Retraites : les sueurs froides du pouvoir

jeudi 23 mars 2023.
 

Alors que les syndicats réclament en vain d’être reçus par Emmanuel Macron et appellent à deux nouvelles manifestations, l’exécutif guette le cours des discussions parlementaires, qui devraient s’achever jeudi prochain. Rien n’est encore acquis pour le camp présidentiel, qui devra peut-être recourir au 49-3.

La lettre est officiellement partie le 8 mars. Son destinataire est un absent omniprésent dans le bras de fer qui oppose depuis deux mois le gouvernement et les syndicats dans la bataille des retraites : Emmanuel Macron lui-même. Les dirigeants des huit syndicats de salarié·es, unis comme jamais dans leur histoire, persistent à demander au chef de l’État le retrait de la réforme.

L’intersyndicale s’appuie sur un argument qu’elle juge imparable : le rejet massif du projet par la population, et encore plus par les actifs et les actives. Rejet qui s’est caractérisé par six manifestations depuis le 19 janvier, partout en France. Jamais le pays n’avait vu autant de manifestant·es défiler. Selon le ministère de l’intérieur, presque 1,3 million de personnes étaient dans la rue le 31 janvier et le 7 mars, faisant de ces deux journées celles qui ont rassemblé le plus de protestataires de toute l’histoire de l’après-guerre.

Un mouvement social historique, certes, mais qui donne l’impression que ses participants boxent dans le vide, ou pire, face à un mur. « Vous et votre gouvernement restez silencieux devant l’expression de ce puissant mouvement social », constatent les grands chefs syndicaux dans leur missive au président de la République.

Ils redisent là ce que chacun d’eux s’épuise à clamer de plateau télé en studio radio : l’absence de répondant face à l’hostilité majeure des salarié·es qu’ils représentent – et au-delà, d’une grande partie de la population – les désarçonne, et les inquiète : « Pour nos organisations, cette absence de réponse constitue un grave problème démocratique, il conduit immanquablement à une situation qui pourrait devenir explosive. »

Il y a peu de chance que cette supplique trouve un écho favorable. Emmanuel Macron entend pour l’instant rester en surplomb d’un jeu politique défavorable. « Il a expliqué son projet pendant la campagne, il a donné le cap plusieurs fois depuis, répète-t-on à l’Élysée. Maintenant, c’est à la première ministre et au gouvernement de mener la réforme à bien. »

En réalité, c’est plutôt la couleur du ciel qui conditionne l’entrain du chef de l’État à s’exposer : sur la santé, l’éducation ou la transition écologique, des sujets réputés plus consensuels, il n’a pas hésité ces derniers mois à devancer son gouvernement.

Mais vu la vigueur des vents contraires sur son projet de réforme des retraites, le président de la République entretient soigneusement son silence… et sa distance. Il était en Espagne le 19 janvier, alors que se tenaient les premières mobilisations, puis aux Pays-Bas le 30 janvier, à la veille du second acte du mouvement social. Et il a considérablement limité le nombre de ses déplacements nationaux : après une longue diète, il est réapparu à Rungis (Val-de-Marne) le 21 février et au Salon de l’agriculture quatre jours plus tard.

Deux sorties encadrées au millimètre près, pour limiter la prise de risque et les interpellations sur la réforme. À peine a-t-il lancé quelques mots lors de sa visite du Salon de l’agriculture, pour redire sa conviction qu’il n’y a « qu’une solution : travailler davantage ».

Élisabeth Borne et Olivier Dussopt seuls en première ligne

Emmanuel Macron laisse donc la première ministre Élisabeth Borne et le ministre du travail Olivier Dussopt s’épuiser à défendre un texte qu’il a lui-même imposé. Mercredi 8 mars, sur France Inter, le ministre a encore dû louvoyer pour relativiser l’importance de la rue, tout en assurant « respecter » les centaines de milliers de manifestant·es.

Il a surtout fermé la porte à la demande des syndicats de rencontrer le chef de l’État. « Le président de la République reçoit qui il entend recevoir mais ce n’est pas moi qui fais son agenda », a-t-il évacué, se déclarant lui-même « à la disposition de l’intersyndicale si elle le souhaite ».

« La porte du gouvernement est plus qu’ouverte, nous sommes dans le dialogue », a assuré le lendemain le porte-parole du gouvernement Olivier Véran. « La réalité, c’est qu’il y a un gouvernement profondément à l’écoute, dans le dialogue social. C’est son rôle. Le rôle du président de la République, c’est de donner le cap pour le pays », a renchéri Stanislas Guerini, ministre de la fonction publique.

« On reste à l’écoute, s’il y a des points particuliers, des améliorations que les uns et les autres veulent apporter à la réforme, comme on est à l’écoute des groupes parlementaires », a encore été contrainte de déclarer la première ministre ce 9 mars, en déplacement dans les Yvelines pour visiter une structure de prise en charge des femmes victimes de violences.

Mais le silence du chef de l’État est resté entier. Il paraît peu probable qu’il reprenne la parole avant la date fatidique du jeudi 16 mars, où le projet de loi devrait être voté définitivement à l’Assemblée nationale, après la tenue la veille d’une commission mixte paritaire, où sept député·es et sept sénateurs et sénatrices retravailleront le texte à huis clos pour aboutir à une version commune.

Si la loi est adoptée, il faut s’attendre à une des grandes allocutions médiatiques dont il est friand pour « redonner du sens au quinquennat », dixit un ministre de premier plan, et évoquer la suite. Dans le cas contraire, l’hypothèse d’un remaniement ressurgit à intervalles réguliers, comme celle d’une dissolution de l’Assemblée.

Entre-temps, les syndicats auront organisé deux journées de manifestations, les 11 et 15 mars. Mais avec quel impact ? Même l’affluence jamais vue du 7 mars a peu ému dans la majorité. « C’est un peu au-dessous de ce que les syndicats avaient annoncé ville par ville, et en tout cas pas le grand blocage qui avait été promis par certains », considère François Bayrou, patron du MoDem et haut commissaire au plan.

Pour la députée Renaissance des Yvelines Nadia Hai, la mobilisation a certes « été réussie ». « Mais on pouvait craindre une mobilisation qui aurait dépassé les bases syndicales et contaminé d’autres sphères, ce qui n’a pas eu lieu, ajoute un autre macroniste. Il faut dire que du fait du débat parlementaire restreint à 50 jours, la dynamique n’a pas eu le temps de prendre. »

Une mobilisation syndicale persistante mais modérée

Il est vrai que la France n’a pas été mise totalement à l’arrêt le 7 mars. Ni les jours suivants, où les mobilisations s’enchaînent : le 8 mars, manifestations féministes pour la Journée des droits des femmes, et ce jeudi 9 mars, appel des organisations de jeunesse, occasionnant des blocages somme toute limités, dans une vingtaine d’établissements (à Montpellier, Besançon, Nanterre ou Grenoble).

La mobilisation est bien là, mais sans doute pas au niveau que pouvaient espérer certains parmi les plus radicaux des militants syndicaux. Comme Mediapart a pu le constater au Havre (Seine-Maritime), les grèves reconductibles attirent des salariés, mais ils sont loin d’être présents en masse.

Néanmoins, les quatre syndicats de la SNCF maintiennent la grève reconductible, qui s’est poursuivie, à plus faible intensité, à la RATP. Les compagnies aériennes sont toujours appelées par les autorités à réduire leurs vols de 20 à 30 %, en prévision des débrayages prévus jusqu’à vendredi au moins, les ordures ménagères s’entassent dans certains arrondissements parisiens, et plus aucune goutte de carburant ne sort des raffineries françaises, bloquées mais pas (encore ?) à l’arrêt. Les électriciens et gaziers ont aussi multiplié les coupures ce jeudi.

Lundi, sur France 5, Élisabeth Borne a dû subir 50 minutes de questionnement incisif sur les principales failles du discours de son gouvernement.

Cette mobilisation modérée n’empêche en rien le gouvernement et la majorité de dérouler imperturbablement leurs arguments, qui ont à peine bougé depuis la présentation de la réforme le 10 janvier, même s’ils ont été réfutés les uns après les autres.

Un train en marche, qui avance inexorablement et que rien ne vient perturber. Ou à peine. Lundi, Élisabeth Borne s’était invitée sur France 5 dans « C à vous », pas la plus féroce des arènes du paysage audiovisuel. Alors qu’elle venait présenter les mesures de son gouvernement sur l’égalité femmes-hommes, elle a dû subir 50 minutes de questionnement incisif sur les principales failles du discours de son gouvernement.

Tout y est passé : critiques des déclarations d’Olivier Véran prétendant que « mettre la France à l’arrêt » serait « prendre le risque d’une catastrophe écologique », fausses promesses sur les 1 200 euros pour les petites pensions, coût plus important de la réforme pour les femmes… « Je ne sais pas si c’est une réforme de gauche », a-t-elle-même dû concéder, en réponse directe aux déclarations du ministre du travail.

Mais ce n’est pas ce moment difficile pour la cheffe du gouvernement qui a ébranlé la majorité ces dernières heures, mais bien les bras d’honneur à l’Assemblée du ministre de la justice Éric Dupond-Moretti.

Incertitudes au Parlement

La sérénité est loin d’être de mise pour les troupes du président. Même pas au Sénat, où l’article 7 reportant à 64 ans l’âge légal de départ à la retraite a été voté dans la nuit de mercredi à jeudi. L’exécutif peut y compter sur une droite largement majoritaire et acquise à sa cause sur ce dossier, mais les sénateurs et sénatrices de la majorité et de droite ont été contraints de tordre le règlement pour accélérer l’examen de l’article 7, face à une gauche multipliant les amendements.

Quant à la suite des débats, et à l’adoption ou non du texte par les parlementaires, tous les scénarios sont sur la table. Dont celui, revenu en force, d’un recours à l’article 49-3 de la Constitution, permettant l’adoption d’un texte sans vote, en engageant la responsabilité du gouvernement. Une « démarche de prudence », considère désormais François Bayrou.

Pour l’heure, personne n’est en effet capable de dire qui votera quoi lors du vote solennel à l’Assemblée. « Cela se jouera à quatre ou à cinq voix près », prophétise un député. Dans la majorité, la présidente du groupe Renaissance Aurore Bergé a eu beau jurer qu’il « ne manquerait pas une voix », elle a néanmoins rappelé mardi en réunion de groupe qu’un vote contre une loi budgétaire valait exclusion du groupe.

Je ne peux pas m’engager sur le fait que tout le monde votera pour le texte dans mon groupe, car les députés doivent voter en conscience.

Laurent Marcangeli, président des députés Horizons

« Ce coup de pression signifie qu’on sera à une voix près, décrypte un collaborateur parlementaire. Cette impression que rien n’est acquis a été renforcée par l’échec sur la proposition de loi d’Aurore, mardi. » Alors qu’elle devait être consensuelle, sa proposition d’élargir la peine d’inéligibilité en cas de condamnation pour des violences aggravées, notamment conjugales, a été rejetée par 140 voix, contre seulement 113 en sa faveur.

Et quid des alliés du MoDem et d’Horizons ? L’incertitude règne, là aussi. « Je ne peux pas m’engager sur le fait que tout le monde votera pour le texte dans mon groupe, car les députés doivent voter en conscience, même si je me battrai pour les convaincre de le faire », témoigne Laurent Marcangeli, président du groupe des proches d’Édouard Philippe.

Les députés d’Horizons et du MoDem ont voté à une large majorité contre la proposition de loi d’Aurore Bergé. « Les trois composantes de la Macronie ne sont pas alignées », convient le député MoDem Richard Ramos, pas certain de voter pour la réforme.

L’autre inconnue, celle qui donne des sueurs froides au gouvernement, reste le comportement des député·es Les Républicains (LR). « Il faudrait que 25 LR votent contre pour faire tomber la réforme », s’inquiète-t-on, au sein de Renaissance, où on fait et refait les comptes.

Depuis quelques jours, la majorité redouble d’efforts pour convaincre les membres de LR les plus récalcitrants, emmenés par le député Aurélien Pradié, afin d’obtenir leur abstention. « Le “canal Pradié” est encore ouvert », jure un député de la majorité, qui dit faire partie des « optimistes » dans son camp : « Le temps joue pour nous : si l’article 7 était passé au vote à l’Assemblée nationale, on était cuits. Ça a été la grande erreur de la gauche de ne pas vouloir y aller… »

Aller au vote ou non ?

Dans le camp présidentiel, deux camps s’opposent quant à l’opportunité de passer finalement au vote. Parmi les plus fidèles soutiens du chef de l’État, on entend des voix acquises au 49-3. Pas question de prendre un risque si la majorité à l’Assemblée n’est pas garantie, expliquent-elles. À moins que ces fuites, qui laissent entendre que le passage en force est désormais inéluctable, ne servent d’épouvantail pour convaincre les récalcitrants de ne pas provoquer une dissolution que personne ne veut…

Les principales figures de la majorité présidentielle, dont Aurore Bergé et la présidente de l’Assemblée nationale Yaël Braun-Pivet, militent quant à elles activement pour qu’un vote ait lieu. « Le 49-3 laisserait un goût d’inachevé, appuie un ministre. Cela donnerait l’occasion aux Français de se dire qu’il n’y a pas eu de débat. »

Bien plus que la mobilisation dans la rue, l’issue du débat parlementaire est en tout cas devenue la principale préoccupation du pouvoir.

Élisabeth Borne veut elle aussi éviter à tout prix le 49-3. Depuis l’automne, elle plaide pour un assouplissement des modalités et du calendrier de la réforme, justement pour obtenir une majorité à l’Assemblée. Six mois plus tard, malgré des concessions, « qui ont coûté des milliards » pointe-t-on à Bercy, elle n’a toujours pas consolidé la majorité – qu’elle avait jugée acquise à Noël.

« Finalement, c’est le président qui avait raison, assure un de ses proches. On aurait dû faire cette réforme dès la rentrée. Là, on a perdu de l’argent, du temps, et on se retrouve dans un bourbier. » Bien plus que la mobilisation dans la rue, l’issue du débat parlementaire est en tout cas devenue la principale préoccupation du pouvoir. Jeudi, dans les Yvelines, l’entourage de la première ministre a subitement mis fin à son point presse… lorsque la question du 49-3 a été abordée.

À gauche, où l’on attend le vote de jeudi, on commence déjà à penser à la suite. Certains ont déjà commencé à donner des coups de sonde chez les député·es LR pour tester leur éventuel soutien à une motion de censure, si 49-3 il y a. En dernière instance, on prépare aussi un recours au Conseil constitutionnel.

Si l’invalidation de la loi est une hypothèse pour le moins fragile, le choix du véhicule législatif, cet article 47-1 de la Constitution autorisant une discussion parlementaire réduite à 50 jours pour les textes budgétaires, sera invoqué auprès de membres du Conseil. Tout comme l’article, aux allures de cavalier législatif, sur l’index senior, ou les multiples incidents au cours des débats.

« Le problème de fond, c’est l’usage du 47-1, qui est un détournement de la loi organique », souligne le député centriste Charles de Courson, opposant à la réforme. « Cela ne s’est jamais vu », souligne-t-il, donc « tout est possible ».

Pauline Graulle, Dan Israel et Ilyes Ramdani


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