Élisabeth Borne précise les contours d’une réforme des retraites injustifiée

mardi 13 décembre 2022.
 

La première ministre a confirmé son intention de repousser l’âge légal de départ à la retraite à 65 ans en 2031. Sa justification portant sur une urgence financière ne tient pourtant guère. Et les conséquences de la réforme, prétendument positive pour l’économie française, sont en fait très incertaines.

L’exécutif avance méthodiquement ses pions dans la future bataille qui lui permettra, espère-t-il, de faire adopter la réforme des retraites qu’Emmanuel Macron a présentée lors de sa seconde campagne présidentielle. Et bien qu’il ait accordé aux syndicats quelques semaines de débats pour la forme, le cap n’a pas évolué. C’est ce que vient de confirmer la première ministre Élisabeth Borne, dans un entretien au Parisien.

L’objectif du gouvernement est toujours de faire reculer de 62 ans à 65 ans l’âge légal de départ à la retraite – celui avant lequel nul n’a le droit de toucher sa pension, hormis ceux qui ont commencé à travailler avant 20 ans – d’ici 2031. Avec un texte présenté en conseil des ministres « au début de l’année prochaine » et une adoption au Parlement d’ici « le printemps », la réforme pourrait entrer en vigueur dès l’été 2023.

Selon la cheffe du gouvernement, « la génération née au deuxième semestre 1961 » sera la première à devoir travailler plus longtemps que prévu, « quelques mois de plus », avant une montée en puissance régulière pour les générations suivantes.

Élisabeth Borne a aussi fait un geste en indiquant pour la première fois que la réforme ne toucherait pas au seuil des 67 ans, auquel toute personne peut prendre une retraite « à taux plein », sans décote, même si elle n’a pas cotisé le nombre de trimestres requis (mais sa retraite n’est toujours calculée que sur le nombre de trimestres où elle a réellement travaillé). La première ministre justifie ce choix pour des raisons d’équité, « notamment pour les femmes », qui sont en effet les premières concernées par les carrières incomplètes ou hachées.

Le calendrier des « discussions » choisi par le gouvernement n’en pose pas moins de nombreux problèmes. Le plus évident est celui de la mobilisation sociale, qui ne devrait pas manquer de s’installer à cette occasion. Cette réforme particulièrement impopulaire va en effet être portée alors que la France n’en a pas fini avec l’inflation. Le revenu réel des ménages devrait, selon l’Insee, demeurer nettement à la baisse sur l’ensemble de l’année.

Le point le plus préoccupant reste que la hausse des prix se concentre sur les produits « du quotidien » : produits alimentaires et ventes en supermarché. Selon les derniers chiffres de l’Insee, les prix alimentaires ont connu sur un an en novembre une hausse de 12,2 %, deux fois supérieure à celle de l’indice des prix global (+ 6,2 % sur un an). Et les négociations en cours entre les producteurs et la grande distribution laissent penser que la hausse est loin d’être terminée, et pourrait même s’accélérer.

Un contexte économique et social défavorable

Le contexte sera d’autant plus compliqué que le mois de janvier pourrait aussi être celui des coupures d’électricité, ce qui risque de provoquer du mécontentement, mais aussi des perturbations dans la production et la consommation. Et cela nous mène à une question peu évoquée de la réforme des retraites, mais qui ne sera pas anecdotique dans le contexte actuel : quel sera l’impact macroéconomique de la réforme ?

Avant d’entrer dans le détail de la question, rappelons le contexte. La France a jusqu’ici évité la récession, mais la situation n’est guère réjouissante. Sur l’année 2022, le PIB devrait être à peine supérieur à son « acquis de croissance », autrement dit à sa croissance si tous les trimestres avaient été stagnants. Cet acquis était de 2,3 % fin 2021, il est à 2,5 % à la fin du troisième trimestre. En bref : l’économie française est largement en stagnation.

Certes, l’emploi continue de progresser. Mais cela ne se traduit pas par une croissance de la consommation. Ce qui signifie que ces emplois sont peu rémunérateurs – un point cohérent avec l’explosion de l’apprentissage et des créations de postes centrées sur les services aux entreprises – et que les perspectives n’incitent guère à penser que cette embellie (très largement subventionnée par l’État) soit durable. La consommation des ménages a ainsi stagné au troisième trimestre. Or, la consommation représente plus de la moitié du PIB.

Progressivement, les pertes de revenu réel et la hausse des taux vont immanquablement conduire l’Europe de l’Ouest et la France à la récession. Les indicateurs avancés ne laissent que peu de doutes sur ce point. L’indice des directeurs d’achat (PMI) de Markit pour la zone euro en novembre s’est certes un peu amélioré, mais il demeure très largement sous les 50, à 47,8. Autrement dit, il traduit une contraction de l’activité. Et la France, qui était jusqu’ici demeurée au-dessus de ce niveau, est passée en territoire négatif en novembre, à 48,8. Une première depuis février 2021.

Ceci permet d’élaborer un scénario. En tant qu’économie principalement centrée sur les services, la France a un peu mieux résisté aux perturbations mondiales jusqu’ici, même si son activité tend à stagner. Mais la baisse du niveau de vie, la poursuite de l’inflation, la hausse des taux et la morosité ailleurs en Europe entraîneront une récession, qui sera peut-être plus tardive que pour les autres économies européennes. Cela dit, il y a fort à parier que l’on soit dans cette situation début 2023. Et, compte tenu de la persistance des risques cités, que la reprise soit très modeste par la suite.

L’incertitude des conséquences économiques de la réforme

La situation macroéconomique est donc peu réjouissante. Cela va sans doute peser également sur le climat social qui entourera le vote de la réforme de retraites. Mais il faut aussi s’interroger sur l’impact économique de cette réforme. Le récit du gouvernement consiste à dire qu’elle aura un impact positif, parce qu’elle fera travailler davantage les Français. Et plus de travail, ce serait plus de production de richesses. Ce discours est démenti par l’histoire même du capitalisme et ne signifie en soi pas grand-chose puisque le problème même du système est son manque de productivité.

En réalité, la question de l’impact économique de la réforme est complexe et le gouvernement l’évite soigneusement, se limitant à son slogan du « travailler plus ». Dans son dernier rapport en septembre dernier, le Conseil d’orientation des retraites (COR) reconnaît qu’il est quasiment impossible d’évaluer correctement les conséquences économiques d’un report de l’âge de la retraite.

La méthode utilisée habituellement est celle dite des « modèles néokeynésiens ». Ce sont des modèles qui décrivent les effets d’un choc externe sur l’économie en décrivant le retour à l’équilibre de cette dernière. Ces modèles sont extrêmement critiquables parce qu’ils sont assez éloignés de la réalité (lire ici un article sur les limites de ces modèles). Ils sont largement aveugles à de nombreux comportements et à l’existence de crises. Ils dépendent aussi très largement de leur calibrage, c’est-à-dire des hypothèses retenues pour les faire fonctionner.

Mais ils ont un avantage : ils présentent ce que l’on appelle un « bouclage macroéconomique », autrement dit ils parviennent à évaluer les conséquences non pas seulement directes, mais aussi indirectes d’un événement, par exemple sur la consommation ou l’investissement. C’est un outil très insatisfaisant, qui permet néanmoins d’avoir une vision globale (très approximative).

Le problème, dans le cas de la réforme des retraites, c’est que ces modèles ont plutôt tendance à considérer le report de l’âge de la retraite comme un choc négatif : le fait de maintenir une classe d’âge en emploi a certes un effet positif sur les revenus de cette dernière, mais un effet négatif sur l’emploi global. Ces modèles déduisent donc d’une telle réforme une augmentation du taux de chômage et, finalement, un effet à court terme négatif sur le PIB. Par la suite, « grâce » à la baisse du salaire réel qu’induit cette hausse du chômage, l’activité reprend.

Dans le modèle utilisé par l’Observatoire français des conjonctures économiques (OFCE), et dont le résultat est relayé par le COR, l’augmentation de l’âge légal de départ de deux ans conduirait ainsi à une baisse de 0,1 point du PIB sur dix ans en cas de report de l’âge d’un trimestre par génération. En définitive, le déficit public serait amélioré de 0,1 point. On le voit, l’effet est donc légèrement négatif.

Le risque est particulièrement sévère aujourd’hui si l’on retient l’hypothèse du retour durable de l’inflation et de sa mise au pas régulière par de violentes récessions.

On comprend pourquoi le gouvernement ne s’appuie guère sur ces modèles : on est loin, et même très loin d’une réforme qui serait urgente pour l’économie française et pour les finances publiques. Lorsque Élisabeth Borne déclare le 30 novembre être « frappée de voir que la nécessité de faire cette réforme n’est pas vraiment dans tous les esprits » et que la réforme serait le moyen de rétablir l’équilibre, elle est démentie par les modèles.

D’autant plus que les mécanismes en jeu posent un risque majeur au regard de la situation actuelle. Les ajustements spontanés des modèles sont souvent des chimères parce que les effets bénéfiques des baisses de salaire réel sont largement surestimés par les hypothèses de la pensée néokeynésienne. Dans la réalité, la recherche de l’équilibre par ce type de méthode manque souvent son coup et entraîne des déséquilibres permanents, comme le faisait remarquer l’économiste suédois décédé récemment Alex Leionhuvfud.

Le risque est particulièrement sévère aujourd’hui si l’on retient l’hypothèse du retour durable de l’inflation et de sa mise au pas régulière par de violentes récessions. Dans ce cas, la baisse du salaire réel ne conduit pas à un réajustement, mais bien plutôt à un nouveau choc de demande. Et cela pose immédiatement la question de la pertinence d’une telle réforme dans le contexte actuel. Pire, on pourrait même y voir un élément d’affaiblissement de l’économie française, dont celle-ci n’a pas réellement besoin.

Un tour de passe-passe peu convaincant pour justifier la réforme

La difficulté est si grande que la Direction générale du Trésor (DG Trésor) de Bercy, qui dépend directement du gouvernement, a renoncé à utiliser ces modèles pour évaluer l’impact de la réforme des retraites. La cheffe économiste de la DG Trésor, Agnès Benassy-Quéré, s’en explique brièvement dans un texte daté de février 2022.

Selon elle, les modèles néokeynésiens ne sont pas aptes à prendre en compte ce genre de réforme qui joue sur la population active. On peut s’étonner d’une telle prudence alors même que ces modèles sont utilisés par ailleurs à tous propos, notamment pour d’autres réformes structurelles ou des baisses d’impôts (récemment encore pour évaluer les effets des baisses d’impôts de production), où leur pertinence est tout aussi douteuse.

La DG Trésor propose donc une évaluation alternative : elle s’en tient simplement à ce que l’on appelle une « approche comptable ». Cette méthode s’appuie sur des analyses a posteriori de la réforme de 2010, qui a déjà reculé de deux ans l’âge légal de départ à la retraite. Ces « résultats » sont extrapolés sur la population de 62 ans, et on obtient des résultats en termes d’emploi, qui sont ensuite convertis en termes de PIB.

Dans le cas présent, la DG Trésor estime ainsi que repousser l’âge de la retraite de deux ans créera 390 000 emplois sur dix ans, soit une hausse de l’emploi de 1,4 %, qui correspondrait à un gain de 1,4 % du PIB. Comme par enchantement, voici la réforme très productive pour les finances publiques, avec 0,9 point de PIB supplémentaire. Le discours du gouvernement est donc validé, et tout va alors pour le mieux dans le meilleur des mondes possible.

Seulement, cette « approche comptable » est très contestable, et à plusieurs égards. D’abord, elle repose sur une analyse douteuse des conséquences de la réforme de 2010. Un des points centraux de cette analyse est que le maintien en emploi des seniors qui prennent plus tard leur retraite n’a pas de conséquence sur le niveau d’emploi des plus jeunes. Or, cette analyse ne fait aucunement consensus parmi les économistes. La seule étude citée par le Trésor date de 2021, repose sur des données italiennes et note une légère substitution entre les âges.

Ensuite, l’analyse suppose une linéarité de l’effet de l’emploi sur le PIB (1 % de taux d’emploi en plus crée 1 % de PIB supplémentaire), ce qui est extrêmement douteux : ce que l’on observe depuis 2020, mais déjà en grande partie depuis 2008, c’est que l’emploi croît plus vite que le PIB. C’est d’ailleurs un vrai problème pour la croissance à moyen terme de l’économie française car, sans gains de productivité, la croissance ne peut que s’affaisser et il est difficile de prétendre que l’augmentation du temps de travail favorise la productivité.

Enfin, et c’est la faiblesse principale de l’approche comptable, elle n’effectue pas de « bouclage macroéconomique ». Autrement dit, elle regarde la réalité par le petit bout de la lorgnette et n’analyse pas les conséquences de la réforme sur les comportements des ménages en termes d’épargne et de consommation. Fâcheux. Le chiffre avancé de 1,4 point de gain de PIB est donc très théorique. C’est un chiffre désincarné, qui ne prend pas en compte l’évolution profonde de l’économie et les effets réels d’une telle réforme.

En résumé, on ne dispose donc pas de certitudes sur les effets macroéconomiques de la future réforme des retraites. Et c’est là un problème considérable, car on ne peut prétendre à sa nécessité sans pouvoir montrer qu’elle apporterait réellement un effet positif sur l’économie et le système social.

En réalité, tout l’édifice de justification du gouvernement est bancal. Le rapport du COR déjà cité ne signale aucun risque portant sur la survie du système français des retraites. Il souligne au contraire que ses résultats « ne valident pas le bien-fondé des discours qui mettent en avant l’idée d’une dynamique non contrôlée des dépenses de retraite ».

Soulignons par ailleurs, comme le fait l’économiste Michaël Zemmour dans un texte publié ce 2 décembre, que pour combler le déficit du système de retraites, il existe des alternatives au report de l’âge légal de départ. Notamment la fin des exonérations de cotisations sur les plus bas salaires, ou le report de l’amortissement de la dette sociale, qui pèse considérablement sur les comptes de la Sécurité sociale (pour au moins 10 milliards d’euros).

Le rejet de ces alternatives ne serait pertinent que si, en retour, il était possible de prouver l’intérêt supérieur sur le plan financier et macroéconomique des mesures d’âge. Comme on l’a vu, ce n’est pas le cas, sauf à tordre les modèles. Dès lors, cette réforme apparaît d’abord comme idéologique, et comme une volonté de poursuivre une casse méthodique du système de Sécurité sociale de notre pays.

Romaric Godin et Dan Israel

2 décembre 2022 à 20h18


Signatures: 0
Répondre à cet article

Forum

Date Nom Message