La bataille de la Sécu : une histoire du système de santé

mardi 15 novembre 2022.
 

Dans un ouvrage passionnant et ô combien nécessaire par les temps qui courent, l’économiste Nicolas Da Silva revient sur l’Histoire de la Sécurité Sociale. Loin d’être le résultat d’un compromis national à l’issue de la seconde guerre mondiale, la « sécu » a toujours été un élément de lutte entre partisans de l’Etat Social et ceux ayant une approche auto-organisée : la Sociale.

Du féodalisme au capitalisme

La santé, et plus précisément l’hôpital n’a pas toujours eu le rôle qui lui est attribuée aujourd’hui : soigner les individus. Les hôpitaux généraux créés au XVIIe siècle avaient pour but d’enfermer les mendiants et les populations marginalisés. C’est que la pauvreté était considérée comme une maladie, et ce jusqu’au XIXe siècle.

Cependant, la révolution de 1789 va être un premier tournant dans le domaine sanitaire. Nicolas Da Silva insiste sur la déchristianisation de la société qui va avoir un impact considérable à la suite de cet événement. En effet, « la foi recule et la charité chrétienne fait place à la bienfaisance : une charité laïcisée. La quantité de dons baissant, le financement des hôpitaux bénéficie de plus en plus de subventions publiques au niveau local (p39) ». Autrement dit, l’Eglise se désengage de la gestion des hôpitaux. Celle-ci va être confiée aux municipalités, c’est à dire les notables et les bourgeois.

Par la suite, la première révolution industrielle et l’accroissement du nombre d’ouvriers poussent ces derniers à s’auto-organiser. Ainsi, le second Empire voit la légalisation des mutuelles, des « espaces de socialisation ouvrière ou se pense la transformation sociale par l’auto-organisation ». C’est cette opposition entre contrôle social par la bourgeoisie par l’intermédiaire de l’Etat et l’auto-organisation qui va être le fil conducteur de l’ouvrage.

La guerre totale comme fondement de l’Etat social

Le cœur de l’ouvrage reste l’importance des deux guerres mondiales dans l’avènement d’un Etat social. La guerre a imposée la mise en place de la planification de l’Etat et par là même sa place centrale dans l’économie et la vie des gens. A l’issue de la première guerre mondiale ce sont près de 3 millions de personnes « qui manquent ». Le pays compte 600 000 veuves et 750 000 orphelins. « La guerre totale créée de nouveaux besoins à une échelle inédite » écrit Nicolas Da Silva. Et il ajoute, que « l’Etat doit devenir social et assumer la nouvelle solidarité issue de la guerre. Il doit à ses citoyens la contrepartie de l’impôt du sang » (p96).

Mais si l’Etat social est né de la guerre totale il ne faut pas oublier que des institutions publiques sont nées dans la résistance à l’Etat, par l’auto-organisation. Cette forme de protection sociale est appelée « la Sociale ». Elle est organisée contre l’Etat et plus largement contre le capital. C’est cette approche qui est développée dans la seconde partie du livre et qui permet de le rendre fondamental à l’heure où la sécurité sociale est balayée à coup de 49-3.

Construction conflictuelle et mobilisation ouvrière pour la Sociale

L’ouvrage de Nicolas Da Silva revient sur le grand récit de l’ « unanimité nationale » de l’après guerre. Citant Bernard Friot, Da Silva écrit : « Ce qui s’est passé n’a rien à voir avec la saga légendaire d’un programme du Conseil National de la Résistance mis en œuvre dans l’unité nationale, des communistes aux gaullistes ». Si les deux forces politiques s’accordent pour une protection sociale plus large, alors oui, il y a consensus. Mais le différent demeure sur la gestion. Qui doit s’en occuper ? L’État (social) ou la Sociale ( les salariés, employés, ouvriers) ?

De cet affrontement découle un enjeu de pouvoir entre les gaullistes, partisans de l’État social et la CGT, défenseur de La Sociale. Pour les premiers il est insupportable qu’un fond qui représentait 200 milliards de francs -la moitié du budget de l’État-, soit géré par les travailleurs eux mêmes. Cependant, aux divisions qui vont toucher la CGT en interne vont venir s’ajouter une campagne de presse hostile au régime général. Dès 1947, Le Figaro faisait sa une sur la sécurité sociale qui qualifiait de « montre à cinq pattes qui allaite et dévore ses enfants » (p142). Et déjà on pouvait y lire les « problèmes » que posait « la santé publique » : la fraude et les abus, le vieillissement de la population, l’inefficacité de l’État et de « la Sécu ». Des mantras qui ne cesseront d’être répétés... et qui finiront par porter leurs fruits...

La réappropriation du régime général par l’État social

Depuis 1946 donc, l’enjeu est la reprise du pouvoir, par l’État du régime de Sécurité Sociale. « Il faut réduire l’influence ouvrière, qui a la désagréable caractéristique d’être souvent communiste. Pour reprendre la formule de Gramsci, il faut apprivoiser le Gorille, c’est à dire mater la rébellion des classes populaires pour qu’elles acceptent la marche en avant du capitalisme et renoncent à changer la vie », écrit l’auteur. Pour ce faire, en 1968, la réforme du régime général s’inscrit dans le cadre d’ouverture du marché à la concurrence. Il va -entre autre- être décidé de passer d’une caisse unique à trois caisses : la CNAM, la CAF et la CNAV. Pour quoi faire ? « l’enjeu de cette séparation est d’empêcher la solidarité entre les risques : par exemple que les cotisations vieillesses ne comblent pas les difficultés financières du risque maladie » constate Da Silva.

Autre élément de cette réforme, la mise en place du paritarisme. Celle-ci voit une baisse du nombre de sièges par les salariés cotisants : ils passent de 75 % à 50 %. A la grande satisfaction du patronat, qui reprend le pouvoir, du moins en partie.

Le plan Juppé : l’aboutissement du processus d’étatisation et financiarisation de « la sécu »

Pour la gauche, l’année 1995 reste marquante pour la victoire des cheminots contre la réforme de leur régime de retraite. Mais Nicolas Da Silva note que l’année qui suit est aussi « la totale dépossession des travailleurs de leur régime général. Cette période voit la création du budget de la sécurité sociale, de la dette de la sécurité sociale ». C’est depuis cette date que le Parlement discute et adopte tous les ans le budget de la sécurité sociale : parfois à coup de 49-3...

Le plan Juppé c’est aussi la création de la CADES -Caisse d’Amortissement de la Dette Sociale- qui, pour faire court, impose à la « Sécu » de financer par elle même son retour à l’équilibre en empruntant sur les marchés financiers : Un choix extrêmement coûteux, puisqu’il faut payer les intérêts de la dette. « L’État préfère ainsi augmenter les cotisations pour payer la dette que pour payer le système de santé » constate Nicolas Da Silva.

Derrière ces choix, demeure -volontairement- ancré l’idée selon laquelle la sécurité est « un gouffre financier ». Pourtant, et c’est l’idée centrale de l’ouvrage, « la Sécu » est en excellente santé financière. Et si déficit il y a, « il n’est en rien lié à une mauvaise gestion mais bien aux crises du capitalisme et aux réponses politiques que l’État y apporte » insiste l’auteur. Par exemple, entre 2008 et 2009, le déficit de la sécurité sociale est passé de 9,4 à 23,4 milliards d’euros. Est ce que cela signifie que les bénéficiaires ont été deux fois plus malades ? » questionne Da Silva.

Évidemment que non. En revanche, c’est bien de l’instabilité du capitalisme et ses crises qui mettent les individus au chômage qui menace le système de santé.

Les complémentaires santé ou le gaspillage de milliards d’euros

Nicolas Da Silva aborde de façon précise le remboursement et surtout le non remboursement des médicaments ainsi que le juteux marché des laboratoires pharmaceutiques qui font payer à des prix exorbitant des médicaments qui ne leur coûte... rien. Accroissant le « déficit » de « la Sécu » et surtout le non recours aux soins de millions d’individus. Il rappelle également la catastrophe que sont les complémentaires santé. Exemple type de ce que David Graeber dépeignait dans son ouvrage Buraucratia, les complémentaires santés sont une sorte de « lose-lose » puisqu’elle coûtent cher et remboursent moins bien les individus. Pour se donner un ordre d’idée, la « Sécu » gère un budget de 206 milliards d’euros, qui entraîne des frais de gestion qui s’élevaient à 7,3 milliards d’euros en 2019. Ce montant était de 7,5 milliards d’euros pour les complémentaires santé qui, elles, gèrent... 30 milliards. « Les complémentaires santé facturent plus cher que la Sécurité sociale pour rembourser sept fois moins de prestations ».

En résumé, cet ouvrage est d’utilité publique face aux puissants discours qui visent à transférer un peu plus au privé le gâteau qu’est la sécurité sociale. La sociale a été un formidable moyen de soigner les individus peu importe leur niveau de vie. Le processus engagé depuis les années 1990, vise à consacrer une santé à deux vitesses. Sans la lutte, qui est l’histoire de la sécurité, le prix à payer sera élevé, surtout pour les plus pauvres... « Le moment est venu d’embrasser à nouveau l’idéal de la Sociale » conclut Nicolas Da Silva. A bon entendeur...


Signatures: 0
Répondre à cet article

Forum

Date Nom Message