Pourquoi le Pérou a plongé dans le chaos

samedi 31 décembre 2022.
 

La répression des manifestations au Pérou a fait au moins vingt-huit morts. Si la mobilisation semble baisser d’intensité, les inquiétudes concernant la santé de la démocratie péruvienne après le coup d’État manqué de Pedro Castillo restent vives. Retour sur deux semaines particulièrement chaotiques.

Un coup d’État manqué, des mobilisations dans tout le pays réprimées par la police et l’armée, au moins vingt-huit morts dans les Andes sur fond d’État d’urgence… Depuis le 7 décembre, le Pérou s’est enfoncé dans une crise qui marque, selon plusieurs universitaires joint·es par Mediapart, une nouvelle étape dans l’affaissement de cette jeune démocratie, vingt-deux ans après la fin de la dictature d’Alberto Fujimori.

Retour sur deux semaines chaotiques.

1 - L’« auto-coup d’État » manqué de Castillo

Son geste a surpris tout le monde, y compris beaucoup de ses ministres : dans une intervention télévisée, Pedro Castillo annonce le 7 décembre la dissolution du Congrès, de nouvelles élections générales d’ici à neuf mois, et la reprise en main du pouvoir judiciaire. Ses mains tremblantes trahissent son malaise. ll sait sans doute que ce pari d’un virage autoritaire est très risqué.

Cet ancien syndicaliste enseignant, originaire des Andes du Nord (Cajamarca), espère ainsi mettre un terme à une paralysie institutionnelle qui étouffe la politique nationale depuis son élection, sur fond de bataille de tranchées entre l’exécutif – qui se revendique d’une gauche marxiste – et le Parlement, doté d’une solide majorité de droite, liée au monde des affaires de Lima.

Au moment où il prend la parole, Castillo est visé par une nouvelle procédure de destitution enclenchée par les député·es, la troisième en moins de dix-sept mois. Sur le papier, il n’existe toutefois pas de majorité des deux tiers pour le faire tomber.

Cet « auto-golpe » [auto-coup d’État], comme on l’appelle au Pérou, vire au fiasco. Dans les heures qui suivent, la justice et les forces armées condamnent sa décision. Le Congrès vote sa destitution (101 voix sur 130). Il devient ainsi le troisième président, en à peine six ans, destitué par le Parlement. Dans la foulée, Castillo cherche refuge auprès de l’ambassade du Mexique à Lima, mais il est rapidement arrêté pour « rébellion » et incarcéré. Son avocat fait courir l’idée que Castillo a été drogué avant de prendre la parole.

La vice-présidente Dina Boluarte, présentée depuis des semaines comme une alternative plus présentable à Castillo dans la presse conservatrice de Lima, devient la première femme à présider le Pérou. « Il est certain qu’il y a eu une infraction démocratique de la part de Castillo », avance Irène Favier, maîtresse de conférences à l’université de Grenoble, qui constate toujours, deux semaines plus tard, « une forme d’incompréhension, y compris parmi ses sympathisants, sur le sens de ce geste tactique ».

Elle poursuit : « Parler d’une “auto-golpe” pour la droite est une manière de lui imputer le premier faux pas, alors que cela fait dix-sept mois [depuis son élection en juin 2021 - ndlr] qu’il fait l’objet d’une obstruction parlementaire caractérisée, et que la droite affiche la volonté claire de lui faire perdre le pouvoir. »

À court terme, le bras de fer entre l’exécutif et le législatif s’est donc soldé par une défaite humiliante du premier. Mais sur le fond, alors que le Congrès est une institution encore plus impopulaire aux yeux de la population que celle de la présidence, rien n’est réglé pour l’avenir de ce pays de 32 millions d’habitants.

2 – Un précédent trompeur : Fujimori en 1992

Le geste de Castillo en a rappelé un autre. On l’aurait dit calqué sur le précédent d’Alberto Fujimori qui avait, le 5 avril 1992, annoncé la « dissolution » du Parlement et sa prise de contrôle de tous les pouvoirs. Ce moment, aussi connu sous le nom de « Fujimorazo », avait ouvert la voie à la création d’une Assemblée constituante puis à l’adoption d’une nouvelle Constitution, toujours en vigueur et très critiquée.

Le parallèle est d’autant plus tentant que Castillo a commencé à purger 18 mois de détention préventive dans la même prison de Lima où Fujimori se trouve, lui aussi, incarcéré.

Pedro Castillo en décembre 2022 :

Alberto Fujimori en avril 1992 :

« Les configurations ne sont pas du tout les mêmes, intervient Valérie Robin Azevedo, professeure d’anthropologie à l’université Paris Descartes. En 1992, c’était un auto-coup d’État préparé depuis un an et demi, avec le soutien des militaires et de la police. Cette fois, on est dans une improvisation totale. »

« Quand Fujimori ferme le Parlement, les forces armées soutiennent sa décision, et toute une stratégie se déploie », renchérit Adriana Urrutia, une politiste à Lima qui préside par ailleurs l’association Transparencia, pour plus de transparence dans la vie politique au Pérou. Urrutia y voit d’ailleurs l’une des rares bonnes nouvelles de la séquence politique en cours : « En refusant une à une par des communiqués durant la journée du 7 décembre le coup d’État de Castillo, les institutions du pays ont fait preuve d’une vraie résilience démocratique, alors que la situation aurait pu encore se compliquer. »

3 – La fin d’une présidence qui n’a pas provoqué la rupture promise

Le Pérou vient de connaître six chefs d’État différents en six ans. Au moment de son investiture à l’été 2021, Castillo prétendait incarner une rupture : « Pour la première fois, notre pays sera gouverné […] par une personne qui appartient au groupe des opprimés », c’est-à-dire un homme aux racines andines dans un pays où l’opposition entre Lima et le littoral d’un côté, et les Andes de l’autre, est très vive - sans parler de l’Amazonie.

À l’heure du bilan, c’est la déconvenue, et l’étiquette de gauche que beaucoup de médias continuent de relayer n’a plus rien d’évident. « Castillo était un président relativement conventionnel si l’on regarde les mesures adoptées, estime Irène Favier. Il a pris quelques mesures, comme l’allongement du nombre de jours de congés, mais il a aussi durci la législation visant les Vénézuéliens migrants au Pérou, et il n’a pas enclenché la Constituante qu’il avait promise. »

Pedro Castillo a nommé près de quatre-vingts ministres en moins d’un an et demi

La rupture en janvier 2022 avec le parti de gauche Nuevo Péru dirigé par Verónika Mendoza, qui l’avait rallié à l’issue du premier tour de la présidentielle, et qui capte un électorat plutôt jeune, urbain et mobilisé sur les luttes féministes, peut-être plus proche d’une gauche incarnée par le Chilien Gabriel Boric, a aussi révélé le conservatisme de Castillo et ses proches sur les questions sociétales - et leur homophobie.

« L’État péruvien n’a pas été capable de répondre aux grands problèmes qui secouaient le pays, que cela soit la crise du Covid dans sa dernière phase, la crise alimentaire ou la sécheresse dans les Andes », renchérit Adriana Urrutia.

Les partisan·es de Castillo avancent deux raisons pour expliquer ce bilan rachitique : le blocage systématique du Congrès, qui a empêché le président de tenir ses promesses, mais aussi le fait qu’il a pris ses fonctions en pleine crise sanitaire du Covid. Le Pérou fut le pays le plus touché par la pandémie proportionnellement à sa population, conséquence notamment de politiques ultralibérales menées dans le secteur de la santé dont il est difficile d’imputer la responsabilité à Castillo.

Mais ces excuses a posteriori laissent sceptiques. « On ne peut pas dire que le Congrès est responsable de tout, intervient Valérie Robin Azevedo. Sur le projet de réforme agraire [promise, mais non réalisée – ndlr], il fallait faire des propositions qui ne sont jamais arrivées au Parlement. Il y a une forme d’incapacité, de médiocrité, tout de même, dans la gestion étatique. »

La gestion de Castillo s’est caractérisée par d’incessants remaniements ministériels – près de quatre-vingts ministres nommé·es en moins d’un an et demi –, par la promotion de sa garde rapprochée à des postes clés de l’administration faisant fi de tout critère de compétence, ou encore par des scandales de corruption touchant son parti ou sa famille, qui ont fini par l’éclabousser. Castillo est à ce stade visé par six affaires de corruption ou de trafic d’influence.

Là encore, ces accusations de corruption en font un président plutôt « traditionnel », quand on sait que quatre anciens chefs d’État sont poursuivis pour corruption, et qu’un cinquième, Alan García, s’est suicidé en 2019 alors qu’il était sur le point d’être arrêté, soupçonné d’implication dans le scandale Odebrecht.

4 - Des mobilisations très hétérogènes dans tout le pays

À peine Dina Boluarte faisait-elle savoir, lors de son investiture, qu’elle comptait bien rester en place jusqu’au terme du mandat en 2026, que des mobilisations éclataient dans presque tout le pays, d’abord dans les Andes. Routes bloquées dans dix-huit des vingt-quatre régions, cinq aéroports paralysés – dont ceux d’Arequipa et Cusco –, grèves et manifestations, accompagnées à certains endroits de saccages de magasins…

La mise en place d’un gouvernement de ministres au profil très « techno » n’a rien arrangé. Dans un entretien diffusé par le podcast La Encerrona le 14 décembre, le sociologue Omar Coronel explique bien à quel point les revendications, d’abord liées à la personne de Castillo, se sont élargies au fil des jours, brassant tous les mécontentements. Au moins trois revendications distinctes peuvent être identifiées :

> Une partie plaide pour la libération de Castillo et son retour au pouvoir. Pas tant en raison de son bilan, que pour ce qu’il incarne : « C’est l’idée qu’il était “notre” président, que c’est nous qui l’avions mis en place, que lui nous représentait », explique Valérie Robin Azevedo. « Castillo incarne ce droit à exister sur l’arène politique de gens qui ne viennent pas de Lima, qui ne sont pas dotés d’un capital ou d’un phénotype [les traits physiques d’un individu – ndlr] jugé légitime selon des normes encore bien en vigueur », complète Irène Favier. L’historien et écrivain José Carlos Agüero distingue ainsi un « Castillo réel » d’un « Castillo symbolique », qui donnait l’impression au monde andin, enfin, de participer à la politique nationale.

Une question politique anime les manifestants, celle du développement : sol ou sous-sol, extractivisme ou “buen vivir”

Irène Favier

> Autre revendication : la convocation d’élections générales anticipées, dès 2023, qui permettrait un remplacement aussi des 130 député·es (en écho au slogan « Que se vayan todos », qu’ils s’en aillent tous). En novembre, soit avant le départ de Castillo, pas moins de 86 % des sondé·es désapprouvaient le travail du Congrès. Après s’y être opposé, le Parlement a voté en début de semaine un avancement des élections à avril 2024, un horizon qui reste trop lointain pour nombre de manifestant·es.

Mais la répétition d’élections risque de provoquer le même schéma, d’un affrontement entre un Parlement, dont l’élection coïncide avec le premier tour de la présidentielle, et le chef d’État élu au second. D’où les propositions d’une réforme de la loi électorale, par exemple pour faire coïncider les législatives avec le second tour de la présidentielle, dans l’espoir de donner une majorité au ou à la future présidente.

> Vers une constituante ? C’était la promesse de Pedro Castillo, qu’il n’a pas tenue. Une assemblée constituante, calquée sur le modèle chilien, permettrait d’en finir avec une Constitution adoptée en 1993, et critiquée pour deux raisons au moins : elle sanctuarise un modèle de développement économique ultralibéral et limite les droits politiques comme celui de manifester.

Cette demande d’un débat plus large sur le modèle de développement est d’autant plus palpable, dans les défilés, que la contestation s’articule avec une myriade de conflits locaux, qui durent depuis des mois, à Arequipa, Ayacucho ou Trujillo, par exemple autour d’entreprises d’extraction minière qui ne redistribuent pas assez leurs bénéfices aux communautés locales.

« Une question, politique, qui anime les manifestants, et que Lima fait semblant d’ignorer – il semble difficile de parler d’autre chose que d’un déni profond –, c’est celle du développement, avance Irène Favier. Sol ou sous-sol, pour le dire de manière caricaturale, ou encore extractivisme ou “buen vivir”, une formule qui désigne a minima la capacité à assurer sa propre alimentation, dans des sociétés qui demeurent rurales et agricoles. »

En septembre, pas moins de 211 conflits locaux sur des questions salariales, souvent peu visibles depuis Lima, émaillaient déjà le territoire, selon un rapport de la Defensoria del pueblo, équivalent d’un médiateur de la République.

5 – Une répression féroce, l’extrême droite en embuscade

Si le reflux des mobilisations semble confirmé, c’est en partie parce que la répression des autorités a fonctionné. Dina Boluarte a déclaré l’état d’urgence le 14 décembre, autorisant l’armée à participer au maintien de l’ordre. Au moins vingt-huit personnes ont été tuées, le plus souvent par balles, depuis le début du conflit, dans une relative indifférence de beaucoup de politiques et d’éditorialistes à Lima.

Boluarte, qui était encore début décembre une alliée de Pedro Castillo, n’a cessé de féliciter, sans nuances, les forces de l’ordre, faisant craindre un tournant ultra-répressif du régime. Après avoir rencontré un policier blessé lors de heurts avec des manifestants, elle a déclaré : « Ce ne sont plus des manifestations, mais du terrorisme. »

L’accusation de terrorisme lié au Sentier lumineux permet à l’exécutif de discréditer les manifestants

Du côté de l’exécutif, on laisse entendre que les manifestants sont des soutiens radicalisés de Castillo, au sein desquels des éléments du Sentier lumineux se seraient infiltrés. Cette référence à la guérilla marxiste des années 80 et 90, dont le conflit avec les forces paramilitaires opérant pour l’État a fait plus de 70 000 morts, est encore très sensible au Pérou.

Durant le deuxième tour de la présidentielle en 2021, les partisans de Keiko Fujimori avaient cherché à discréditer Pedro Castillo en faisant de lui un « terruqueo », un terme péjoratif propre à l’espagnol du Pérou censé désigner un terroriste, c’est-à-dire, ici, un membre du Sentier lumineux qui ferait de l’entrisme dans les institutions publiques.

L’épicentre du conflit avec le Sentier lumineux, la région andine d’Ayacucho, est aussi celui qui a connu le plus grand nombre de morts ces derniers jours. Dix personnes, en grande majorité des jeunes qui manifestaient aux abords de l’aéroport, ont été tuées par balles, dans des affrontements avec des militaires.

Valérie Robin Azevedo, qui travaille sur les mémoires du conflit avec le Sentier lumineux, s’inquiète du retour de la figure du « terruqueo » dans le débat public : « Il s’agit de nouveau de dénigrer, de décrédibiliser l’opposant politique, à travers une association totalement fantasmatique avec le Sentier lumineux. » Et de poursuivre : « Mais ce discours peut se révéler performatif : des militaires sortent sous l’état d’urgence, et tuent des hommes parce qu’ils seraient des terroristes, parce que leurs vies vaudraient moins. »

Ces dynamiques complexes s’inscrivent dans un contexte plus large. D’abord celui d’une poussée de l’extrême droite qui espère remporter la prochaine présidentielle, après le succès aux municipales de Lima en octobre de Rafael López Aliaga. Cet entrepreneur membre de l’Opus Dei, qui a fait fortune à travers les programmes de privatisation durant les années Fujimori, explique notamment dans ses entretiens s’autoflageller depuis quarante ans par amour pour la Vierge Marie.

Mais aussi celui de l’arrivée de nombreux militaires aux premiers postes de la vie politique nationale, à l’instar d’Antauro Humala. Cet ancien militaire, frère de l’ex-chef d’État Ollanta Humala, a participé à une tentative manquée de coup d’État en 2005, qui a coûté la vie à cinq personnes. Depuis sa sortie de prison, il défend un projet qu’il décrit comme « ethno-nationaliste » et que des universitaires rapprochent d’une forme de « fascisme andin ». Durant sa tournée dans les Andes péruviennes l’automne dernier, il a par exemple proposé de fusiller d’anciens présidents corrompus, dont son propre frère.

6 – L’urgence d’un « nouveau contrat social » ?

Comme a pu le dire l’ancienne candidate à la présidentielle Verónika Mendoza, tout se passe comme si la démocratie péruvienne n’était pas parvenue, depuis la fin du fujimorisme en 2000, à intégrer tous les pans de la société dans une même « patrie ».

La méfiance envers les institutions politiques est colossale, à des niveaux très supérieurs à la moyenne sud-américaine. Les inégalités économiques n’aident pas – un taux de pauvreté qui a grimpé jusqu’à 30 % en 2020 durant la pandémie, et pas moins de 2,6 millions de jeunes urbains de 18 à 29 ans qui travaillent dans le secteur informel en 2022.

« La démocratie au Pérou est précaire depuis fort longtemps, parce qu’à la base, le projet de société n’est pas clair, explique Irène Favier. Il n’existe pas de consensus sur une trajectoire commune. Le pays est constamment à la recherche d’un contrat social. Comment vivre ensemble, quand Lima semble parfois faire mine de vivre sans les autres, sans le reste du pays ? »

Il reste à voir si la classe politique en place, mais aussi les médias à Lima – dont un article du Monde rappelait qu’ils sont détenus à 80 % par le même groupe privé, El Comercio – permettront à ce débat d’exister.

Ludovic Lamant


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