Kylian Mbappé Pour l’extrême droite, Éric Zemmour et divers illuminés anti-métissage, c’est « un parfait produit de propagande » du multiculturalisme

mardi 27 décembre 2022.
 

Après un penalty raté au dernier Euro de foot, la star a reçu des tombereaux de tweets haineux. Neuf personnes ont été entendues par la police, l’une a déjà été condamnée pour « provocation à la haine raciale ». Mediapart a rencontré des jeunes gens inconscients du danger des clichés qu’ils véhiculent. Voyage de l’autre côté de l’écran.

Il est presque 6 heures, ce jeudi 7 avril 2022, quand les agents du commissariat de Gagny (Seine-Saint-Denis) escortés d’un gradé de la division de lutte contre les crimes de haine arrivent sur zone. C’est un pavillon familial posé en bordure du bois de l’Étoile, quartier tranquille du « 93 » propret et sans histoire. Une poule gambade dans le jardin. Presque un air de campagne.

L’individu recherché possède trois adresses mail, plusieurs comptes Twitter et deux sur FIFA PS4, le jeu de foot en réalité virtuelle. Il est détenteur des applications Snapchat, Spotify, TikTok, Twitch, Picsart, WhatsApp, Discord… Ses données de connexion indiquent une activité numérique intense le soir entre 22 heures et 3 heures du matin. On sonne. Le suspect ouvre une fenêtre à l’étage. « Police ! » Motif de la visite : perquisition.

L’objet du délit est un tweet. Un condensé de pur racisme ciblant l’un des hommes les plus connus de la planète, Kylian Mbappé, attaquant du Paris-Saint-Germain, champion du monde en 2018 sous les couleurs de la France. Les termes incriminés : « Kylian Mbappé ce sale nègre mérite de se prendre une centaine de coups de fouet et de se faire revendre en Libye ce négros mérite pas la République française direction le Cameroun ou les champs de coton (sic). »

C’était le 28 juin 2021, à l’occasion des huitièmes de finale de l’Euro de football. Lors d’un match à couteaux tirés contre la Suisse, le petit prince de Bondy a eu le malheur de rater un penalty précipitant l’élimination de l’équipe de France et une marée haineuse sur les réseaux.

Le jeune homme à l’origine du post infâme n’est ni un néonazi ni un zemmouriste. Il s’appelle Karim, a 19 ans, un casier vierge et une barbe juvénile.

Comme lui, ils étaient des milliers à se déverser en insultes nauséeuses sur Twitter ce soir de match, cachés derrière la lumière bleue de leur téléphone et le confort anonyme d’un compte enregistré sous pseudo. Dans ses filets, la justice en a identifié neuf. Détail notable : ils sont tous jeunes, majoritairement diplômés et d’origines africaines ou antillaises, et partagent souvent la particularité de s’en prendre à Kylian Mbappé en raison de son métissage.

Pour l’heure, seul Karim a été condamné. Le 8 septembre 2022, il a été reconnu coupable de provocation à la haine raciale et d’usurpation d’identité. Il a également été condamné à verser mille euros à SOS Racisme, La Maison des potes et la Ligue contre le racisme et l’antisémitisme dans la foulée (Licra), associations plaignantes dans le dossier.

L’affaire a plané sur le Mondial du Qatar. Car elle aurait pu coûter à l’équipe nationale l’un de ses meilleurs joueurs : Mbappé a un temps pensé raccrocher les crampons, fatigué d’être traité de singe sur les pelouses.

Français, Kylian Mbappé est d’origine algérienne kabyle par sa mère, camerounaise par son père, banlieusard pour tous. Pour l’extrême droite comme Éric Zemmour, c’est « un parfait produit de propagande » du multiculturalisme.

Pour les autres, son calvaire est un impensé. À l’époque, l’affaire des tweets fait d’ailleurs l’objet d’une passe d’armes entre Kylian et le patron du foot français, Noël Le Graët, qui le présente comme un jeune homme plaintif qui n’aurait pas supporté de rater un penalty, là où le footballeur se plaignait du racisme. « C’est un garçon qui a besoin d’amour », minimisait le boss de la Fédération française de football (FFF) lors d’une de ses sorties dans la presse. L’aurait-on décrit aussi arrogant s’il avait été blanc ?

De tous ces rebondissements, Karim, l’auteur du tweet sur « les champs de coton », assure ne pas être au courant. « Je m’en fiche », balaie-t-il. Dans le garage de son cocon familial où il reçoit Mediapart, le jeune homme, visage poupon, garde la tête dans les épaules comme ces jeunes à peine sortis de l’adolescence qui semblent constamment accablés par une charge invisible. Qu’il ait pu participer à une libération de la parole haineuse sur les réseaux ne l’intéresse pas, et ça l’agace un peu de devoir s’en justifier.

Un avatar de bon « franchouillard »

Pour lui, le monde est divisé en deux : il y a « les vrais racistes » et les autres. Lui est d’origine algérienne et kabyle comme Mbappé, son geste ne peut relever que du canular, point. Le tweet a beau être abominable, « il n’est pas sorti de mon cerveau », se défend le jeune homme, assurant l’avoir recopié sur la page d’un fan d’Éric Zemmour. Derrière « la blague », le but est ailleurs. « Ce que je voulais c’était faire des stats », explique-t-il platement. Comprendre : obtenir « des “j’aime” et des “vues” ».

« Certains font des stats en écrivant que l’Ice-Tea est meilleur que le Coca par exemple », explique Karim. D’autres font « des compilations de joueurs en train de rater des actions sur des airs de flûte ». Lui a surfé sur le versant « rageux », celui de la haine. Le Graal pour Karim ? Voir son compte « sauter » à la suite d’un signalement pour contenu litigieux. C’est le genre d’opération qui offre le privilège d’une notoriété à moindres frais. À condition toutefois de ne pas se faire attraper par la justice.

En ce mois de juin 2021, en plein milieu de l’Euro, l’idée mûrit donc dans l’esprit de Karim qu’il « y a quelque chose à gratter » en surfant sur le cliché du « bon Français raciste ». Deux semaines avant le match, par sécurité, il se crée un faux compte Twitter et se choisit une adresse mail non nominative, ainsi qu’une photo « crédible » pour coller à son avatar de bon raciste « franchouillard », qu’il va chercher en tapant sur son moteur de recherche : « supporter » /« Girondins de Bordeaux ».

Le soir de France-Suisse, le 28 juin 2021, il est paré, il a le bac en poche, c’est les vacances. Il a alimenté son faux personnage en commentaires pour lui donner l’apparat d’une existence réelle. Il est devenu « Christophe Jolain », « fan de bon cochounou et de la bonne baguette française, marié et père de magnifiques bambins », selon sa bio Twitter. Seul dans sa chambre, Karim a un œil sur l’équipe de France qu’il regarde jouer sur son téléphone et l’autre sur sa console PS4.

Les vieux clichés racistes de l’amour « impur »

Au premier coup de sifflet, le Web prend le relais des tribunes. C’est un dépotoir. La haine qui se déverse n’est pas spécifiquement anti-noire, elle est aussi anti-métis. Elle éclabousse avec la même gratuité N’Golo Kanté, le milieu défensif d’origine malienne. Plus précisément, c’est le couple mixte de Kanté avec une Galloise aux yeux bleus, récemment révélé par la presse people, qui est montré du doigt. Sous prétexte de moquerie, on reprend les vieux clichés racistes de l’amour « impur », celui d’un Noir et d’une Blanche, et de ses périls.

– « Depuis qu’on sait qu’il sort avec une blanche, la France va mal. »

– « Kanté, depuis qu’on l’a pété avec une blanche, il est chelou. »

– « La femme blanche a tué Kanté félicitation »

– « Kanté, depuis qu’il se fait caresser le crâne par sa blanche, il n’est plus performant. »

L’ambiance se tend encore quand les prolongations se terminent sur le score de 3-3. On départage aux tirs au but. Les joueurs se succèdent. À 23 h 45, quand Kylian Mbappé se positionne pour le tir décisif, Karim depuis sa chambre y voit une fenêtre. Kylian tire. Le gardien suisse arrête la balle. Karim publie son abominable tweet.

Sur le terrain, Mbappé repart dans les vestiaires, seul, tête basse, et sur les épaules la défaite de toute une équipe. Tandis que le Web le conspue :

– « Mbappé, je vais insulter tes ancêtres sale mulâtre »

– « Je le jure sans les métis le monde irait mieux »

– « D’façon les métis on peut pas leur faire confiance »

– « Ptain, toujours les métis »

– « On peut réouvrir le débat sur les enfants métis ? »

– « Je n’aime pas les métis »

– « Je suis contre le métissage je vous aime pas les métisses »

Ce qui amène Karim devant la justice, ce n’est pas « le destin », comme il dit, mais une succession de hasards algorithmiques et la vigilance des associations.

«  !! !!Quelqu’un a volé ma photo de profil pour publier ce tweet raciste ! RT svp ». Marcin a reconnu sa photo, usurpée par le jeune homme, dans le flux des insultes. Né dans une bourgade de Voïvodie occidentale avant la chute de l’URSS et résidant au Royaume-Uni, Marcin est pour le mélange des cultures, c’est un ancien étudiant Erasmus fou des Girondins de Bordeaux au point de créer un club de supporters 100 % polonais. Il contacte la Licra et signale le tweet de Karim sur la plateforme Pharos. De son côté, SOS Racisme multiplie les captures d’écran des tweets, qu’elle transmet à la justice.

Une cinquantaine de réquisitions

Six associations portent plainte dans la foulée, suivies par l’avocate de Kylian Mbappé. Mais la FFF n’est pas partie civile. Pour quoi faire ? Malgré la succession des scandales, son patron, Noël Le Graët, ne cesse de le répéter : le racisme n’existe pas dans le foot. Avec un argument imparable : « Quand un black marque un but, tout le stade est debout. »

Le 30 juin 2021, le Parquet national de haine en ligne (PNHL) ouvre une enquête pour « injure publique à raison de l’origine, l’ethnie ou la race ou la religion et usurpation d’identité », et lance ses investigations.

Dix mois et une cinquantaine de réquisitions plus tard, il resserre ses filets sur onze individus. Deux sont finalement écartés, faute de réponse de Twitter. Dans les quatre coins de France, des perquisitions et des gardes à vue sont lancées. Détail notable : parmi les auteurs, les femmes sont plus nombreuses que les hommes. Mais ce qui marque le plus, c’est leur âge – trois sont mineurs.

Ils sont en majorité issus de milieux populaires mais fraîchement diplômés ; citadins, encore chez papa-maman ; ne revendiquant aucune réflexion politique ; passant entre deux et huit heures par jour sur les réseaux. Toutes et tous sont français et connaissent peut-être eux-mêmes le racisme, puisqu’ils sont d’origine congolaise, algérienne, rwandaise ou encore somalienne.

Face à la police, on fait amende honorable, en s’excusant platement. On minimise en évoquant l’« ambiance délire » des soirs de match et un usage récréatif de Twitter, utilisé tout à la fois « pour se défouler », « harceler » ou suivre les infos. La plupart des gardes à vue échouent sur ces poncifs, mais d’autres laissent apparaître de violents préjugés racistes.

« Frère mais pas beau frère »

C’est le cas lors de l’audition de Marie, d’origine rwandaise. Elle désigne Mbappé par sa simple couleur de peau, « le métis », et le qualifie de « pourriture » pour avoir raté son match. Son compte affiche des messages obsessionnels sur le métissage et contre le mariage mixte. « Frère mais pas beau frère », peut-on y lire, manière de dire que le mélange s’arrête devant la chambre à coucher.

– « Vous avez un problème avec les métis ?, demande la police.

– Même pas. »

Face au ton désinvolte de la jeune femme, la brigadière chargée de l’interrogatoire dégaine une liste de tweets.

Elle cite : « Mégane cette tis-mé elle attire trop de problèmes à Harry. » Il s’agit de Meghan Markle, la femme du prince Harry. « Vraiment c’est une métisse toxique comme ses collègues. » Ou encore : « Faites que la descendance de Trump soit métisse. Amen ». « Wallah, dehors y’a que des grosses métisses mon frère. »

– « Le fait que [Meghan Markle] soit issue d’un métissage vous pose-t-il un problème ?, interroge le fonctionnaire.

– Non […]

– Pourquoi ne pas désigner Meghan Markle comme une princesse et plutôt la désigner par son métissage ?

– Je pensais qu’on était princesse par le sang, comme les gitans. […]

– Pourquoi mettre en avant son métissage ?

– Je ne sais pas, par habitude, finit par répondre la jeune femme.

– De qui vous parlez quand vous écrivez les “grosses métisses”, demande la fonctionnaire.

– Des enfants en poussette avec une maman blanche. » L’imaginaire raciste est résumé en trois mots : « Enfants métis, RSA, et compagnie. » « C’est pas méchant, nuance-t-elle. Celles que je connais, pour moi, ce sont des cassos [des cas sociaux –ndlr]. »

On est dans l’ordre de la private joke.

Yohan

De ceux qui ont été signalés à la justice, le tweet de Yohan, Francilien d’origine antillaise, est celui qui a obtenu le plus de commentaires : « Toujours les métis qui gâchent tout frère. » Son message a eu le temps d’engranger 1 820 reprises et plus de 3 000 « j’aime », avant d’être supprimé par son auteur.

Si Yohan était susceptible d’avoir à répondre devant la loi d’avoir alimenté « une tendance » anti-métissage, la police n’a pas réussi, après de vaines réquisitions auprès de Twitter, à récupérer son identité. Mais Mediapart a pu retrouver le jeune homme, qui balaie fermement l’accusation de racisme. Elle lui semble d’autant plus inenvisageable qu’avec sa peau noire, il a lui-même vécu les discriminations.

Pour Yohan, l’affaire du tweet a été montée en épingle par les associations cherchant à « faire un gros coup » en poursuivant certains internautes « qui n’étaient pas racistes à l’évidence ». L’humour, selon lui, n’est pas juste un paravent, il sert au retournement du stigmate. « On est dans l’ordre de la private joke. » Autrement dit : on peut rire de tout puisqu’on est entre nous. Yohan cite le comédien Thomas Ngijol et son sketch sur la « tête de nègre », se jouant de l’usage d’un terme qui a colonisé jusqu’au vocabulaire pâtissier.

Mais le jeune homme ne relève jamais que dans les tweets contre Mbappé, les blagues à connotation raciste présentent toutes la spécificité de ne jamais concerner leurs propres auteur·es : en gros, ceux d’origine algérienne se moquent des Noirs, et les Noirs des métis.

Qu’importe, aux yeux de Yohan. Il y aurait un caractère inoffensif à ces sociabilités de quartiers où l’on se désigne par sa couleur : « On parle des métis sur Twitter comme on charriait les lightskins à l’époque du collège. »

Le registre de la traîtrise

L’expression « lightskin », ou « clair de peau », utilisée aux États-Unis, se rapproche de la figure du métis ou de celle du « chabin » antillais, que Yohan utilise aussi volontiers. Aucune n’est tout à fait neutre. Tantôt portée aux nues par la culture créole, l’appellation n’en reste pas moins une insulte issue du vocable bestiaire de l’esclavage.

Le chabin désigne un croisement d’un bouc et d’une brebis, là où le mulâtre désigne « l’accouplement » d’un âne et d’une jument. Les termes cristallisent encore tout un tas d’assignations identitaires négatives. On les voit plutôt lascifs, ultra-sexualisés, volontiers fourbes, tempêtueux, inquiétants, sorcières ou rebelles. « Ce sont des clichés grossis auxquels personne ne croit plus », se défausse encore Yohan.

Ce sont pourtant les mêmes que l’on retrouve régulièrement à l’encontre de Kylian Mbappé, dont on se sent autorisé à parler de la couleur de peau comme de la robe d’un cheval de course, quand on ne l’insulte pas tout simplement de « noisette » ou de « tortue » (en lien avec la forme supposée de son crâne)… Puisqu’il n’est ni complètement de France ni tout à fait d’Afrique, ni blanc ni noir, son altérité le place immanquablement – comme tout « bon métis » – dans le registre de la traîtrise.

Et cela lui donne droit à un large panel d’insultes. En plus de « nègre », Mbappé a hérité de la figure du « juif » ou du « collabo ». Comme en 2019, quand un tag le qualifiant de « nègre enjuivé » a été retrouvé dans un RER francilien.

L’origine du sobriquet « Maurice Mbappé »

Depuis le penalty raté de 2021, son nom est ainsi étrangement associé au préfet de Gironde Maurice Papon, responsable du massacre des Algériens lors du 17 octobre 1961 et de la déportation d’enfants juifs pendant l’Occupation. Le joueur est appelé « Mbapon », contraction de Mbappé et Maurice Papon, ou Kylian Mbapon, ou encore « Bapon » ou « Maurice Mbappé ».

Le sobriquet a atteint le « top des tendances » de Twitter à plusieurs reprises pendant la Coupe du monde du Qatar, sans que les internautes pro ou anti-Mbappé en questionnent la portée. Preuve que rien n’a véritablement changé. À l’ouverture de la compétition, le joueur était encore ciblé pour son métissage, cette fois par des supporters argentins entonnant un chant raciste en direct à la télé.

Contacté par Mediapart, le président de l’association Sportitude, Hermann Ebongue, qui lutte contre le racisme dans le foot indique avoir saisi la Fédération internationale de football (Fifa) et fait un signalement au parquet.

Que deviendront les jeunes entendus par la police pour leur message anti-métis ? Contacté, le Parquet national de la haine en ligne affirme s’être dessaisi des principales procédures au profit des parquets régionaux.

Pour ce qui le concerne, Karim souffle. La justice avait préalablement requis six mois de prison avec sursis pour son tweet comparant Mbappé à un esclave. Il s’en sort avec 1 000 euros d’amende sans obligation d’effectuer un stage de citoyenneté. Qui paiera ? Pas ses parents en tout cas.

« Je leur ai menti pour la perquisition », confie-t-il. Pour le procès aussi. Le jour de son audience, il est resté dans sa chambre. « Je n’ai pas reçu ma convocation », plaide-t-il. Quant à sa condamnation, il l’a apprise sur Twitter. Il y a encore quelque chose de virtuel dans toute cette histoire qui ne semble pas l’avoir mené à revisiter les faits. Il le reconnaît lui-même : « Je sais qu’il y a quelque chose de réel mais je n’y ai pas encore goûté. »

Lou Syrah


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