La menace de la « faillite », un épouvantail pour imposer la réforme des retraites

jeudi 23 février 2023.
 

En posant le choix entre « la réforme ou la faillite », Gabriel Attal, le ministre des comptes publics, a tenté un argument d’autorité pour imposer le report de l’âge légal de départ à la retraite. Mais cette menace cache surtout un système défaillant fondé sur des exonérations considérables.

Pour imposer sa réforme des retraites, le gouvernement Borne en est réduit aux dernières extrémités, celles de la singerie de François Fillon. Comptant passer outre une opposition massive à sa réforme, comme cela avait été le cas en 2010, l’exécutif a même repris le discours de l’ancien premier ministre. À la tribune de l’Assemblée nationale, le ministre des comptes publics, Gabriel Attal, a ainsi posé le problème : « la réforme ou la faillite ».

On se souvient qu’en septembre 2007, en Corse, François Fillon avait proclamé être « à la tête d’un État en situation de faillite ». Et, après le début de la crise de la zone euro en 2009, cette figure de style avait pris la forme d’un chantage : il fallait accepter les réformes ou plonger dans la faillite. C’est aussi dans ce cadre qu’a été imposée la réforme de 2010.

Mais ce chantage à la faillite pose un double problème à ceux qui le manipulent. Outre qu’il n’est guère crédible, il ne peut exister sans ramener la responsabilité à la gestion du système de Sécurité sociale, autrement dit aux promoteurs des diverses réformes portées depuis 1987.

Le spectre inexistant de la faillite

Un État en faillite est un État qui, ne pouvant honorer le paiement de ses intérêts, perd l’accès aux marchés financiers, ne peut refinancer les obligations arrivant à échéance et doit donc logiquement suspendre ses paiements et restructurer sa dette. C’est un événement qui n’est pas si rare qu’on le croit, mais qui touche d’abord de « petits » débiteurs (on peut penser à l’Argentine ou à la Grèce par exemple).

Pour une raison simple : la dette publique est aujourd’hui la matière première du système financier. La faillite d’un gros émetteur conditionne donc la faillite générale du système qui, comme en 2008, perdrait un moyen d’assurer ses liquidités sur les marchés. La solution serait alors une intervention des banques centrales pour… empêcher la faillite. C’est ce qui s’est passé en 2012, quand la BCE a empêché, par du rachat de dette, la contagion vers les « gros émetteurs » de la zone euro, notamment l’Italie. C’est la fameuse devise financière : si je dois 10 dollars, c’est mon problème, si je dois 1 million de dollars, c’est le problème de mon créancier.

Paradoxalement donc, la masse de dette publique qui s’est accumulée et qui est souvent présentée comme le signe d’un risque imminent de faillite représente une forme de garantie pour les États. Avec près de 3 000 milliards de dollars de dette publique, la France dispose du troisième stock mondial après le Japon et les États-Unis, et a donc le potentiel de faire exploser, en cas de faillite, le capitalisme mondial. Autant dire que cela n’arrivera pas.

Évidemment, il n’y a jamais de garantie absolue, mais c’est une donnée du problème toujours évitée : en cas de chute vertigineuse de la dette française, la question de la stabilité financière mondiale se posera. C’est une réalité que les ratios dette publique sur PIB, constamment utilisés, ne peuvent pas traduire. En réalité, un ratio d’endettement japonais ou français n’a pas le même sens qu’un ratio zambien ou grec.

La crise sanitaire a apporté à l’État et à la Sécurité sociale un surcoût de 440 milliards d’euros. Il n’y a eu aucun problème à lever cet argent sur les marchés, ni à en assumer le coût sur l’avenir.

Mais surtout, cet argument de la « faillite » est absurde à plusieurs niveaux. D’abord, par les montants concernés. Le gouvernement évoque le chiffre, par ailleurs contestable, d’un déficit cumulé de 150 milliards d’euros sur 20 ans. Aurore Bergé, député Renaissance, prétendait récemment « ne pas savoir faire » face à cette charge supplémentaire. Il s’agit évidemment d’une plaisanterie.

La crise sanitaire a apporté à l’État et à la Sécurité sociale un surcoût de 440 milliards d’euros. Il n’y a eu aucun problème à lever cet argent sur les marchés, ni à en assumer le coût sur l’avenir. Un surcoût de 7,5 milliards d’euros par an pendant 20 ans en moyenne ne représente aucune difficulté insurmontable pour l’État français qui a levé 280 milliards d’euros l’an dernier sur les marchés.

Au reste, si un vrai problème de financement pouvait se poser, il serait alors aisé de trouver de la ressource dans la politique de soutien au secteur privé qui, selon le dernier calcul de l’IRES (Institut de recherches économiques et sociales), avoisine 160 milliards d’euros par an. Il devrait être possible d’y trouver les 7,5 milliards d’euros nécessaires sans déséquilibrer le budget. D’autant que le gouvernement vient précisément de supprimer la cotisation sur la valeur ajoutée des entreprises pour un montant équivalent. Bref, il n’y a là rien qui puisse précipiter la « faillite » de l’État français.

La Sécu n’est pas en faillite

Le deuxième problème soulevé par cet argument est l’autonomie de la Sécurité sociale. Si la dette de la Sécurité sociale est intégrée dans le calcul de la dette au sens de Maastricht des administrations publiques, elle n’en est pas moins indépendante en théorie de celle du budget général. Le déficit du régime général des retraites n’est pas à la charge de l’État, mais de la Sécurité sociale.

Cet organisme est-il lui-même menacé de faillite ? Pas vraiment et pas seulement parce qu’il bénéficie évidemment de la garantie implicite de l’État. En effet, depuis 1996, la dette de la Sécurité sociale est « amortie », autrement dit on consacre une partie des revenus de la Sécurité sociale pour rembourser le capital (et non seulement les intérêts) de la dette. Cette fonction est remplie par la Caisse d’amortissement de la dette sociale (Cades).

La Cades dispose chaque année du produit de la CRDS et d’une partie de la CSG pour près de 17 milliards d’euros. En 2021, elle a aussi récupéré près de 2 milliards d’euros du Fonds de réserve des retraites (FRR). Autrement dit, la Sécurité sociale se prive de 19 milliards d’euros de ressources annuelles aux seules fins de rembourser ses créanciers. L’argument est que cette méthode permet de rassurer ces derniers, de réduire le stock de dettes et d’assurer le financement de la Sécu. Ce système a été prolongé jusqu’en 2033 afin d’intégrer la dette supplémentaire liée à la crise sanitaire.

L’intérêt de cette opération est très discutable parce que l’opération prive la Sécu de ressources. Concrètement, avec ces 19 milliards d’euros reversés au système, le déficit serait effacé, en dehors des grandes périodes de crise. En 2023, le déficit de la Sécurité sociale est attendu à 5,8 milliards d’euros. Certes, il faudrait payer les intérêts du stock de dettes passées, mais l’inflation permettra d’amortir le poids de ces derniers. Évidemment, ce système sans déficits est moins intéressant pour les créanciers.

Autrement dit, les créanciers ont toutes les garanties concernant le remboursement de la dette sociale. Mieux même, on construit un déficit pour assurer à ces derniers la fameuse « matière première » dont on parlait plus haut. Là encore, les 7,5 milliards d’euros de surcharge potentielle ne posent aucun problème de financement. Au pire, il suffira de prolonger la durée de vie de la Cades. Si la France perdait l’accès aux marchés, la Sécurité sociale serait encore solvable, en théorie bien sûr.

Le poids des exonérations

Reste un dernier point, là encore peu évoqué : celui des exonérations de cotisations. Les cotisations sont normalement payées sur les salaires par les salariés et les employeurs et étaient historiquement le fondement de l’autonomie de la Sécurité sociale.

En 2023, selon la commission des comptes de la Sécurité sociale, le montant total des exonérations de cotisations s’élèvera à 84,6 milliards d’euros sur un total de cotisations récoltées de 292,5 milliards d’euros, soit une proportion de 28,9 %. Ces exonérations concernent principalement les bas salaires, notamment après l’intégration du CICE en baisse de cotisations jusqu’à 1,6 Smic en 2019, mais elles recoupent aussi d’autres mesures comme les exonérations liées aux heures supplémentaires.

Une partie de ces exonérations ne sont pas compensées. Et s’il ne s’agit que d’une petite partie de l’ensemble, s’élevant à 2,5 milliards en 2023 pour le seul régime de retraite, c’est loin d’être négligeable. En effet, le déficit attendu du régime général pour cette année est de 2,3 milliards d’euros. Là encore, on voit comment on crée un déficit artificiel dans le système.

Mais il y a davantage. En théorie, sur le papier, ce régime d’exonération devait être « rentable » pour le système. On baissait les cotisations, mais on créait des emplois, ce qui permettait d’une part d’augmenter la valeur des cotisations récoltées et le flux de richesse collecté par la CSG. Dès lors, la baisse des cotisations aurait dû assurer l’équilibre du système et offrir des revenus fiscaux supplémentaires à l’État. In fine, on aurait pu cesser de « compenser » ces baisses de cotisations qui se seraient financées elles-mêmes.

Ce système qui fonctionne depuis 30 ans est, on l’aura compris, une variante de la « théorie du ruissellement » qui voudrait qu’en baissant le coût pesant sur les entreprises, ces dernières créent davantage de richesses et donc en distribuent davantage. Mais cette belle mécanique est restée lettre morte. La baisse des cotisations est très peu « rentable » : elle n’est à l’origine d’aucun mouvement de fond sur l’emploi qui suit, peu ou prou, sa propre logique.

Et lorsque la conjoncture crée des emplois, ces derniers sont concentrés sur la partie la moins coûteuse pour les entreprises, autrement dit les bas salaires. Or ce système en est arrivé à un tel niveau d’exonérations que ces créations d’emplois se traduisent par une « sous-performance » des cotisations au regard de l’évolution de la masse salariale.

Selon la commission des comptes de la Sécurité sociale, le produit des cotisations du secteur privé a donc augmenté en 2022, bonne année pour l’emploi, de 0,6 point de pourcentage de moins que la masse salariale soumise à cotisation. Il y a donc une déformation qui pèse sur les recettes et qui n’est pas négligeable : ce 0,6 point représente plus d’un milliard d’euros.

La situation pourrait alors se résumer ainsi : l’État subventionne massivement la création d’emplois à bas salaire (on pourrait d’ailleurs ajouter à cela la prime d’activité qui est une subvention déguisée en « compensant » la faiblesse des salaires versés). Ces emplois, en retour, produisent moins de cotisations et de CSG et pèsent sur la productivité générale de l’économie et la demande, ce qui freine, plus généralement, la croissance globale des salaires.

On se retrouve alors dans la situation actuelle : une croissance faible mais riche en emplois faiblement payés qui ne permet pas d’améliorer les comptes de la Sécurité sociale tout en creusant le déficit de l’État. Une situation qui incite tous les gouvernements depuis 30 ans à accélérer les exonérations de cotisations et, partant, à aggraver encore la situation.

Ce qui est frappant, c’est que la proposition de report de l’âge légal de départ à la retraite de 62 à 64 ans ne règle nullement ce problème. Il s’agit de freiner les dépenses, mais comme la dynamique des recettes est trop faible, une telle politique est toujours condamnée à devoir être durcie. Voilà pourquoi la réforme Fillon a été durcie, d’abord par celle de Marisol Touraine en 2014, puis par l’actuel projet.

Discipliner la démocratie

L’enjeu de cette réforme n’est donc pas, bien sûr, d’éviter une potentielle « faillite », mais de faire payer aux futurs retraités la faillite d’une politique qui a pour fonction principale de fournir au capital du travail bon marché.

Le chantage à la faillite n’est toutefois pas qu’un jeu de communication. Dans son dernier ouvrage, La Démocratie disciplinée par la dette (La Découverte, 2022), le sociologue Benjamin Lemoine a interrogé la relation actuelle ambiguë des États avec les marchés financiers. Si effectivement les seconds ont besoin de la dette des premiers, ils n’en exercent pas moins un pouvoir.

Les projets d’enrôlement massif de la population dans la finance, d’extension de l’emprise sociale de la classe créancière, passent par le démantèlement des poches non marchandes de la société.

Dans ce cadre, le problème n’est pas réellement le niveau de la dette, mais bien davantage la structure des dépenses de l’État. Les créanciers et les États tendent alors à établir un compromis qui vise à dessiner des politiques publiques favorables aux marchés financiers. Le chantage à l’emploi est alors agité pour permettre d’imposer ces politiques et de préserver des choix favorables au capital et au secteur financier.

Benjamin Lemoine, dans un entretien à Mediapart, expliquait l’importance du démantèlement de certaines protections sociales dans ce projet : « Les projets d’enrôlement massif de la population dans la finance, d’extension de l’emprise sociale de la classe créancière, passent par le démantèlement des poches non marchandes de la société comme la Sécurité sociale ou les retraites par répartition. Défaire la gestion publique de la protection sociale, c’est ouvrir de nouveaux segments de marché à la collecte de l’épargne par les intermédiaires de la financiarisation et faire dépendre nos vies, nos retraites, de notre capacité à accumuler individuellement de l’épargne et à en optimiser le placement. »

On se souviendra que lorsque le Royaume-Uni a été attaqué en septembre lors du projet de budget de Liz Truss, ce qui était reproché à Londres était « l’absence de financement des baisses d’impôts ». Autrement dit, l’absence de contrainte sur les dépenses sociales. Le nouveau premier ministre, Rishi Sunak, a corrigé le tir par des mesures d’austérité, et l’attaque s’est apaisée alors même que le déficit public atteint des niveaux record.

La réforme des retraites en France joue donc ce rôle : celui de la construction d’un compromis avec les classes créancières autour d’une politique favorable au capital. La faillite n’est alors qu’un moyen d’imposer cette politique de classe visant à faire payer au plus grand nombre les bénéfices d’une minorité. Cette logique de « discipline » de la démocratie explique logiquement pourquoi le gouvernement n’a aucune raison de céder à des manifestations ou à de mauvais sondages. L’enjeu n’est pas d’éviter la faillite, mais de casser toute résistance à une certaine forme de domination économique.

Romaric Godin


Signatures: 0
Répondre à cet article

Forum

Date Nom Message