Retraites (France) : l’exécutif s’enfonce, la majorité panique

samedi 4 février 2023.
 

Déjà en proie à une mobilisation sociale qu’il n’imaginait pas si forte, le gouvernement se retrouve confronté aux critiques de plus en plus audibles de son propre camp. Les faux pas de communication viennent assombrir un peu plus l’horizon de l’exécutif. La semaine parlementaire et sociale qui s’ouvre pourrait lui être fatale.

La consigne est pourtant explicite, venue du plus haut sommet de l’État. Pour les soutiens du président de la République, l’urgence est à « se déployer » pour « expliquer, expliquer et encore expliquer les enjeux » de la réforme des retraites, comme il l’a martelé en conseil des ministres le 18 janvier. Mardi soir, la première ministre a demandé aux parlementaires de la majorité de « faire vivre l’esprit d’équipage ». « Nous aurons besoin de vous au Parlement, sur les plateaux, dans la PQR [presse quotidienne régionale – ndlr], sur le terrain. »

L’auditoire n’a rien dit, mais il n’en pensait pas moins. Une élue influente de la majorité résume l’état d’esprit ambiant : « Franchement, qui a envie d’aller se prendre des gifles pour défendre cette réforme ? » Dans la majorité, la pluie de réunions publiques dont rêvait Matignon a laissé place à un grand concours de discrétion. Si bien que trouver des parlementaires prêts à « vendre » la réforme dans leur circonscription relève de la quête du Graal.

« Franchement, j’ai déjà toutes les cérémonies de vœux qui s’enchaînent, plaide le député Horizons Frédéric Valletoux. Je n’ai pas le temps. » Comme plusieurs de ses collègues, l’ancien maire de Fontainebleau (Seine-et-Marne) assure qu’il a reçu « dix mails à tout casser » sur le sujet et que personne ne l’interpelle là-dessus sur le terrain. Nadia Hai, élue Renaissance des Yvelines, jure qu’elle organisera des réunions ouvertes au public et à la presse. Mais pas tout de suite : « Pour l’instant, on est en procédure d’amendement, il faut attendre un peu. »

Certains s’y hasardent toutefois, non sans précaution. Le président de la commission des affaires économiques, Guillaume Kasbarian, a organisé une réunion publique à Chartres (Eure-et-Loir) jeudi soir, sous la protection de quatre agents de sécurité. Benjamin Haddad, son collègue Renaissance, a privatisé un bar-tabac du XVIe arrondissement de Paris pour y défendre la réforme – dans une circonscription qui a voté à 81 % pour Emmanuel Macron le 24 avril 2022. Une autre encore, réputée de l’aile « sociale » du groupe, a préféré annuler la réunion initialement ouverte à la presse pour la transformer en « réunion d’information aux militants » en petit comité. Moins risqué.

Au gouvernement, la tendance est la même. Malgré l’appel à la mobilisation du chef de l’État, rares sont les ministres à porter le fer. Olivier Véran, le porte-parole du gouvernement, a fait savoir qu’il n’organiserait pas de réunions publiques sur le sujet – uniquement des « déplacements thématiques », plus simples à baliser. Gabriel Attal, son collègue chargé des comptes publics, est pour l’instant le seul à se plier à l’exercice. Non sans assurer ses arrières.

À Olivet (Loiret), où il animait le 19 janvier une réunion sur le sujet, le ministre est sorti ravi des échanges. Et pour cause : « Aucun opposant à la réforme ne s’est exprimé », relève France Bleu, qui y était. Mieux, les 80 personnes présentes avaient été « exclusivement invitées » par la députée Renaissance de la circonscription, Stéphanie Rist. Et la station locale de conclure : « Une sorte de réunion privée, plus que publique. »

Conscient de la réticence collective à défendre la réforme, un ministre se veut compréhensif. « Tout le monde se souvient des législatives, où nos candidats se sont fait pilonner sur le sujet », explique-t-il. Dans une boucle de messagerie qu’il partage avec des député·es, un autre membre du gouvernement raconte avoir vu monter l’inquiétude ces derniers jours.

À la question d’un badaud, croisé en circonscription, un élu de la majorité y raconte par exemple à ses collègues qu’il n’a « même pas su quoi lui répondre ». « On n’y arrive pas, on s’en rend compte sur le terrain, reconnaît une députée Renaissance. La réforme est inexplicable en moins de trois heures, les gens ne pensent qu’à la mesure d’âge. C’est impossible de leur expliquer qu’il y a des avancées. »

Plus inquiétant encore, des voix de plus en plus nombreuses dans la majorité font entendre leurs réserves quant à la réforme. À ce jeu-là, François Bayrou n’est pas en reste. Le président du MoDem, par ailleurs haut-commissaire au Plan, a redit lors de ses vœux à la presse mercredi toutes ses réserves sur une réforme « améliorable », évoquant les « difficultés » qu’elle soulève. Deux jours plus tôt, Élisabeth Borne avait ironisé sur la « créativité » du MoDem et sèchement balayé la proposition formulée par des députés du groupe centriste de rouvrir le débat sur les 35 heures.

Le MoDem et Horizons assument le rapport de force

Dans le groupe dirigé par Jean-Paul Mattei, une poignée d’élu·es ont même fait savoir qu’ils et elles ne se voyaient pas voter le texte « en l’état ». C’est le cas de Richard Ramos, qui se dit favorable à une réforme « mais pas celle-là et pas comme ça ». Le député du Loiret ne mâche pas ses mots sur la communication du gouvernement et les éléments de langage « hors sol » distillés lors des réunions de travail. « Olivier Dussopt n’a rien compris, cingle-t-il. Se contenter de dire qu’il faut faire de la “pédagogie” et asséner des chiffres comme un tracteur, ça ne fait pas de la politique ! »

« Contrairement à ce que croient certains, les Français sont un peuple mature politiquement, qui ne fait pas la gueule pour faire la gueule, poursuit le député MoDem. Mais quand ils se rendent compte qu’ils vont finir leur vie professionnelle au RSA – car ils savent bien que les boîtes vont continuer à virer les gens –, c’est une humiliation… »

Chez l’autre partenaire de la majorité, Horizons, la réception de la réforme n’est pas plus rassurante pour le pouvoir. Sur les trente membres que compte le groupe, six envisagent de s’abstenir ou de voter contre le texte, selon un comptage de La Chaîne parlementaire (LCP). Parmi eux, Jean-Charles Larsonneur s’est dit « guère enthousiaste » devant une réforme qu’il juge « assez brutale » et trop peu « ambitieuse ». Son collègue Yannick Favennec n’a pas caché non plus son opposition à un texte dont il regrette l’absence de « justice sociale ».

En réunion de groupe, le président des député·es Horizons, Laurent Marcangeli, a promis de porter auprès d’Élisabeth Borne une série de revendications, parmi lesquelles l’instauration d’une clause de revoyure en 2027, une meilleure prise en compte des carrières longues ou une amélioration de la situation des femmes. « Le message qu’il va lui tenir, c’est : soit on avance sur ces sujets, soit je ne répondrai pas de mon groupe », décrypte un cadre du parti. Les fidèles du chef de l’État rient jaune : c’est l’ancien premier ministre, favorable à une retraite à 65, 66 ou 67 ans, qui vient les titiller sur la brutalité de leur réforme.

Plus ça avance, plus ceux qui doutent sont nombreux. Il y a un effet de contagion. Un proche d’Édouard Philippe

Comme le MoDem, le parti d’Édouard Philippe semble décidé à faire entendre sa voix dans la séquence ; quitte à laisser l’exécutif à ses galères. « On finira par voter le texte, très majoritairement, pense un cadre du groupe. Mais on ne va certainement pas se griller là-dessus. Ce n’est pas notre réforme, ce n’est pas celle qu’Édouard aurait faite, et personne n’a l’intention de prendre des baffes pour ce gouvernement. En séance, on va faire le strict minimum. »

D’où l’appel à « l’esprit d’équipage » lancé par Élisabeth Borne aux trois groupes de la majorité. Car la mer est agitée en interne. Lors d’un déjeuner récent, une passe d’armes a opposé Olivier Dussopt à plusieurs député·es, dont l’élu Horizons Thierry Benoit, qui réclamaient l’instauration d’une clause de revoyure en 2027. « Mais quel est le problème, franchement, à mettre une clause de revoyure ? Si c’est comme ça, moi, je ne voterai pas ! », a fini par s’emporter le parlementaire d’Ille-et-Vilaine.

« Franchement, aucun président de groupe de la majorité, que ce soit à Renaissance, à Horizons ou au MoDem, n’est en mesure de tenir ses troupes », glisse un proche d’Édouard Philippe. Même au sein du parti présidentiel, les critiques se font de plus en plus audibles. Elles émanent des élu·es du petit parti En Commun, dont l’ancienne ministre Barbara Pompili, mais pas seulement. « S’ils vous disent que tout va bien, ils mentent, observe le même interlocuteur philippiste. Ça ne va pas fort dans la majo, et plus ça avance, plus ceux qui doutent sont nombreux. Il y a un effet de contagion. »

Le récit du gouvernement s’écroule au fil des jours

Une contagion facilitée par l’incapacité du gouvernement à convaincre du bien-fondé de sa réforme. En milieu de semaine, les boucles de messagerie ont diffusé à toute vitesse un sondage commandé par BFMTV. Les soutiens du chef de l’État y ont relevé un chiffre cruel : depuis qu’ils ont présenté leurs mesures le 10 janvier, le soutien à la réforme a perdu 14 points dans les enquêtes d’opinion. « Pour nous, c’était spectaculaire », souffle un ministre.

Après avoir vu le conseil d’orientation des retraites saper l’argument budgétaire – avancé comme le fondement même de la réforme –, la stratégie de l’exécutif et de la majorité consistant à vanter les (maigres) améliorations contenues dans le projet de loi s’est peu à peu fracassée sur l’analyse minutieuse des mesures.

Avec pour conséquence de lever de nouveaux lièvres en matière d’égalité entre les hommes et les femmes – la « grande cause » du quinquennat –, les 44 années cotisées pour un certain nombre de travailleurs et travailleuses précoces, le peu de volontarisme déployé pour obliger les entreprises à garder les seniors en emploi…

« Le problème, c’est que quoi qu’on dise sur la revalorisation des petites retraites, c’est de la littérature, car les gens n’ont qu’une seule chose en tête : ils devront bosser deux ans de plus », affirme un député Renaissance. « Il faut dire que plus on ausculte le système de retraites, plus les injustices qui avaient été créées par les réformes précédentes, et qui ne sont donc pas de notre fait, nous explosent à la figure », regrettait, jeudi soir, le député de Paris Benjamin Haddad, en marge de sa réunion publique dans le XVIe arrondissement.

Les faux pas de communication aggravent encore un peu plus l’horizon élyséen. Invité de LCP et Public Sénat lundi, Franck Riester a reconnu que les femmes seraient « un peu pénalisées » par la réforme du gouvernement. « On n’en disconvient absolument pas », a même dit le ministre des relations avec le Parlement, suscitant un vent de panique dans le camp présidentiel. Et une réaction immédiate : « Matignon verrouille tout maintenant, glisse un conseiller ministériel. Ils ne sont plus que quatre ou cinq à avoir le droit de s’exprimer sur le sujet. »

Dont Stanislas Guérini, chargé de la fonction publique, qui s’est pris les pieds dans le tapis de la réglementation sur les données personnelles. En fin de semaine, des milliers de fonctionnaires en poste – ou même ayant quitté leurs fonctions – ont reçu sur leur mail personnel une vidéo où leur ministre de tutelle, s’emploie, face caméra, à vanter les bienfaits de la réforme des retraites. Du jamais vu, selon un fonctionnaire des finances publiques contacté par Mediapart, qui suppose comme beaucoup que les adresses mail personnelles auraient été directement récupérées via les déclarations fiscales des agent·es ou par la plateforme dédiée à leur fiche de paie.

L’affaire a en tout cas ému bon nombre d’intéressé·es qui sont allés fissa déposer plainte auprès de la Commission nationale de l’informatique et des libertés (CNIL). Laquelle a annoncé qu’elle instruisait ces plaintes et procédait actuellement à des « vérifications ». Le syndicat Force ouvrière a dénoncé « l’utilisation des adresses mail personnelles des agents à des fins de propagande politique » et appelé à ce que la CNIL « fasse le nécessaire afin de faire respecter la protection des données personnelles de l’ensemble des agents ».

Dans un tel contexte, l’arrivée du texte en commission des affaires sociales de l’Assemblée nationale, lundi 30 janvier, s’annonce particulièrement tendue. Les toutes premières heures d’examen du texte, pour avis, en commission des finances ont déjà donné lieu à une polémique. La députée Renaissance Claire Guichard a fait parler d’elle en refusant une meilleure prise en compte de la situation des accompagnant·es d’élèves en situation de handicap (AESH). « Vous oubliez, chers collègues, que la vie est faite de choix, a dit l’élue, suppléante de Gabriel Attal. Les AESH choisissent ce statut pour avoir les mercredis et les vacances scolaires, et elles assument, c’est un choix. »

Les errements de communication et les turbulences internes viennent s’ajouter à une pile de difficultés déjà encombrante pour l’exécutif. Initialement rassuré par l’accord scellé avec le parti Les Républicains (LR), le gouvernement n’est absolument pas certain de disposer d’une majorité à l’Assemblée et compte les défections, chez LR comme dans ses rangs. La mobilisation du mardi 31 janvier s’annonce, à cette aune, particulièrement suivie… et périlleuse pour le pouvoir. « Ce qui va se passer pendant les prochaines semaines est totalement imprévisible, reconnaît une cadre de la majorité. À l’instant T, ils sont dans le pétrin. »

Pauline Graulle et Ilyes Ramdani


Signatures: 0
Répondre à cet article

Forum

Date Nom Message