Un historique lumineux de la répression des manifestations en France éclaire d’une lumière crue la situation actuelle de l’ordre manifestant.

mercredi 10 mai 2023.
 

Du matraquage médiatique au matraquage policier : La brutalisation des esprits et des corps.

Un historique lumineux de la répression des manifestations en France est clair d’une lumière crue la situation actuelle de l’ordre manifestant.

De la canalisation à l’affrontement

Brutalisation de l’ordre manifestant

Source : Le Monde diplomatique. Mai 2023

https://www.monde-diplomatique.fr/2...

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À partir du début du XXe siècle, la république a cherché à mieux encadrer les protestations populaires dans la rue en privilégiant l’évitement. Depuis les années 2000, l’approche est plus punitive. La priorité est donnée à l’arrestation des « fauteurs de troubles ». Une évolution qui favorise les violences et pose la question du respect du droit de manifester.

par Laurent Bonelli

À la tribune du Palais-Bourbon, un député dénonce les violences qu’ont subies quelques jours plus tôt des protestataires, dans une petite ville du nord de la France. La journée a débuté par un regroupement devant une usine. Vers 9 heures, « les gendarmes, sur ordre du lieutenant et sans provocation, ont chargé. Un homme a été blessé, un enfant a eu l’oreille à moitié coupée. La colère de la foule a commencé là et s’est manifestée en effet par des pierres lancées ». Après un moment d’apaisement, la situation se tend à nouveau : « Vers 3 heures [de l’après-midi], de nouvelles bousculades ont lieu et le nombre des manifestants grossit. » Puis la violence se déchaîne : « Les gendarmes frappent de tous côtés. Des femmes, des enfants et des vieillards sont renversés. L’exaspération monte. Un grand nombre de citoyens ripostent aux gendarmes avec des pierres. » Soudain, c’est le drame : « Un grand désordre règne et c’est à ce moment que, sans qu’on sache qui en a donné l’ordre, sans sommation préalable, un terrible feu de peloton a été tiré dans cette masse de monde. (…) La place était couverte de blessés et de morts. » Interpellé, le ministre de l’intérieur répond avec véhémence : « Nous avons donné des ordres pour assurer la tranquillité publique ; nous les avons donnés avec netteté, fermeté et prudence. » Il livre ensuite son propre récit : « La gendarmerie locale a pu distinguer dans la foule toute la clientèle ordinaire des contrebandiers et des gens sans aveu qu’on peut évaluer à cinq ou six cents, parmi lesquels plus d’un quart d’étrangers. Toute la journée la force publique et l’armée ont eu à subir les injures, provocations et agressions de plus en plus violentes de la foule, et ce n’est qu’à la dernière extrémité et sous l’impression du danger qu’il n’était plus en leur pouvoir de conjurer autrement qu’elles ont dû recourir à la force des armes. »

Il conclut : « Je ne sais si les agents, lassés par les provocations de la foule, se sont laissé entraîner à quelques violences ; mais ce que je sais bien c’est que des hommes dont on n’a pas encore parlé ont été blessés et mis en danger de mort en accomplissant leur devoir. (…) Je tiens à envoyer mes remerciements à tous ces braves gens. » Cette dernière tirade déclenche la colère d’un député, qui le traite à deux reprises d’« assassin », et se voit exclu temporairement de l’Hémicycle.

Revendication de la « modération, [de la] fermeté et [de la] prudence » de l’État, controverse sur la responsabilité de l’escalade violente (manifestants ou gendarmes), rôle des « perturbateurs » (étrangers notamment), soutien inconditionnel aux forces de l’ordre : la scène fait écho aux polémiques qui entourent ces dernières semaines la répression des mouvements contre la réforme des retraites ou contre les mégabassines, comme à Sainte-Soline le 25 mars dernier. Pourtant, le député, bien que socialiste, n’appartient pas à la Nouvelle Union populaire écologique et sociale (Nupes) et le ministre n’est pas M. Gérald Darmanin. Il s’agit respectivement d’Ernest Roche et de Jean Antoine Ernest Constans, qui s’affrontent à la Chambre le 4 mai 1891, trois jours après le massacre de Fourmies, qui a fait neuf morts (dont deux enfants) et trente-cinq blessés par balle parmi les ouvriers réclamant la journée de huit heures et le repos du 1er-Mai (1).

« Citoyens temporairement égarés »

Une telle similarité des échanges étonne car, depuis la fin du XIXe siècle, le maintien de l’ordre a beaucoup évolué. Il ne relève plus de l’armée, alors chargée de ce que l’on appelait les « émotions populaires ». Dès que la police locale ou la gendarmerie étaient en difficulté, on la faisait intervenir, comme le 145e régiment d’infanterie à Fourmies. Des Trois Glorieuses de 1830 à la « semaine sanglante » de 1871 en passant par les journées de juin 1848, l’écrasement des crises sociales ou de régime provoque des milliers de morts et des dizaines de milliers de blessés. Mais cette répression brutale ne constituait guère un problème politique, ni même moral. Pour les élites d’alors, le peuple est par nature différent. Il constitue une masse dépourvue de volonté individuelle, prête à suivre aveuglément quelques meneurs dans l’émeute (2). Anne Robert Jacques Turgot, contrôleur général des finances de Louis XVI, livre un condensé de cet imaginaire social dans sa lettre aux élus des états de Bourgogne du 18 avril 1775. À la suite des pillages et de la destruction d’un moulin par des paysans en colère contre le prix du grain, il écrit : « Il faut avant tout en imposer à la populace et être le plus fort », puis « arrêter les chefs de l’émeute, qu’on peut aisément connaître et découvrir », l’impunité étant considérée comme « un grand encouragement pour les émeutes à venir ».

À la fin du XIXe siècle, cette philosophie n’est plus guère soutenable. La domination politique restait le monopole de la noblesse sous l’Ancien Régime ; elle était réservée aux plus fortunés sous la monarchie censitaire ; l’instauration du suffrage universel masculin en 1848 admet le peuple en politique. Les formes les plus coutumières et personnelles d’autorité se dévaluent avec l’apparition des clubs, des comités électoraux, des ligues (comme celle de l’enseignement), des sociétés de secours mutuel, puis des partis. Ces structures organisent les citoyens et constituent le creuset de discours, de programmes et d’idéologies qui mettent particulièrement l’accent sur la question sociale et la condition des travailleurs (3). La mobilisation politique n’est pas pour rien dans l’avènement de la IIIe République et la consolidation des républicains, à partir de 1877. Même si cela va prendre des années, il devient délicat pour le nouveau régime de garantir d’un côté des libertés d’expression (avec par exemple les lois sur la presse de 1881), mais aussi celles de se réunir et de se syndiquer, tout en faisant tirer par la troupe sur ceux qui les exercent. D’autant que l’armée n’est pas toujours fiable. Lors de la révolte des vignerons de 1907 (qui fait sept morts à Narbonne), le 17e régiment d’infanterie se mutine et fraternise avec les manifestants, mettant en difficulté le gouvernement de Georges Clemenceau.

Le début du XXe siècle est donc marqué par plusieurs projets de loi visant à mettre en place une force spécialisée dans la gestion des protestations, distincte de l’armée. Après de multiples hésitations, celle-ci voit finalement le jour le 22 juillet 1921, avec la création de 111 « pelotons mobiles de gendarmerie ». Rebaptisée « garde républicaine mobile » en 1926, cette force comptait 21 000 hommes en 1939 et avait le quasi-monopole du maintien de l’ordre sur le territoire français, à l’exception de Paris. Elle développe une doctrine, un entraînement et des savoir-faire originaux (4). Il s’agit de ne plus traiter les protestataires comme des ennemis ou des adversaires mais comme des « individus temporairement suggestionnés », pour reprendre la terminologie des années 1930, ou des « citoyens temporairement égarés », pour utiliser celle des années 1970. Ceci suppose d’éviter les contacts directs avec ces derniers, dont l’expérience montre qu’ils dégénèrent toujours en affrontements. On leur préfère des techniques de canalisation, de contention et de dispersion des foules, qui impliquent notamment de laisser toujours une porte de sortie. La discipline collective, le barrage des corps, la crosse du fusil et la matraque constituent dans un premier temps les seuls outils disponibles. Ils sont complétés après la seconde guerre mondiale par des technologies permettant de tenir les manifestants à distance, comme le gaz lacrymogène — inenvisageable auparavant en France en raison du souvenir des tranchées —, les grenades offensives et les lances à incendie. En 1944, la police se dote à son tour d’unités spécifiques, les compagnies républicaines de sécurité (CRS), qui comptent près de 13 000 hommes en 1947 et reproduisent l’organisation, la doctrine et l’équipement de la gendarmerie mobile.

Les deux forces s’engagent dans les rugueux conflits sociaux de la période (comme les grèves des mineurs de 1947-1948), au prix d’un grand nombre de blessés de part et d’autre. Mais on remarque une diminution significative des décès parmi les protestataires, notamment en province. Paris reste une exception, le préfet disposant de ses propres unités, prises parmi les effectifs de la police municipale (5). Elles ne disposent ni de l’entraînement ni du savoir-faire de leurs collègues et n’hésitent pas à déchaîner leur brutalité et à « régler leurs comptes » avec les Algériens (sept victimes lors de la manifestation du 14 juillet 1953 et plusieurs dizaines le 17 octobre 1961 (6)) ou les communistes (dix morts au métro Charonne à Paris, le 8 février 1962).

La crise de mai-juin 1968, par sa virulence et son ampleur, met à rude épreuve le ministère de l’intérieur. Contrairement au discours officiel, cinq morts sont à déplorer (trois étudiants à Paris, à Flins et dans le Calvados, et deux ouvriers à Sochaux) mais, surtout, les forces de l’ordre sont apparues dépassées en nombre et en équipement. En conséquence, vingt mille policiers sont recrutés entre 1968 et 1974, et CRS comme gendarmes mobiles reçoivent de nouvelles protections corporelles (casques, visières, jambières, boucliers, masques à gaz) et du matériel offensif et défensif, comme les fourgons-pompe, les véhicules blindés à roues de la gendarmerie (VBRG) et des grenades plus diversifiées. En avril 1969 ouvre également à Saint-Astier, en Dordogne, le Centre de perfectionnement de la gendarmerie mobile (CPGM), destiné à la formation continue des personnels. En 1977, une véritable ville — Cigaville — avec des bâtiments, des rues et des places y est construite, permettant de s’entraîner à toutes les situations du maintien de l’ordre, y compris les plus dures (barricades, cocktails Molotov). Les CRS en profitent aussi, avant de se doter de leurs propres centres. Ces entraînements visent à inculquer aux personnels une discipline collective et une maîtrise d’eux-mêmes permettant de gérer la peur et le stress inhérents à leurs missions.

Une nouvelle actualisation significative de l’équipement s’opère à la suite de la manifestation des marins-pêcheurs de Rennes du 4 février 1994, considérée par les professionnels comme l’une des plus violentes de la période contemporaine (usage de fusées de détresse et de harpons, blessures « de guerre » chez des policiers et gendarmes, incendie du parlement de Bretagne). Des grilles sont apposées sur les véhicules, et surtout apparaissent les tenues de « Robocop », comme les nomment les intéressés : uniformes ignifugés, manchettes, coudières, épaulières et casque en Kevlar, protège-nuque, etc. (7).

La « violence contenue » revendiquée par les forces de l’ordre laisse dans son sillage un vaste cortège de blessés et de mutilés. Mais les victimes mortelles sont rares après 1968, au point que l’on se souvient encore des noms de Malik Oussekine, tué par des voltigeurs motocyclistes lors du mouvement étudiant contre la loi Devaquet, en décembre 1986, ou de Rémi Fraisse, qui décède des suites de la déflagration d’une grenade à Sivens, en octobre 2014 (8). Les responsables policiers en sont même venus à vanter un « modèle français » de maintien de l’ordre. Ils regardent avec circonspection les difficultés des polices étrangères pour faire face au mouvement altermondialiste (comme à Seattle en 1999, à Göteborg et à Gênes en 2001) et restent à l’écart des réflexions qui se mènent au niveau européen.

Pourtant, quelque chose change graduellement à partir de la fin des années 1990. Les principaux responsables gouvernementaux considèrent que la conflictualité sociale a diminué et voient dans les compagnies de CRS et les escadrons de gendarmerie mobile (EGM) un réservoir de personnels pouvant être aisément redéployés dans la lutte contre l’« insécurité », dont ils ont fait une priorité. Amorcé sous le gouvernement de M. Lionel Jospin (1997-2002), ce mouvement s’accélère par la suite. Le programme d’action annexé à la loi d’orientation et de programmation pour la sécurité intérieure du 29 août 2002 indique ainsi : « Les forces mobiles ont été créées dans un contexte historique particulier marqué par des périodes d’émeutes et de troubles collectifs. La démocratie apaisée que notre pays connaît depuis de nombreuses années permet aujourd’hui un changement radical de la doctrine d’emploi des forces mobiles. Cette politique systématique rompant avec la priorité de l’ordre public permet de mettre les trente mille hommes qui constituent aujourd’hui les forces mobiles au service de la sécurité quotidienne. »

Le nombre de policiers et de gendarmes disponibles pour le maintien de l’ordre diminue. Ils ne sont plus que 25 786 en 2015, soit une baisse de presque 15 % par rapport à 2002, alors même que leurs missions se sont diversifiées. La saturation qui en découle pour ces unités s’est traduite par la montée en puissance des compagnies d’intervention (CDI). Existant localement sous des formats divers, elles sont composées de policiers de sécurité publique qui remplissent surtout des missions de sécurisation dans la lutte contre les « violences urbaines » et les trafics de stupéfiants. Reconnaissables à leurs casques barrés de deux bandes bleu roi (qui les distinguent des jaunes des CRS), elles sont devenues depuis la fin des années 2000 un élément central du maintien de l’ordre. Outre le renfort numérique qu’elles apportent, elles sont plus autonomes dans leur commandement et leur action que les CRS et les EGM, considérés comme trop statiques. Elles apparaissent également mieux ajustées que ces derniers à la judiciarisation du maintien de l’ordre.

L’arrestation ne faisait partie qu’à la marge de la gestion des manifestations (par exemple après leur dissolution). Le général Bertrand Cavallier, ancien responsable du CPGM, explique que la doctrine traditionnelle consiste d’abord à « absorber une violence qui est généralement une violence passagère. C’est le concept de désordre acceptable. Quel est l’effet final recherché ? Va-t-on s’intéresser à quelques dégradations ou va-t-on comprendre qu’après cette montée de fièvre il y a un retour à la normale et que l’on va pouvoir discuter et essayer de répondre aux attentes des manifestants, même si ces manifestants ont été violents (9) ? ». À partir du début des années 2000, le tournant punitif des gouvernements qui se succèdent se fait sentir sur ce terrain également. Il s’agit d’en finir avec l’« impunité » et donc d’identifier et d’arrêter des fauteurs de troubles. Les CRS et les gendarmes vidéastes font leur apparition, et plus récemment les « produits marquants codés », laissant des traces sur la peau et les vêtements. Des techniques qui permettent d’intervenir a posteriori. Les procureurs n’hésitent plus à autoriser les arrestations préventives et à organiser leurs services pour agir dans l’urgence. Surtout, on assiste à une actualisation tactique qui sépare les manifestants conformes de ceux qui se livrent à des actes illégaux (les « casseurs »), qu’il faut maintenant aller chercher au cœur même des cortèges. Cette distinction se retrouve clairement dans le schéma national du maintien de l’ordre adopté en 2021. Il formule deux objectifs « distincts ou complémentaires » de la gestion de la manifestation, « la dispersion sans délai des groupes hostiles et des interpellations rapides et ciblées facilitées par la mise en œuvre de dispositifs tactiques permettant d’aller au contact des individus identifiés ». Bien que les EGM et les CRS disposent d’unités capables d’assurer ces tâches, elles sont en pratique assumées par les CDI et surtout par les brigades anticriminalité (BAC) et les controversées brigades de répression de l’action violente motorisées (BRAV-M), créées en 2019.

Malgré tous les efforts rhétoriques pour expliquer la complémentarité de ces tactiques, elles sont partiellement contradictoires. « Impacter » ou « percuter » des « groupes hostiles » a souvent pour effet de stopper les cortèges et de porter la violence en leur sein. Les charges comme les gaz lacrymogènes ne sont pas sélectifs. Ils touchent d’abord les moins aguerris, provoquent l’incompréhension et attisent la colère. De plus, le risque physique d’intervenir dans une foule, en petit nombre de surcroît, augmente la probabilité d’user de la force. De multiples vidéos postées sur les réseaux sociaux attestent le désordre causé par l’intervention de ces polices urbaines, quand elles ne montrent pas les conflits qui éclatent avec les gendarmes mobiles ou les CRS, dont elles désorganisent les dispositifs. Facilement mises en difficulté, elles ont également plus volontiers recours aux grenades de désencerclement et aux lanceurs de balles de défense (comme le LBD 40).

Apparue au milieu des années 1990 (sous le nom commercial de Flash-Ball), cette arme « à létalité réduite » était destinée à l’origine à des unités spécialisées dans la neutralisation des forcenés ou des preneurs d’otages. Elle s’est graduellement diffusée au sein des BAC et des CDI puis s’est généralisée après l’embrasement des banlieues françaises en 2005. Ce sont d’abord ces policiers qui en systématisent l’usage dans les manifestations. Lors de la crise des « gilets jaunes », sur les 13 460 tirs de LBD recensés entre le 17 novembre 2018 et le 5 février 2019, 85 % étaient imputables aux polices urbaines, contre 15 % aux CRS. Sur la même période, la gendarmerie rapportait un millier de tirs (10). Si la controverse sur les ravages qu’elles ont provoqués a fait diminuer l’usage de ces armes, il ne s’en est pas moins banalisé. Le rapport annuel de l’inspection générale de la police nationale (IGPN) relève ainsi 6 684 tirs en 2021, contre 1 514 en 2012, soit quatre fois plus en neuf ans.

Enfin, le rôle dévolu aux polices urbaines dans les manifestations modifie les représentations des manifestants. Portés par leur socialisation professionnelle à se penser comme des « chasseurs », leurs agents ne sont guère enclins à considérer ces derniers comme des « citoyens momentanément égarés ». Ils les voient plutôt comme des délinquants (ou comme leurs complices) et n’hésitent pas à les traiter comme tels : humiliations et brimades diverses, arrestations musclées, etc.

Tous ces facteurs concourent à expliquer la « brutalisation du maintien de l’ordre (11) » repérable depuis le milieu des années 2010, dont le mouvement des « gilets jaunes » a pour l’heure constitué l’acmé. Toutefois, celle-ci reste inintelligible si on ne la relie pas à la délégitimation de la manifestation comme mode d’action politique.

La force intimide, la justice neutralise

Le maintien de l’ordre ne se limite pas à un face-à-face entre policiers et protestataires. Il s’agit d’une relation à trois qui implique également les gouvernants. Tout au long du XXe siècle s’est graduellement développé un ordre manifestant. Celui-ci implique une adaptation des forces de l’ordre, mais aussi des citoyens, lesquels abandonnent progressivement le registre de l’émeute pour des répertoires plus codifiés comme la manifestation. La mise en place de cortèges, de banderoles, de revendications, de mots et de services d’ordre procède de cet apprentissage protestataire (12). Toutefois, il n’est possible que parce qu’il permet la négociation politique, c’est-à-dire qu’il est reconnu comme une expression démocratique du dissensus. Le commissaire Jean-Marc Berlioz, directeur adjoint de la sécurité publique à la préfecture de police de Paris, observait en 1997 : « Désormais tout citoyen est appelé un jour à devenir manifestant, et je partage l’analyse qui veut que la manifestation soit un correctif à l’élection (13). »

Une telle formule semble désormais heurter les représentations des élites gouvernantes, qui n’ont pas la même expérience de l’action collective que leurs aînées. L’élection, même fragile, dont ils tirent leur position est perçue comme la seule source de légitimité et pratiquement comme un chèque en blanc. Le refus du dialogue avec les centrales syndicales (pourtant représentatives, elles aussi) et les groupes mobilisés (comme les personnels soignants) tout comme l’utilisation jusqu’à la dernière extrémité des outils légaux pour museler le Parlement (« 49-3 », limitation du temps des débats, sanctions disciplinaires) attestent une conception verticale du pouvoir qui fait peu cas de la contestation.

Dans les discours, les expressions comme « foules », « meutes » ou « hordes » réactivent une vision de la populace ignare et brutale que n’aurait pas reniée Turgot. On applique d’ailleurs une politique semblable dans ses principes : exhiber la force pour intimider et utiliser la justice pour neutraliser, même temporairement. Charges intempestives, usage abusif des gaz, des LBD ou des « nasses », zones interdites, gardes à vue préventives, amendes, fichages policiers et déferrements en masse se combinent ainsi pour rendre les manifestations plus inhospitalières, incertaines et insécurisantes.

Or la brutalisation du maintien de l’ordre et celle du jeu politique sont les deux faces d’un même processus. Le refus de la négociation et le déni de l’expression manifestante provoquent une colère qui augmente le niveau de violence. La focalisation des médias sur la moindre poubelle brûlée ou sur la dégradation de mobilier urbain renforce cette dynamique. Dans les luttes « pour l’imposition du sens de l’événement (14) », le choix de rapporter les actes les plus spectaculaires plutôt que les revendications exprimées — souvent avec beaucoup d’inventivité — confortent les premiers. Ils trouvent en effet un écho inversement proportionnel à leur poids dans la mobilisation. En retour, ils provoquent un durcissement de l’action policière et facilitent la disqualification de mouvements pourtant massifs, réduits aux menées de ceux que les ministres de l’intérieur nomment commodément les « black blocs », les « anarcho-autonomes » ou l’« ultragauche ».

On perçoit les bénéfices politiques immédiats de cette dislocation de l’ordre manifestant. Ses effets demeurent plus douteux à moyen terme. Elle produit d’abord une adaptation des protestataires. Ils apprennent à mieux se protéger (équipements contre les gaz, apparition des street medics, etc.), à rendre visibles les violences policières (en les filmant) et adoptent des stratégies favorisant la confrontation, la mobilité et l’imprévisibilité plutôt que l’expression de mots d’ordre. Ces évolutions pourraient ensuite déboucher sur un retour à des modes d’action plus radicaux, comme l’émeute, le sabotage, l’incendie, le blocage ou l’occupation.

Des élites ignorantes

Mais, surtout, le gouvernement d’un pays suppose un consentement minimal de ceux sur lesquels il s’exerce, c’est-à-dire des contreparties. Juste après le drame de Fourmies, le député Alexandre Millerand — qui deviendra plusieurs fois ministre, puis président de la République (1920-1924) — interpelle le ministre Constans : « Si la République a été fondée, si elle existe, si elle a été maintenue à travers toutes les crises, vous ne le devez, vous le savez bien d’ailleurs, qu’à ces millions de travailleurs de l’usine, des champs, de la mine qui attendent aujourd’hui de la République les réformes sociales qu’elle leur doit. » Son discours résonne étrangement avec celui de M. Gérard Mardiné, alors secrétaire général de la Confédération française de l’encadrement - Confédération générale des cadres (CFE-CGC), qui s’adressait le 15 février 2023 à la commission des affaires sociales du Sénat : « Votre politique, vous la menez pour qui ? Pour les salariés français ou pour les fonds de pension anglo-saxons ? »

Tous deux nous rappellent que l’instauration et la consolidation d’un État démocratique en France sont inséparables des protections qu’il a dû apporter à la condition salariale, c’est-à-dire des compromis trouvés entre le travail et le capital (15). Le déséquilibre manifeste qui s’est instauré en faveur des plus privilégiés — et que l’on n’essaie même plus de dissimuler — sape ce contrat social implicite. Les élites politiques qui en sont responsables démontent ainsi pierre à pierre une construction dont elles sont les héritières ignorantes. La démocratie représentative ne fonctionne pas comme un dialogue courtois et feutré entre les actionnaires d’un conseil d’administration ou les membres des comités directeurs d’institutions financières internationales. Elle vit et s’exprime aussi par les éclats de mobilisations collectives qui actualisent périodiquement les rapports de forces entre représentants et représentés. En rappelant publiquement l’intérêt du plus grand nombre, elles contribuent à la légitimité de la délégation politique, bien mieux que les consignes de politique pénale, les circulaires sur la composition des grenades lacrymogènes ou les doctrines d’emploi des LBD.

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Laurent Bonelli Maître de conférences en science politique à l’université Paris Nanterre.

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Notes

(1) Ces citations sont extraites du Journal officiel de la République française du 5 mai 1891, https://gallica.bnf.fr

(2) Déborah Cohen, La Nature du peuple. Les formes de l’imaginaire social (XVIIIe-XXIe siècles), Champ Vallon, Ceyzérieu, 2010.

(3) Christophe Charle, Histoire sociale de la France au XIXe siècle, Seuil, Paris, 1991.

(4) Patrick Bruneteaux, Maintenir l’ordre. Les transformations de la violence d’État en régime démocratique, Presses de Sciences Po, Paris, 1996.

(5) La police parisienne n’est intégrée dans la police nationale qu’en 1966.

(6) Emmanuel Blanchard, La Police parisienne et les Algériens (1944-1962), Nouveau Monde, Paris, 2011.

(7) David Dufresne, Maintien de l’ordre. Enquête, Hachette, Paris, 2007.

(8) Il faut y ajouter Vital Michalon, victime d’une grenade lors des mobilisations contre l’installation d’une centrale nucléaire à Creys-Malville, en juillet 1977, et Zineb Redouane, tuée par un tir de lacrymogène dans son appartement en décembre 2018 à Marseille.

(9) « Maintien de l’ordre : du terrain au politique », conférence du 16 octobre 2020, vidéo disponible sur YouTube.

(10) Jacqueline Eustache-Brinio, « Rapport sur la proposition de loi visant à interdire l’usage des lanceurs de balles de défense dans le cadre du maintien de l’ordre et à engager une réflexion sur les stratégies de désescalade et les alternatives pacifiques possibles à l’emploi de la force publique dans ce cadre », Sénat, Paris, 20 février 2019.

(11) Olivier Fillieule et Fabien Jobard, Politiques du désordre. La police des manifestations en France, Seuil, 2020.

(12) Charles Tilly, La France conteste. De 1600 à nos jours, Fayard, Paris, 1986.

(13) « Table ronde : à propos des matériels de maintien de l’ordre », Les Cahiers de la sécurité intérieure, n° 27, Paris, 1997.

(14) Patrick Champagne, Faire l’opinion, Éditions de Minuit, Paris, 1990.

(15) Robert Castel, Les Métamorphoses de la question sociale. Une chronique du salariat, Gallimard, Paris, 1999.

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