. « Un pas en avant, deux pas en arrière, tel est le rythme auquel se réforme l’institution pénitentiaire… »

D) une prise de corps sans condition

Une société ne se juge pas à l’état de ses prisons, puisque la prison est justement là pour inspirer l’effroi. Il s’agit de créer une terreur qui serait salutaire. Surtout aujourd’hui, où derrière chaque jeune se cacherait un délinquant potentiel, un « sauvage ». Mais les discours officiels dissimulent la vérité : la prison est une prise de corps sans condition (prehendere, prisio, prisum), c’est à dire l’expression du droit du souverain. C’est le geste même du bourreau, mais « personne parmi les gens d’Etat n’ira admettre que la prison occupe actuellement la place du bourreau d’hier ». C’est pour cela que la personnel pénitentiaire se sent persécuté et s’autodéprécie, car aujourd’hui personne ne souhaite occuper la place du bourreau. Les surveillants ont pour fonction de gérer et d’organiser l’état d’abandon des détenus, ce qui est tout à fait inassumable. Leur rôle est des plus ingrats.

Le phénomène du suicide parmi les jeunes et les détenus doit lui aussi être envisagé sous un angle politique. Le suicide doit être vu comme « la commotion éprouvée par celui qui rencontre la figure –oubliée, refoulée, déniée par le discours de la modernité humanitaire- du souverain qui se saisit de l’infracteur et lui donne à éprouver le plus entier des sentiments d’abandon face à l’omnipotence du Pouvoir ». Nos sociétés tentent de masquer ce droit traditionnel, droit traditionnel qui conserve la souveraineté et qui est mêlé à l’ultra-moderne, ce qui fait en même temps de la prison un laboratoire biopolitique. On y expérimente toutes les technologies de contrôle et de discipline.

Le détenu aujourd’hui doit montrer sa capacité à évoluer, c’est à dire à se réinsérer dans la société. Mais c’est aussi une manière d’éviter « toute perception collective de la condition pénitentiaire », toute solidarité, car le détenu évolue seul. On met donc en place « une dynamique d’apparence contractuelle » afin de mieux gérer les détenus condamnés à une longue peine. Mais le contrat à peine ébauché est rapidement rompu par le pouvoir souverain qui refuse leurs demandes de libération conditionnelle. On a donc affaire à « un visage immémorial du pouvoir », « pouvoir des monstres et qui, à son tour, fait de la prison une fabrique de monstres ».

II) Le droit en prison : une fausse solution

La thèse de l’auteur est qu’il ne suffit pas d’améliorer la prison. Même en faisant entrer le droit en prison, en développant de meilleures conditions de détention, la prison restera insupportable : c’est l’emprisonnement en lui-même qui est inhumain. C’est pourquoi les discours humanistes (« humanitaires ») sont insuffisants et qu’il faut en fait en finir avec la prison.

A) Une institution tournée vers la mort

A.Brossat revient sur le paradoxe de la prison moderne, à savoir la présence d’une volonté de réintégrer la prison dans la société, alors que dans le même temps persiste un dispositif pour mettre à l’écart ceux qui sont jugés irrécupérables (« les déchets »). Il y a donc deux processus contradictoires : l’un d’intégration, l’autre d’exclusion. Avant, c’étaient les bagnes qui jouaient le rôle d’élimination des « déchets », mais aujourd’hui ce sont les peines de sûreté (de 15ans et plus), où « la solitude rend fou, les médicaments liquéfient l’entendement, le huis-clos détruit l’identité ». La prison reste donc au fond identique à ce qu’elle a toujours été : elle est immuable et étrangère à l’esprit du temps.

Il y a bien une amélioration des conditions qui suit le mouvement général de pacification des mœurs. En effet, il n’y a plus (ou moins) de violence physique, on ne voit plus de sang, ni de mort. Mais cette absence de violence de la part des gardiens provoque une violence autodestructrice de la part des détenus eux-mêmes. C’est ainsi qu’il y a eu 368 suicidés entre 1997 et 2000 (122 en 2002), ce qui représente un chiffre énorme par rapport à la population carcérale (environ 30000 détenus en 2001). Les agressions entre détenus sont également assez fréquentes. Cette violence des détenus sur eux-mêmes est là comme pour dénoncer l’illusion d’une absence de douleur en prison, puisque, bien sûr, on souffre en prison. D’ailleurs P.Maurice, ex-détenu, l’exprime dans ces termes : « Je maudis cette lente destruction de l’Homme. Le bagne autrefois tuait salement. Il tuait par le sang, il détruisait l’enveloppe, le corps. Maintenant, tout le système carcéral mine l’intérieur, le contenu. La fin n’en est que plus longue, plus insupportable et plus terrible. Mais elle est propre, elle ne laisse pas de trace apparente et visible. » L’ancien détenu S.Coutel dit quant à lui : « On ne tue pas, on laisse mourir. »

De plus, il y a un rapport au temps qui est tout à fait autre que celui qu’on peut avoir à l’extérieur. On peut aller encore plus loin que A.Brossat et affirmer, comme l’a fait Heidegger, que la conscience temporelle est nécessaire pour être libre. C’est parce que l’Homme sait qu’il va mourir un jour qu’il doit choisir et être responsable. Le temps établit aussi la relation aux autres et est essentiel pour la construction de son identité. L’ « absence » de temps en prison déshumanise le détenu en ne lui permettant pas d’être responsable, d’affirmer son identité et d’assumer sa sociabilité.

Pour A.Brossat, la prison n’est en fait plus le moyen d’un système cruel, mais celui d’un « régime d’insensibilité et d’abandon clinique », puisqu’une grande partie des détenus souffrent de problèmes psychiques (« fous ») alors que la prison ne peut pas promulguer de soins adaptés. C’est donc un lieu et une fonction tournés vers la mort, où « on laisse mourir ».

B) Une cassure entre l’intérieur et l’extérieur

La prison est insupportable aussi parce qu’il existe une cassure avec l’extérieur. L’écart des droits entre l’intérieur et l’extérieur augmente sans cesse. En fait, plus il y a de droits pour les libres, moins il y en a pour les enfermés, tout simplement parce qu’ils obtiennent des droits moins rapidement.

Et même cette société de contrôle sous vidéo-surveillance, avec une forte présence policière, ou encore sous écoute, n’équivaut en rien à une grande prison de la taille de toute une société. Même s’il peut être légitime de condamner cela, il n’en reste pas moins que la prison n’est pas qu’un espace sous surveillance.

C’est pour cela qu’aucun discours humanitaire n’arrivera à réduire l’effet de dégradation de l’individu, de son statut juridique et politique. En prison, l’Homme n’est seulement qu’un corps, il est réduit à son terme physiologique. Réinjecter du droit en prison ne peut pas supprimer le fait que la personne ne devient qu’un corps simple (elle n’est donc plus une personne).

D’ailleurs, le système pénitentiaire refuse catégoriquement que se forme un espace public, un espace d’auto-gestion pour les détenus. Ce qui est paradoxal, parce que réhabiliter, c’est donner un statut d’Homme et de citoyen. Comment vouloir réinsérer les détenus si le lieu où on les enferme ne leur donne pas les moyens d’accomplir leur humanité et leur citoyenneté ? Si le lieu qui représente le Droit et la Justice ne le fait pas, quel espace le permettra ?

Pour illustrer ces propos, A.Brossat reprend le témoignage d’un ancien directeur de prison qui dit s’être heurté à d’insurmontables obstacles face aux changements qu’il proposait. La prison est condamnée à rester profondément différente de la société.

C) Une institution totalitaire

A.Brossat en arrive à s’interroger : la prison est-elle une institution totalitaire ? La prison est le moyen d’exhiber le droit du souverain, ce droit archaïque de disposer des corps de ses sujets. D’ailleurs, on laisse l’administration pénitentiaire interpréter à sa guise la loi, tourner la loi, définir ses propres règlements, c’est à dire penser la loi… Il existe quasiment autant de règlements que de prisons. La prison semble bien correspondre à ce qu’on appelle une institution totale, comme l’a définie Goffman, voire totalitaire. C’est pourquoi c’est inutile de dénoncer les conditions des détenus et d’exiger le respect des droits fondamentaux. En fait, c’est l’idée que si la prison est une institution totalitaire, il ne faut pas chercher à l’améliorer, cela n’a aucun sens, il faut tout simplement la supprimer. Même les nouvelles punitions, par exemple le bracelet électronique, restent pensées en référence à la prison.

En fait, le droit entré en prison n’est rien d’autre qu’un droit emprisonné. La prison reste profondément la même, même si on en change les apparences, la forme. C’est ce qui fait dire à A.Brossat : « c’est bien l’invariance qui constitue le propre de l’institution pénitentiaire et de la condition de détenu. » La prison est « une pure éternité répétitive ».

D) L’amélioration des conditions est insuffisant

A.Brossat tient un discours original et dans la lignée de Foucault, puisqu’il dénonce les discours sécuritaires, mais il va aussi plus loin que les discours humanitaires, qui sont pour lui insuffisants. L’amélioration des conditions ne changeront pas ce qu’est la prison. Et il reprend la parole d’un détenu, P.Kropotkine, qui dit qu’ « on ne peut pas améliorer une prison. Sauf quelques petites améliorations sans importance, il n’y a absolument rien à faire qu’à la démolir ».

Et aujourd’hui, il faut se rendre à l’évidence que la prison n’a jamais permis de réhabiliter les détenus. Comme dit le sociologue Baumann, les prisons « « prisonnent » les détenus […] La « prisonnation » est l’inverse de la réhabilitation, et elle constitue l’obstacle majeur au retour sur le droit chemin. » La prison empêche la réhabilitation, elle est même son contraire. Donc la prison ne remplit pas la mission qu’elle affirme s’être donnée, elle se contente d’exclure les « déchets » et par cela fabrique des délinquants et des criminels. C’est pourquoi il y a autant de récidives et que certaines personnes n’hésitent pas à appeler l’institution pénitentiaire « l’école de la délinquance ».

III) Pour en finir avec la prison

A.Brossat en arrive donc à la conclusion qu’il faut en finir avec la prison. Et à la question « que mettre à sa place ? », il reprend la réponse de Foucault : « ce n’est pas à nous de dire à quelle sauce nous voulons être mangés. » Pour A.Brossat, avant de nous poser cette question, il faut commencer par nous poser toutes celles qui précèdent sur les fondements de cette société, de cet ordre qui n’est en rien contractuel. Il faut s’interroger sur les bases de notre monde.

Il est essentiel aussi de savoir qui va en prison, de se questionner sur la population dominante en prison et sur leurs motivations à l’infraction, au passage à l’acte. Il faut aussi s’interroger sur ce qu’on définit comme « délit » ou « crime ». Qu’est-ce qui peut être légitimement posé comme délictuel ? On peut se demander par exemple en quoi les consommateurs de cannabis ou les sans-papiers sont coupables.

Il ne faut pas non plus oublier que la société de consommation dans laquelle nous vivons pousse les plus pauvres et les marginaux au délit. Par la publicité notamment, la possession de tel ou tel objet devient une norme, alors que beaucoup de personnes ne peuvent se les acheter. La société est « duplice et schizophrénique ». C’est une société de frustration qui incite au délit.

Il est très important que toute personne envisage le crime du point de vue de l’infracteur et pas seulement du côté du policier, tel que le mandate l’Etat pour protéger le propriétaire. Nous devons chercher à comprendre la motivation de l’infraction, ce qui ne correspond pas à légitimer l’acte.

Mais pourquoi la prison reste présente et semble immuable ? Tout simplement parce que la prison joue un rôle d’altérité entre l’homme ordinaire et le criminel. Elle sépare violemment un monde ouvert et un sous-monde enfermé, ce qui produit à l’évidence deux espèces humaines différentes. Le détenu serait ce « déchet », ce sauvage presque animal. Pourtant seul l’Homme est criminel. Le délit est uniquement humain. La prison nous rappelle combien est mince l’enveloppe civilisée. Mais elle nous permet surtout de nier la part sauvage qui est en nous en la plaçant vers un autre absolu : le criminel. C’est un rite d’auto-purification, mais c’est aussi un mensonge sur le mythe de notre innocence.

De plus, la prison joue avec la mort et le désir de mort. On enferme et on réclame de lourdes peines portés par une passion mortifère, celle-là même qui nous poussait à dire « à mort » il n’y a pas encore si longtemps (conférer aux travaux de Salas sur la victimisation). La prison est cette passion obscure pour la mort portée au niveau de la société. C’est aussi la réponse à nos inquiétudes et nos craintes. Tous les discours sécuritaires des hommes politiques de toutes tendances montrent qu’ils gouvernent à la peur à défaut de pouvoir faire vivre l’espérance. La politique, dans les sociétés contemporaines, repose sur un sentiment de crainte (« sentiment d’insécurité »).

Avant d’enfermer des individus, et de les priver souvent d’avenir, il faut s’interroger sur ce que vaut en souffrance la perte d’un téléphone portable. Notre société attache souvent trop d’importance à ce qui est matériel et condamne aisément. Mais être volé n’est pas la même souffrance qu’être enfermé. La prison exclue et déshumanise : elle constitue ainsi « le plus flagrant des manquements au code de la civilisation ».

A.Brossat ne propose pas ce qui pourrait être mis à la place de la prison. Toutefois, il donne quelques pistes. Pour lui, nous devrions regarder du côté des sociétés traditionnelles pour nous inspirer de leurs pratiques de police et de justice. Lévi-Strauss a décrit comment les Indiens des plaines d’Amérique du Nord règlent les conflits par une série de cadeaux et de contre-cadeaux. Ils ont un système d’échange, par don et contre-don, qui permet de retrouver la paix sociale et l’harmonie.

Conclusion

Ce livre arrive à point nommé, puisqu’il semble que les discours sécuritaires (populistes ?) reposant, tout en les créant, sur nos peurs gagnent du terrain sur l’effort de compréhension des phénomènes. A.Brossat nous montre plusieurs points dans cet ouvrage qu’il nous faut souligner. D’abord, cette violence autodestructrice des détenus qui est là comme pour révéler au monde extérieur le mensonge d’une prison sans douleur. La souffrance est encore bien présente en prison.

Ensuite, ce n’est pas le droit qu’il s’agit de faire entrer en prison, il faut au moins la repenser. La prison doit être le lieu qui incite à la citoyenneté, qui ouvre aux affaires publiques. La prison ne doit donc pas « prisonner », mais être ouverte vers l’extérieur afin de réhabiliter. Elle doit être le lieu de l’accomplissement de l’humanité et pas l’inverse, c’est à dire un lieu où toute humanité est niée, et si seulement il en reste une trace, on préfère l’écraser.

Mais ce qui est le plus remarquable, c’est cette réflexion que nous propose A.Brossat sur les fondements de la société moderne. Il nous propose de regarder ce qui se passe ailleurs, dans d’autres sociétés. Il faut en fait un changement sociétal et celui-ci commence par la compréhension de notre monde. Il faut aussi savoir comment cela se passe dans d’autres sociétés.

Les propos sont provocateurs, mais l’analyse est intéressante et la question sur la suppression de la prison mérite d’être posée :c’est seulement après avoir interrogé les fondements de notre société, et la question sur la prison est pertinente, puisque notre monde social repose en partie dessus, que nous pourrons reconstruire différemment et surtout mieux. Il ne s’agit pas de dire qu’il faut laisser tout faire. Il s’agit de penser la manière de vivre-ensemble et de s’interroger sur la pertinence de notre mode de règlement des conflits aujourd’hui. D’autant qu’il semble bien qu’une grande part des détenus n’ont rien des « sauvages sanguinaires » que l’on croit. On trouve surtout des toxicomanes, sans-papiers, séropositifs, sans-abris, illettrés…, et un grand nombre de personnes attendant leur jugement. Avant de se permettre de les enfermer, il y a donc d’autres problèmes sociaux et politiques à régler.

Chiffres (en France)

* Environ 60.000 détenus en 2005 pour 50.000 places

* 104 suicides en 2001 ; 122 suicides en 2002 (observatoire international des prisons), c’est à dire aujourd’hui un risque multiplié par 10 par rapport à l’extérieur

* 35% des détenus sont illettrés

* 3,2% des détenus sont des femmes (il apparaît que les mesures répressives se reportent largement majoritairement sur les hommes, le chiffre en valeur des femmes ne bougeant presque pas)

* un tiers des détenus sont toxicomanes

* 10% des détenus sont incarcérés pour infraction à la législation sur le séjour des étrangers (30% des étrangers sur le sol français sont en prison)


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