Dans une Inde rongée par le nationalisme, le Kerala fait valoir son modèle égalitaire et laïque

jeudi 25 mai 2023.
 

Dirigé par une coalition communiste, cet État du sud-ouest de l’Inde se pose en contre-modèle du néolibéralisme et du nationalisme du BJP de Narendra Modi. Si tout n’y est pas parfait, sa réussite dans la santé ou l’éducation fait consensus. Reste à l’inscrire dans le XXIe siècle.

À Trivandrum, capitale de l’État indien du Kerala, la maison d’édition marxiste Prabhat fête ce jour-là 70 ans de « propagande idéologique ». La crème des communistes s’est donné rendez-vous. Le « camarade » C. Divakaran nous interpelle. « Bienvenue au Kerala ! Vous savez, le Parti communiste a été un acteur majeur de l’indépendance », lance cet ancien ministre de l’agriculture.

Fondé en 1939, le Parti communiste du Kerala dirige aujourd’hui encore cet État du sud de l’Inde. Le fruit d’une histoire révolutionnaire, raconte C. Divakaran. « Les opprimés se sont mutinés, influencés par la révolution russe. Nous avons défait les monarques, redistribué les terres, instauré l’éducation et la santé pour tous. »

« Octobre rouge », « camarade », « propagande » : le lexique peut surprendre ou effrayer. Les drapeaux rouges, les murs recouverts de faucilles et de marteaux, les portraits de Marx, mais aussi de Staline que l’on croise dans les rues évoquent la dictature du prolétariat. Mais c’est bien par les urnes que les communistes sont arrivés au pouvoir. D’abord lors de la création du Kerala en 1957. Plus récemment, en remportant un doublé lors des élections législatives de 2016 et 2021. En alternance avec le Parti du Congrès, ils ont appliqué des politiques résolument de gauche qui en ont fait un État à part.

« Le Kerala était l’un des États les plus pauvres de l’Inde lors de l’indépendance, et aujourd’hui, tous les indicateurs montrent que la population y mène une meilleure vie, déroule l’ancien ministre des finances, Thomas Isaac. C’est le fruit d’un modèle de développement redistributif et égalitaire. Et tout cela se fait de façon démocratique et laïque. »

Le Kerala bénéficie du plus haut taux d’alphabétisation du pays, à 97 %, et de l’espérance de vie la plus longue, à 76 ans. « Beaucoup pensaient qu’un tel modèle, avec des salaires minimums, allait freiner la croissance. Mais le PIB par tête y est supérieur au reste du pays », poursuit l’auteur de Kerala, un autre monde est possible.

Cette réussite fait que l’on évoque de plus en plus le « modèle du Kerala ». Mais comment ces indicateurs s’incarnent-ils sur le terrain ? C’est dans la santé que le Kerala a récemment fait parler de lui. Depuis la capitale, nous roulons jusqu’au village de Poozhanad pour visiter un dispensaire rural.

« Notre fille présente des signes de fièvre. Hier déjà elle a été examinée, mais je pense qu’il lui faut des médicaments », explique Vinod Kumar, père de famille. Il présente sa carte « eHealth » (« e-santé ») à l’accueil. Elle contient toutes les données de santé de sa fille, qui est prise en charge gratuitement. « C’est vraiment efficace », juge Vinod Kumar.

« En Inde, beaucoup d’habitants des régions rurales accèdent difficilement à des soins. Au Kerala, grâce aux centres de santé familiaux, c’est bien plus facile, s’enthousiasme le docteur K. Vinoj, 43 ans, à la tête du Family Health Center. Des infirmières effectuent aussi de la sensibilisation à domicile. »

Le Kerala compte 500 centres de santé comparables. « Depuis le retour des communistes, nos horaires ont été élargis. Nous pouvons faire des analyses en hématologie, biochimie ou neurologie, détaille le docteur Vinoj. Nous sommes en charge de 19 000 habitants et traitons 80 % de leurs maladies. »

De l’avis de nombreux expert·es, ce système de santé a su mieux tracer sa population lors du pic du variant Delta du Covid-19. Le Kerala a échappé à la crise de l’oxygène, pendant que le reste de l’Inde montait des crématoriums à ciel ouvert. Le gouvernement central, pourtant adversaire politique, l’a récompensé pour la qualité de ses soins.

L’État est devenu le premier à lancer des congés menstruels ou à annoncer la gratuité d’Internet.

Autre pilier de la politique communiste, l’éradication de la pauvreté. Direction Alleppey, une ville pauvre, pour visiter une usine à destination des femmes défavorisées. « Nous faisons partie du programme gouvernemental Kudumbashree, la “prospérité pour tous”, explique son initiateur, Prakasan. Cette usine a vu le jour grâce à un microcrédit à taux zéro. »

L’usine produit une poudre nutritive à partir de céréales et emploie 14 femmes. Tout sourire, Geeta, mère de famille de 52 ans, y travaille depuis l’ouverture, en 2006. « Je gagne 130 euros par mois à mi-temps. Je peux sécuriser l’éducation de mes enfants et avoir une position dans la société. Sans ce programme, j’aurais eu du mal à travailler car j’ai fait peu d’études », dit-elle.

Illustration 2Agrandir l’image : Illustration 2 Cette usine à Allepey emploie 14 femmes issues de milieux défavorisés. © Photo Côme Bastin pour Mediapart Plus de 4 millions de Kéralais·es bénéficient de ce réseau de micro-entreprises. Alors que 21 % des Indien·nes vivent sous le seuil de pauvreté, ce taux n’est que de 0,71 % au Kerala. Parmi les initiatives récentes, l’État est devenu le premier à lancer des congés menstruels ou à annoncer la gratuité d’Internet.

Où est le hic ? C’est ce que se demande R. Padmakumar, porte-parole dans l’État du BJP, le parti du premier ministre Narenda Modi. « Il y a bien des choses remarquables au Kerala. Mais si c’était un “modèle” si incroyable, alors on devrait pouvoir le dupliquer ! Avez-vous vu un État se revendiquer du Kerala ? »

La résistance au nationalisme de Modi Le BJP est quasi inexistant au Kerala, épargné par les querelles religieuses alimentées en Inde par les nationalistes hindous. Ici, 26 % de musulman·es et 18 % de chrétien·nes cohabitent en toute quiétude avec la majorité hindoue. Lors des élections de 2021, le BJP a même perdu le seul député dont il disposait au sein de l’Assemblée. Motif invoqué par le candidat malheureux ? « Le problème, c’est qu’ici les gens réfléchissent. »

Le Kerala ne manque pas une occasion de s’afficher en terre de résistance face à l’agenda des nationalistes hindous et de Narendra Modi. Lorsque les manuels d’histoire sont amputés de longs passages sur la présence musulmane et le combat de Gandhi contre l’extrémisme hindou, les communistes refusent d’appliquer cette mesure. Lorsque le gouvernement central bannit un documentaire de la BBC critique du premier ministre, les étudiants et étudiantes organisent sa diffusion sur les campus de Trivandrum…

C’est ainsi le Parti du Congrès qui représente ici l’opposition. Pour Shashi Tharoor, diplomate aujourd’hui député de la capitale, les impressionnants résultats du Kerala cachent une situation économique préoccupante. « Nous avons la dette la plus élevée du pays. Il faut 112 jours pour lancer un business en Inde. Au Kerala, il en faut 238 ! Le résultat est que nous n’avons quasiment pas d’industrie. »

Des critiques confirmées par la place écrasante des services, tourisme en tête, dans l’économie du Kerala. Et par une bureaucratie qui, selon le député du Congrès, entraîne la fuite des cerveaux. « Nous avons le taux de chômage le plus élevé en Inde pour les jeunes, 40 %, imaginez-vous ? Il faut éliminer des régulations pour attirer les hommes d’affaires. »

Le pari des start-up Un État rouge, hostile aux entrepreneurs… Le cliché colle à la peau du Kerala. Sur le terrain, la situation s’améliore pourtant. « Il y a quatre ans, le gouvernement central a classé les États indiens selon la facilité à y faire des affaires et le Kerala était dernier, raconte Raghuchandran Nair, président de la chambre de commerce. Nous avons raccourci ces procédures à 30 jours et sommes passés 15e sur l’index. »

Illustration 3Agrandir l’image : Illustration 3 L’immense Maker Village lancé pour attirer les jeunes et les start-up au Kerala. © Photo Côme Bastin pour Mediapart Combinée à l’espérance de vie, la fuite des cerveaux fait que l’âge médian est de 35 ans, le plus élevé d’Inde. De quoi accentuer les dépenses pour la retraite… fixée à 60 ans. Le Kerala, victime de son modèle ? « Notre dette est parfaitement soutenable, répond Thomas Isaac. Mais on n’offre pas de travail qualifié à notre jeunesse. Les néolibéraux disent qu’il suffit de privatiser l’éducation. Mais nous voulons des solutions humanistes à ces défis. »

Pour séduire la jeunesse, les communistes misent sur les start-up. À Cochin, capitale économique, se construit le plus grand incubateur technologique du pays. « Les Kéralais sont sensibles à l’environnement, décrit A. P. James, responsable de ce Maker Village. On ne cherche donc pas à attirer les industries extractives et polluantes mais à se positionner sur les industries du futur. »

Équipé d’imprimantes 3D dernier cri, le Maker Village fait naître des start-up innovantes en robotique, radars, ou drones. L’écosystème des start-up du Kerala, parti de pas grand-chose, est le quatrième plus dynamique d’Inde, selon le classement national. En dix ans, le poids de la diaspora dans le PIB du Kerala est passé de 25 % à 13 %. Effet Covid, martèle l’opposition. Les communistes veulent y voir la preuve que les choses bougent.

Toujours à Cochin, le succès de la Biennale d’art contemporain participe de ce nouveau souffle. « Des artistes du monde entier arrivent à Cochin. Les ateliers, les galeries d’art et les cafés se multiplient », raconte Firoz Baba, peintre de 50 ans, qui gère la galerie Cube, installée dans un ancien entrepôt d’épices.

Les communistes ont intérêt à afficher leur ouverture aux artistes indien·nes, souvent critiques du nationalisme porté par le BJP. « Au Kerala, la population est curieuse. Cochin est une ville multiculturelle de fait de son histoire d’échanges maritimes, juge le curateur Bose Krishnamachari. Beaucoup d’artistes abordent des sujets politiques ou climatiques lors de cette Biennale. »

Cochin, répartie sur onze îles, a inauguré en avril son « Water Metro », le plus grand réseau de transport aquatique et électrique au monde. En arrivant à Ernakulam, l’île principale, on voit les gratte-ciel pousser, signe que la classe moyenne trouve racine. Une réussite que les communistes aiment revendiquer.

Mais le Parti du Congrès a lui aussi participé au « modèle du Kerala », qui appartient à toutes et tous, juge le député Shashi Tharoor. « Le niveau d’inégalité était abyssal jusqu’au XIXe siècle. Des penseurs comme Mahatma Ayyankali ont farouchement lutté pour les droits des intouchables. Cela a créé un terreau favorable aux idées égalitaires. »

Le Kerala est d’abord porté par sa société civile. On y trouve le plus grand nombre d’ONG par habitant·e ou encore l’ULCCS, plus vaste coopérative d’Inde. Un « modèle » qui inspire mais ne peut être répliqué tel quel, juge Hariharan Balagovindan, directeur du département d’anglais de l’université du Kerala. « Il y a eu une Révolution française, une indépendance indienne avec Gandhi. De la même manière, le communisme du Kerala est une alchimie unique. »


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