AUX ORIGINES DU CONFLIT ENTRE L’ARMÉNIE ET L’AZERBAÏDJAN

mardi 8 novembre 2022.
 

Lorsque Pelosi met les pieds à Erevan la capitale arménienne, le pays est à un niveau de tension extrême. Les troupes azéries sont entrées sur le territoire arménien et les bombardements sur des cibles civiles entraînent un bilan élevé. Plus de 200 morts (70 côté azéri selon les autorités de Bakou), des dizaines de maisons, écoles et autres cibles civiles sont détruites, auxquelles on peut ajouter une dizaine de prisonniers. Mais ce sont surtout les images des militaires azéris, hilares, en train de découper une femme militaire arménienne qui plongent le pays dans l’effroi.

La proposition de l’administration américaine de devenir garante de la sécurité de ce petit territoire entouré de montagnes dans le Caucase sud arrive à point nommé. Car l’Organisation du Traité de sécurité collective composée de l’Arménie, la Biélorussie, le Kazakhstan, le Kirghizistan, le Tadjikistan et surtout de la Russie qui possède sa dernière base militaire dans le Caucase sud après des siècles de présence, n’a tout simplement pratiquement pas réagi alors que ses membres sont liés d’une clause de défense commune en cas d’agression sur leur sol. L’envoi d’observateurs semble bien loin des demandes du gouvernement du premier ministre arménien Pachinian. Quant à la Russie, certes embourbée en Ukraine, elle ne semblerait pas dérangée par un changement de régime avant son intervention. L’occasion pour les Américains de s’installer dans cette région stratégique en terme énergétique est trop belle.

Aux origines des tensions inter-ethniques

Lorsque les autorités du Tsar II décident de réaliser le recensement dans l’empire russe en 1897, les Arméniens sont minoritaires dans certaines régions de ce qui deviendra la République d’Arménie, alors que les Tatars du Caucase (qui deviendront les Azéris) sont majoritaires. Cet équilibre est inversé dans certains territoires azéris, et notamment dans ce qui deviendra le Haut-Karabagh. Le premier génocide du 20ème siècle emportera plus d’un million d’Arméniens dans l’Empire ottoman sous autorité du gouvernement des Jeunes-Turcs en 1915. Ces terribles massacres sont également perpétrés par des Kurdes, et notamment des Azéris, dans tout le Caucase qui bascule dans la révolution russe avec des massacres inter-ethniques. En 1917, à Bakou, les Soviétiques massacrent les musulmans en s’appuyant sur des Arméniens apeurés par l’arrivée de troupes, envoyées par le gouvernement des Jeunes-Turcs. Quelques mois plus tard, ce sont les Azéris qui massacrent des Arméniens. En quelques mois, des dizaines de milliers de civils sont massacrés.

L’armée rouge mettra plusieurs années à reprendre le contrôle de la région, mais ne se souciera aucunement des compositions ethniques ou religieuses pour tracer les frontières. La République socialiste soviétique d’Arménie est totalement chamboulée au niveau ethnique par l’arrivée de centaines de milliers de réfugiés arméniens, survivants du génocide. Les populations musulmanes se retrouvent minoritaires et les autorités soviétiques vont accélérer le processus historique sous la volonté de Staline. Ce dernier n’accorde aucune confiance aux Azéris, à l’est du Caucase sud, en cas d’offensive de la nouvelle République turque sous l’autorité de Kémal. Il décide alors de déporter les Azéris dans la République socialiste soviétique d’Azerbaïdjan, qui elle, envoie les Arméniens dans le sens inverse. Qui mieux que des Arméniens pour se défendre des Turcs ? Il sera tout de même accordé aux Arméniens du Haut-Karabagh des compétences locales, à travers la formation d’un Oblast en 1922. Toutefois, une bande de territoire azérie sépare les Arméniens de cet oblast de la République arménienne. De l’autre côté, dans le sud-est de l’Arménie, la créativité des autorités soviétiques ne connaît pas de limite. Une autre enclave est créé, celle-ci azérie : le Nakhichevan.

Quand l’Union soviétique disparaît dans les années 1990, les anciennes tensions réapparaissent de plus belle. Depuis plusieurs années, les autorités du Haut-Karabagh demandent une reconnaissance de leurs droits et compétences au même niveau que toutes les républiques socialistes. Lorsqu’un referendum est décidé en 1991, 94% de la population est arménienne, alors que sur le reste du territoire azéri, quelques milliers d’Arméniens y résident encore. L’Azerbaïdjan devient indépendant et se coupe de Moscou la même année. Bakou envoie alors l’armée pour reconquérir ce petit territoire montagneux. La résistance des Arméniens, effrayés d’être massacrés, est héroïque. Pendant des années, ils réussissent à résister dans l’indifférence de la communauté internationale. Lorsqu’en 1994 le gouvernement de Bakou qui connaît de nombreux troubles politiques, lance une un nouvel assaut, la toute nouvelle République d’Arménie vient en aide aux Arméniens de l’oblast du Haut-Karabagh appelé désormais la République d’Arsakh. En se faisant, elle pénètre dans 4 districts en-dehors de l’oblast. Son offensive met en déroute les troupes de la République d’Azerbaïdjan, pourtant plus peuplée. Plusieurs centaines de milliers d’Azéris sont poussés à l’exode. Les derniers Azéris quittent la République d’Arménie après des siècles de présence. En Azerbaïdjan, la présence arménienne, vieille de plusieurs millénaires, disparaît.

Ces disparitions s’accompagnent d’une destruction d’un patrimoine historique. D’un côté, l’Arménie, premier état à choisir le christianisme comme religion d’État au 4ème siècle, laisse des traces de sa présence à travers des centaines de cimetières ou lieux de culte dans tout le Caucase. Ces lieux sont rayés de la carte par les autorités azéries soviétiques, puis par les nouvelles autorités du clan Aliyev qui continueront le travail ou réécriront l’histoire, pour faire passer ce patrimoine par l’existence d’un Royaume d’Albanie au début de notre ère. De l’autre, les autorités arméniennes détruisent également le patrimoine chiite. Car les Azéris, au contraire des Turcs avec qui ils partagent une langue similaire, appartiennent à l’autre branche de l’islam. Cette particularité, pour un peuple descendant des conquêtes Seldjouk ,s’explique par la conquête du territoire par la dynastie des Sévéfides au XVIème siècle.

Aliyev : une puissance politique construite sur les hydrocarbures et l’arménophobie

Lorsque le père du président actuel signe le cessez-le-feu en 1994, il comprend bien que son pays doit être rebâtit. Celui-ci est connu depuis des siècles pour ses sources de pétrole qui jaillissent dans les airs et tous les empires ont essayé de le conquérir afin de bénéficier de ses richesses en hydrocarbure. Heydar Aliyev lance de vastes projets d’exploitation pétroliers et gaziers. Un premier grand contrat est signé en 1994. Il regroupe 13 compagnies (Amoco, BP, MCdermott, UNICAL, Cepra, Lukoil, Statoil, Exxon, Petrole, Penzoil, ITOCHU, Remco, Delta) à travers 8 pays (Azerbaïdjan, Turquie, États-Unis, Japon, Royaume-Uni, Norvège, Russie et Arabie Saoudite) . L’Azerbaïdjan, grâce à la nouvelle compagnie d’État, la SOCAR, ramasse 80% des bénéfices. Le fils Aliyev, Ilham, récupère un empire économique et va désormais construire une stratégie de reconquête de son territoire. Pour asseoir son pouvoir, il va faire de l’arménophobie son étendard. Les centaines de milliers de réfugiés azéris de la première guerre lui donne un réel levier interne pour ne pas aborder la question des milliards de dollars qu’engrangent la compagnie SOCAR. Une partie de cet argent part dans les paradis fiscaux ou est distribué à ses propres enfants sous forme d’investissements. D’autres millions sont utilisés pour acheter des politiciens dans les différents pays occidentaux, afin qu’ils taisent la question des libertés fondamentales bafouées par le régime. L’UNESCO, avec sa présidente Irina Bokova, sera corrompue afin de laisser les bulldozers azéris détruire un patrimoine arménien vieux de plusieurs millénaires, parfois. Tout cela se fait en préparation de l’assaut final de 2020. Mais pour gagner la guerre, il ne suffit pas uniquement d’acheter le silence des occidentaux à travers une dépendance énergétique et des pots de vin distribués généreusement. Il faut des armes et des guerriers expérimentés. Le PIB du pays, entre l’effondrement soviétique et 2020, va être multiplié par 8, et ses dépenses militaires par près de 40 ! Le matériel afflue de tous les pays occidentaux mais plus spécialement d’Israël, des États-Unis, de la Russie et surtout de la Turquie. Cette dernière reprend sa relation étroite avec ce peuple en envoyant tout d’abord son armée dans le Nakhichevan, puis en vendant du matériel militaire. Heydar Aliyev est le fondateur de la maxime « deux États, une nation ». La Turquie va envoyer des milliers de djihadistes des territoires occupées en Syrie (nombre d’entre eux avaient servi dans les troupes de Daesh) pour soutenir l’armée azérie.

Lorsque survient l’offensive en septembre 2020, l’armée arménienne n’a aucune chance de pouvoir résister à une armée équipée du meilleur matériel au monde. En 44 jours, l’armée arménienne est mise en déroute et un accord de cessez-le-feu aux accents de capitulation est signé. Il met en place le retrait des troupes arméniennes sur le territoire azéri, la mise en place d’un corridor entre l’Arménie et ce qui reste de l’oblast du Haut-Karabagh, une force d’interposition russe entre les Arméniens et l’armée azérie, l’échange des prisonniers, et, dernier point, l’Arménie devra assurer la liberté et la sécurité des liaisons entre l’Azerbaïdjan et le Nakhichevan. Pour le pouvoir d’Aliyev, c’est une victoire écrasante. Sauf que la victoire à un goût amer pour de nombreux Azéris car il marque le retour de l’armée russe sur le territoire. A Erevan, le pouvoir tremble mais ne tombe pas. Pachinian accepte des élections anticipées qu’il remportera à nouveau. Pour les 150 000 Arméniens restés dans la République d’Artsakh, l’avenir est sombre.

Ankara-Bakou, un axe qui ne s’arrête plus

Si on pouvait espérer que la victoire militaire sur l’Arménie allait permettre à Aliyev de cesser sa politique d’arménophobie, il n’en est rien. Ces déclarations deviennent encore plus violentes et il n’hésite pas à rappeler les revendications territoriales et les négociations qui débouchèrent sur les premières indépendances caucasiennes dans les années 20. Ainsi il déclare qu’il avait prévenu qu’il chasserait « les Arméniens comme des chiens ». Puis dans une autre déclaration au sujet du Syunik, région au sud de l’Arménie (Zangezur en azéri) : « Comme avant et pendant la guerre, j’ai dit qu’ils (les Arméniens) devaient libérer nos terres, sinon nous les expulserions par la force.(...) Il en sera de même pour le corridor de Zangezour ». Puis d’ajouter : « le peuple azerbaïdjanais reviendra à Zangezur, qui nous a été enlevé il y a 101 ans ». Un musée à Bakou ouvre ses portes pour célébrer la victoire. Les chars, les camions, y sont exposés avec des mannequins déformés pour représenter les soldats arméniens. Les parents emmènent les enfants dans ce parc qui célèbre l’arménophobie.

Durant cette guerre, les canaux Telegram de l’armée azérie sont inondés de crimes de guerre innommables. Des prisonniers, ou même des civils, y sont torturés ou découpés vivants. L’armée de Bakou bombarde sans distinction cibles civiles ou militaires.

De ces crimes de guerre et contre l’humanité, répertoriés par différentes ONG durant les 44 jours, aucun ne sera sanctionné par les occidentaux. Au contraire, M. Josep Borrell, haut représentant de l’Union pour les affaires étrangères et la politique de sécurité, déclare le 18 décembre 2018 : « l’UE souhaite conclure un nouvel accord global ambitieux avec l’Azerbaïdjan, fondé sur la démocratie, les droits de l’homme et les libertés fondamentales ». Puis de conclure : « cela contribuerait à diversifier l’économie de l’Azerbaïdjan, à renforcer nos relations commerciales et à élargir notre coopération ».

Accompagné de ces déclarations violentes, Aliyev lance de nouvelles opérations sur le territoire arménien à plusieurs reprises car l’Arménie reste paralysée dans la mise en place d’un couloir permettant le déplacement entre l’Azerbaïdjan et le Nakhichevan. Les différents acteurs régionaux poussent à un traité de paix qui permettrait une reconnaissance mutuelle des frontières. Cependant Bakou bloque sur le point essentiel, le statut de la population arménienne de la République d’Artsakh qui reçoit le soutient de différents peuples, notamment l’Assemblée nationale française qui la reconnaît le 3 décembre 2020. La Turquie d’Erdogan pousse également à l’ouverture des frontières avec l’Arménie. L’axe Ankara-Bakou envisage de passer par le territoire arménien de gré ou de force, pour ouvrir le marché turc vers l’Asie et doubler, dans le sens contraire, les livraisons de gaz vers l’Union européenne. Aux frontières sud, l’Iran, autre puissance gazière mondiale, observe avec attention et inquiétudes la situation. En effet, plus de 15 millions d’Azéris vivent notamment dans les régions au nord-est et, lors de la dernière guerre, des milliers s’étaient réunis dans la capitale de l’Azerbaïdjan iranien, à Tabriz, en reprenant le signe de l’extrême droite turque des loups gris.

La guerre Ukrainienne, une aubaine pour Washington et l’axe Ankara-Bakou

Quand débute l’offensive russe en Ukraine, les pays européens doivent impérativement trouver de nouvelles livraisons. Ils se tournent vers leurs livreurs et obtiennent des augmentations conséquentes afin de cesser la dépendance à la Russie, responsable de crimes de guerre répétés et documentés. Les États-Unis deviennent les premiers exportateurs de gaz au monde et la présidente de la Commission européenne, si bavarde pour dénoncer les crimes de guerre russes, déclare au sujet de l’Azerbaïdjan, lors de la signature de nouveaux contrats, être en présence d’un partenaire « fiable et digne de confiance ». En l’espace de quelques mois, le ministre de l’énergie azéri constate une augmentation de 30% des exportations, et ce n’est pas terminé.

Mais Bakou a peut-être commis une erreur en se voyant menotter l’Union européenne par ses nouvelles livraisons ; les États-Unis voient l’affaiblissement de la Russie comme une aubaine pour tisser leur toile dans de nouveaux territoires stratégiques.

Car si il faut bien reconnaître que tout le discours relatif au grand bon en avant en terme de liberté, prononcé par Pelosi, n’aurait pu être fait par un responsable russe ou chinois. Il faut bien mesurer le calcul américain dans cette visite historique qui voit la plus haute responsable américaine débarquer à Erevan où les bruits de canons azéris se rapprochent. Le régime despotique d’Aliyev n’a jamais cessé les agressions à l’encontre de l’Arménie.

C’est même un élément essentiel du maintien au pouvoir du clan. L’offensive d’envergure lancée le 13 septembre s’inscrit dans cette rhétorique mais également dans le fait que l’Azerbaïdjan et la Turquie veulent ouvrir le sud de l’Arménie aux échanges qu’ils envisagent. Le premier acteur gazier mondial voit dans la situation géopolitique une opportunité historique. Les demandes répétées du gouvernement Pachinian de soutien militaire à l’OTSC sont restées lettres mortes. De plus, Poutine n’a aucune sympathie pour les démocraties libérales alors que Pachinian est attaché à ce modèle, comme de nombreux Arméniens. Le Kremlin cherche depuis plusieurs années à affaiblir le gouvernement afin de provoquer un retour au régime d’un clan plus proche des idées de Poutine. Mais le calcul présente des risques pour les deux parties : un coup d’État pourrait faire tomber Pachinian, comme un renversement de défense commune. Si celui-ci advenait, Washington réussirait un tour de force. Biden n’a jamais caché que la guerre en Ukraine était une opportunité pour affaiblir la Russie, et par ricochet la Chine. Les États-Unis pourraient, en s’installant dans le Caucase sud, contrôler les exportations de gaz et de pétrole vers l’Union européenne. Cette dernière attend d’ailleurs la fumée blanche de la Maison Blanche pour négocier des exportations de gaz iranien, et même turkmène. Mais les infrastructures devront passer par l’Arménie.

L’Union européenne démontre une nouvelle fois sa duplicité en terme de respect des droits de l’homme. Où est la cohérence si on arrête d’exporter du gaz russe pour l’importer d’un régime encore plus violent ? L’incapacité d’aller chercher des fournisseurs en dehors des zones d’influence de Washington est déplorable. En conséquence, il est fort possible que les politiques européennes ne soient plus décidées à Bruxelles, mais à Washington.

Pour les Arméniens, le futur s’inscrit dans les pas du passé... tragique.

Jérôme Chakaryan Bachelier


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