De Lubrizol à East Palestine : État, pollution et lutte des classes

jeudi 2 mars 2023.
 

Dernier épisode d’une longue liste de catastrophes environnementales et sanitaires, le déraillement d’un train de marchandises près d’East Palestine, dans l’Ohio, agit comme révélateur tragique des risques inhérents à l’ère du Capitalocène.

Le 3 février dernier, le convoi déraille et la totalité de sa cargaison – des produits chimiques dangereux – prend feu : ainsi, durant plusieurs jours, l’incendie hors normes entraîne la dispersion dans l’air de chlorure de vinyle (cancérigène), de phosgène (un gaz extrêmement toxique) ainsi que de chlorure d’hydrogène (un produit corrosif pouvant entraîner de graves brûlures quand il entre en contact avec l’organisme).

Si, dans un premier temps, le gouverneur républicain de l’Ohio a ordonné l’évacuation des habitants vivant à proximité du site de l’accident, ces derniers ont rapidement été invité à retourner chez eux, tandis que l’EPA – l’agence américaine de protection de l’environnement – décrétait que ses réseaux de surveillance n’avaient pas détecté de pollution particulière dans l’air. Les riverains, eux, ne tiennent pas le même discours : nombreux se plaignent de nausées et de maux de tête, beaucoup s’inquiètent de voir leurs animaux domestiques tomber brusquement malade et mourir[1].

Comment expliquer qu’un tel accident ait pu avoir eu lieu ? Et comment comprendre la réaction des autorités ?

Pour mettre en lumière le drame d’East Palestine, une comparaison avec un évènement similaire s’impose : l’incendie en septembre 2019 de l’usine Lubrizol de Rouen. Propriété du groupe Lubrizol, une société de la filière chimique elle-même filiale du holding américain Berkshire Hathaway, détenu par le multimilliardaire Warren Buffet, l’usine était spécialisée dans la synthétisation d’additifs pour lubrifiants.

L’incendie entraîne la destruction de 5 253 tonnes de produits chimiques, dont bon nombre sont dangereux pour la santé humaine et l’environnement. Or, si Edouard Philippe, alors Premier ministre, promet de communiquer en toute transparence sur l’évènement, force est de constater que les autorités adoptent en réalité une attitude ambiguë.

Les premières déclarations officielles se veulent rassurantes et adoptent un discours euphémisant la catastrophe ; les députés LREM critiquent vivement sur les plateaux TV « la défiance » dont les Rouennais font preuve à l’égard de l’État et regrettent les discours « anxiogènes » relayés par une partie des médias ; le Préfet de Seine-Maritime consent à dévoiler la liste des polluants relâchés près d’une semaine après le drame – et sous la pression de plusieurs associations qui menacent les pouvoirs publics de poursuites judiciaires[2].

Cette opacité a de quoi surprendre : comment le préfet peut-il déclarer avec aplomb, et seulement quelques heures après l’incendie, que l’évènement n’entraînera aucune forme de toxicité aigüe ?

Au-delà du mutisme des autorités, l’incident Lubrizol symbolise un double échec des politiques sanitaires et environnementales françaises : d’abord, il constitue une preuve accablante dans le procès que mènent les associations écologistes contre la culture du secret qui caractérise les pouvoirs publics : en effet, à la suite des attentats de novembre 2015, l’État décide en 2017, de manière unilatérale et malgré les critiques émises par le Conseil supérieur de la prévention des risques technologiques (CSPRT), de bloquer toute information concernant les installations classées pour la protection de l’environnement – dont fait partie l’usine Lubrizol[3].

Le refrain est connu : au nom de la sûreté générale, les pouvoirs en place restreignent les libertés individuelles et l’accès à l’information, quand bien même ces restrictions se font au dépens de la santé des populations. Cette politique du mystère est caractéristique de la gouvernance à la française : l’historienne Gabrielle Hecht s’est ainsi employée à démontrer en quoi la culture du secret est inhérente au régime technopolitique qu’est la filière nucléaire[4].

Au nom d’intérêts qui dépassent les droits démocratiques de liberté et d’information, l’État forge sa propre légitimité à préserver des regards son fleuron techno-industriel national. En outre, Lubrizol symbolise aussi l’échec des politiques de surveillance des sites dangereux. En effet, l’usine était considérée comme site « Seveso seuil haut », dénomination issue de la directive SEVESO 3 – adoptée par la Communauté européenne en 2012, mais dont la première version remonte à 1982. Le nom de la directive fait directement référence à la catastrophe sanitaire de Seveso, ville du nord de l’Italie, au cours duquel un nuage d’herbicide empoisonne la région en 1976.

Si l’accident n’a heureusement pas fait de victimes humaines, il a durablement marqué les esprits, au point d’être considéré comme un tournant dans la prévention des risques industriels[5]. Depuis, la directive SEVESO oblige les États membres de l’UE à classer et recenser leurs sites dangereux, à mettre en place des politiques de prévention et des plans d’urgence, ainsi qu’à inspecter régulièrement les lieux concernés tout en informant les riverains. En tant que site SEVESO seuil haut, Lubrizol était donc directement concerné par ces impératifs auxquels, de toute évidence, les pouvoirs publics ne se sont pas pliés.

Cet impéritie fait écho à une catastrophe au bilan autrement plus tragique : l’explosion en 2001 de l’usine AZF de Toulouse, elle aussi classée en tant que site SEVESO. Le 21 septembre 2001, un des hangars de cette usine de production agrochimique explose avec l’entièreté de son stock de 400 tonnes de nitrate d’ammonium, entraînant la mort de 31 personnes. Là encore, une série de défaillances techniques est à l’origine de l’accident.

C’est le même produit explosif qui est responsable de la détonation qui ravagea la port de Beyrouth en 2020 – où était stocké dans des conditions déplorables 2 750 tonnes de nitrate d’ammonium –, avec un bilan final de 215 morts et 6 000 blessés.

En apparence, le constat semble clair : ces « accidents » qui n’en sont pas agissent comme de funèbres révélateurs d’un échec patent et chronique des autorités publiques à mettre en place une politique de prévention et de protection efficace, et ce en raison de multiples défaillances ainsi que d’une politique obstinée de confidentialité. Mais on aurait tort de s’arrêter à cette première lecture somme toute un peu simpliste d’un État léviathan et prédateur tout droit sorti des pages du 1984 de Georges Orwell.

C’est un fait indéniable : l’État ment, quand bien même ces mensonges mettent en danger les personnes qu’il est pourtant censé protéger.

Cependant, s’arrêter à cette seule vision conduit à oblitérer les origines matérielles de l’État, qu’on s’imagine dès lors comme un spectre anhistorique, traversant les époques et faisant fi des évolutions socio-économiques pour venir, encore et toujours, hanter et opprimer ses sujets-citoyens[6]. Or, la politique techno-sanitaire, comme toute action entreprise par l’État, s’inscrit dans les impératifs de production du système capitaliste, et donc dans une lutte des classes qui se joue ici sur le terrain de la santé et de l’environnement.

On peut faire remonter cette connivence entre pouvoirs publics et champ industriel au décret impérial du 15 octobre 1810 ; révolution dans le traitement politique des pollutions industriels, la nouvelle législation napoléonienne codifie le fonctionnement des usines et productions jugées « dangereuses », « incommodes » ou « insalubres ». Les établissements de la chimie lourde, telles les fabriques d’acide sulfurique ou de soude, se voient dès lors protégés vis-à-vis des plaintes du voisinage.

Pour Jean-Antoine Chaptal, chimiste de formation, ancien ministre de l’Intérieur et principal inspirateur du décret, cette législation doit s’inscrire dans un projet libéral, à la faveur de l’industrie. La pollution est désormais perçue comme une conséquence ennuyeuse mais inévitable de l’industrialisation, synonyme de croissance et de prospérité[7]. Alors que l’extraction et la combustion de masse du charbon dans les grandes centres urbains inaugurent la mise en place d’un nouveau régime énergétique basée sur les combustibles fossiles, les épisodes de pollution, devenus monnaie courante au cours du XIXème siècle, sont peu ou prou ignorés par les pouvoirs publics, et les législations de lutte contre ces nuisances ne sont que très partiellement appliquées – une fois encore pour ménager l’activité des industriels.

Il faudra attendre le XXème siècle et ces épisodes meurtriers de smog, à l’instar du brouillard toxique de la Meuse en 1930, pour que la pollution de l’air fasse l’objet d’un véritable débat public. Surtout, l’historien Alexis Zimmer a souligné que le brouillard de 1930, loin d’être un évènement accidentel ou exceptionnel, est avant tout un miroir dans lequel se reflète la collusion entre savoirs scientifiques de l’époque, milieux industriels et pouvoirs publics ; collusion à l’origine d’un discours produit par les classes dominantes afin de légitimer et de présenter comme inéluctable le pouvoir dévastateur de l’industrie[8].

Fruit de la lutte des classes, la pollution l’est à plus d’un titre : non seulement en tant que rejeton peu reluisant du système industriel capitaliste qui travaille à la rendre inévitable aux yeux du public, mais aussi parce que, contrairement à l’idée reçue qui voudrait que les catastrophes environnementales frappent l’humanité toute entière sans distinction, la pollution touche inégalement dominants et dominés.

Ce n’est pas un hasard si la première grande loi nationale contre la pollution de l’air est présentée en 1932 par le sénateur communiste et maire de Boulogne-Billancourt André Morizet[9]. Maire d’une ville industrielle en plein essor, Morizet est un témoin direct des conséquences désastreuses des fumées toxiques sur la santé des ouvriers de sa municipalité. Face aux produits dangereux, ce sont les travailleuses et travailleurs qui sont en première ligne.

Mais la lutte écologique des classes ne s’arrête pas là, car à l’inégalité succède l’impunité. La catastrophe de Bhopal, en Inde, en constitue un exemple frappant : la nuit du 3 décembre 1984, une usine produisant des pesticides, propriété du géant américain de l’agrochimie Union Carbide, est à l’origine d’une fuite d’un produit extrêmement toxique – l’isocyanate de méthyle – en raison d’une gestion désastreuse du site. De fait, rien qu’en 1982, au moins 10 défaillances avaient été signalées au sein de l’usine, sans qu’aucune action ne soit entreprise pour enrayer le problème.

La fuite tue 25 000 personnes et en intoxiquent gravement 300 000 autres, dont une majorité souffre encore aujourd’hui de séquelles handicapantes. Très vite, la justice indienne demande aux États-Unis l’autorisation d’extrader le PDG de l’Union Carbide, Warren Anderson, inculpé pour divers chefs d’accusation dont homicide – sans succès[10]. Grâce à la complicité des autorités américaines, Anderson ne fut jamais inquiété et mourut paisiblement dans sa spacieuse demeure de Vero Beach, en Floride, à l’âge de 92 ans.

On comprend mieux, au prisme de cette histoire liant État, pollution et lutte des classes, les causes de la catastrophe d’East Palestine.

L’évènement n’a rien d’un hasard : la ville fait partie de la zone désindustrialisée des Appalaches, frappée à la fois pas la crise immobilière et la crise des opioïdes qui ravage le pays ; en bref, une région abandonnée par les pouvoirs publics[11]. On ne s’étonnera pas non plus d’apprendre que la compagnie à qui appartenait le train, la Norfolk Southern, avait lancé une intense et victorieuse campagne de lobbying auprès de l’administration Trump afin d’empêcher l’adoption de nouvelles procédures de sécurité jugées trop coûteuses par la compagnie[12].

Lors d’un discours tenu à Londres en 1856, au cours d’une fête en l’honneur du People’s Paper, un journal chartiste, Marx déclara : « Sentons nous l’atmosphère que nous respirons et qui pourtant pèse sur nous d’un poids de 10 000 kilos ? »[13].

Ses mots étaient on ne peut plus visionnaires ; certes, la pollution de l’air est invisible et imperceptible, mais son caractère insaisissable ne doit pas pour autant nous faire oublier son danger : selon une enquête du Lancet, la pollution atmosphérique tue 9 millions de personnes chaque année. Et ces morts n’ont rien d’un hasard ou d’un accident. Ils sont, aux yeux de l’alliance du Capital et de l’État, l’inexorable sacrifice sur l’autel de la production et de la marchandise.

Mais la donne est en train de changer : face à la pression des luttes écologiques et anticapitalistes, il semble que l’acceptation de la catastrophe vacille, et avec elle le Capitalocène tout entier. Il ne tient qu’à nous de le précipiter dans sa chute.


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