Pour la gauche, il faut savoir renouer avec la grève

jeudi 27 octobre 2022.
 

Depuis une trentaine d’années et parallèlement à la déstructuration de la classe ouvrière, la gauche française semblait s’éloigner de la grève comme principal mode de mobilisation. Mais l’omniprésence de la question salariale en cet automne rebat les cartes et les priorités.

Au micro de l’assemblée générale des cheminots et cheminotes de la gare de Lyon, à Paris, le 18 octobre, le délégué syndical Sud Rail Fabien Villedieu donne de la voix comme jamais. Béret vissé sur la tête, chasuble jaune fluo sur le dos, le syndicaliste défend « un totem » : la grève, « le dernier droit de ceux qui n’en ont plus », dit-il, annonçant une journée chaude de mobilisations interprofessionnelles pour l’augmentation des salaires. Après la réquisition par le gouvernement, la semaine précédente, des raffineurs pour casser la grève, les cheminots se mettent eux aussi en mouvement, comme d’autres secteurs.

À quelques mètres de là, alors qu’une palette en bois se consume sur le bitume, Jean-Luc Mélenchon écoute pensivement. Lors de précédentes luttes, contre la réforme du ferroviaire en 2018 ou la réforme des retraites en 2019, l’ancien candidat à la présidentielle avait aussi passé une tête. Il a des militantes et militants bien implantés localement. « Ici, on prend la température. On est souvent venus, et on sera encore souvent là », explique Philippe Juraver, coordinateur de l’espace des luttes de La France insoumise (LFI).

Agrandir l’image Jean-Luc Mélenchon prend la parole lors d’une assemblée générale des cheminots à la gare de Lyon, à Paris, le 18 octobre 2022. © Photo Julien de Rosa / AFP L’élu au conseil régional d’Île-de-France veille à entretenir ces liens partout où la contestation se cristallise pour que, le moment venu, le mouvement insoumis soit un allié naturel : « Pendant les “gilets jaunes”, il n’y a pas eu de convergence avec le monde politique. Cette fois-ci, après avoir réussi la Nupes [Nouvelle Union populaire, écologique et sociale – ndlr], si on réussit à faire la convergence avec le monde social, alors il y aura des résultats », affirme-t-il. L’existence d’un mouvement de grève étendu et durable serait évidemment un plus. Les références de Jean-Luc Mélenchon à la « construction d’un nouveau Front populaire » lors de la Marche contre la vie chère et l’inaction climatique le 16 octobre, puis à un « Mai-68 perlé », ne sont pas anodines.

Après une dizaine d’interventions de cheminot·es, le tribun s’avance au milieu du cercle, flanqué des délégués syndicaux Bérenger Cernon (CGT) et Fabien Villedieu (Sud), qui sont intervenus sur le camion tribune de la marche contre la vie chère. Il se garde bien d’appeler à la grève générale – « c’est le rôle des syndicats », qui sont les mieux placés pour évaluer le « rapport de force pour affronter le capital » –, mais il enjoint au « peuple français [de] rester groupé et uni autour du camp du travail ». Cet été déjà, l’ancien député anticipait les effets de l’inflation : « Par la force des choses, l’inflation est un accélérateur de la lutte de classes. À quel endroit ça va craquer ? »

Le retour de la lutte des classes Alors que la gauche est sortie renforcée de la séquence électorale de 2022 sur la ligne de « rupture » définie par LFI, et qu’elle se targue d’avoir fait élire à l’Assemblée nationale quelques personnalités venues des luttes sociales comme Rachel Keke (« Ce mandat marque le retour du monde du travail dans l’hémicycle », affirme la députée Marianne Maximi, éducatrice spécialisée dans la vie professionnelle), le contexte agit comme un révélateur de sa réappropriation de la lutte des classes et de l’anticapitalisme. Le discours qu’elle tient sur les grèves en est un signal, tout comme l’insistance sur le clivage travail/capital, et non plus peuple/oligarchie, comme ce fut le cas chez Jean-Luc Mélenchon en 2017.

« On doit motiver à la grève, mettre nos mains autour de l’étincelle pour que ça prenne », défend ainsi le jeune député insoumis de la Haute-Vienne Damien Maudet, qui ajoute que la place importante de LFI et du Parti communiste (PCF, historiquement lié à la classe ouvrière) dans la Nupes « fait bouger le centre de gravité du PS et d’Europe Écologie-Les Verts vers la grève » : « On les ramène à ces fondamentaux », estime-t-il. Précédemment, le mouvement des gilets jaunes et le collectif Plus jamais ça ! (CGT, Greenpeace, Confédération paysanne, etc.) avaient déjà eu pour effet de rapprocher la sphère écologiste de la question sociale.

Le terme de “capitalisme” revient au goût du jour parce que tout le monde peut mesurer que le problème, c’est l’essence même du moteur de l’économie.

Clémentine Autain, députée insoumise En meeting le 12 octobre à l’invitation du Nouveau Parti anticapitaliste (NPA) à la Bellevilloise (XXe arrondissement de Paris), la députée insoumise Clémentine Autain tirait ainsi le bilan d’une séquence longue de presque 20 ans, en affirmant que certains mots ne sont désormais plus tabous. Les collectifs pudiquement appelés « antilibéraux » des années post-référendum sur le Traité constitutionnel européen (TCE) en 2005 s’assument désormais pleinement comme « anticapitalistes ». « Le terme lui-même de “capitalisme” revient au goût du jour parce que tout le monde peut mesurer que le problème, c’est l’essence même du moteur de l’économie ! », déclare-t-elle devant l’assemblée baignée de lumière rouge des militant·es trotskistes.

Et d’ajouter : « Nous, on fait ce qu’on peut à l’Assemblée nationale, mais on ne va pas infliger une défaite à ce gouvernement s’il n’y a pas des masses de gens dans la rue, s’il n’y a pas une grève qui monte en puissance. »

La défense de cette ligne à LFI ne surprend pas. Si Jean-Luc Mélenchon avait pris un tournant populiste (au sens de la philosophe Chantal Mouffe) en 2017, il n’a jamais complètement abandonné un discours de lutte des classes hérité de son militantisme de jeunesse (trotskiste-lambertiste). Simplement, alors que moins de 7 % des salarié·es sont syndiqué·es (contre 30 % en 1949, et 17 % en 1980), et que la conscience de classe des ouvriers et ouvrières s’est affaiblie (même si les ouvriers et ouvrières, et les employé·es représentent toujours plus de la moitié de la population active), il a adopté une stratégie politique qui épouse la reconfiguration du répertoire contestataire français.

La stratégie mouvementiste revisitée Alors que le nombre de grèves a été divisé par dix au cours du dernier demi-siècle, le courant de Jean-Luc Mélenchon a tenté d’intégrer à sa logique de conquête du pouvoir les nouveaux mouvements d’occupation – des Indignés à Nuit debout, en passant par les zones à défendre (ZAD) et les ronds-points. Autant de soulèvements qui échappent aux syndicats et aux partis politiques traditionnels et qui renforcent la volonté du fondateur de La France insoumise de construire un « mouvement gazeux » qui se veut poreux à ces irruptions spontanées.

« Le capitalisme a changé, ce n’est plus le capitalisme industriel des années 1970, avec ses grands centres ouvriers où, quand il y avait un débrayage, des milliers de personnes étaient en mouvement, explique ainsi Manuel Bompard, ancien directeur de campagne de Jean-Luc Mélenchon, devenu député. Aujourd’hui, c’est la sous-traitance et l’individualisation des parcours. On ne peut pas agir dans le capitalisme d’aujourd’hui comme dans celui des années 1970 et 1980. »

Jean-Luc Mélenchon persiste donc dans la théorie de « l’ère du peuple » – titre d’un ouvrage paru en 2014 qu’il retravaille aujourd’hui pour en sortir une nouvelle édition –, en tentant de faire converger « le salariat organisé » et « les retraités, les chômeurs, les précaires, les lycéens » qui se tiennent loin des entreprises. Le succès de la Marche du 16 octobre contre la vie chère et l’inaction climatique est d’ailleurs interprété par la députée insoumise Mathilde Panot comme « la confirmation du peuple comme acteur politique dans toute sa diversité ».

C’est la raison pour laquelle les Insoumis sont toujours plus favorables aux journées de mobilisation en fin de semaine qui permettent à un nombre plus important de personnes d’être présentes, ce qui donne parfois l’impression qu’ils négligent le rapport de force dans les entreprises à travers la grève. Pendant la réforme des retraites en 2019, Jean-Luc Mélenchon appelait déjà à une manifestation un samedi, « comme ça tout le monde peut venir sans que ça coûte une journée de travail ».

« Il y a quelque chose de contradictoire à LFI, entre, d’un côté, un discours très offensif en termes d’analyse – on se remet à parler de lutte des classes, du monde du travail, d’offensive du capitalisme prédateur – et, d’un autre côté, des propositions qui se limitent à une marche qui va accompagner une pétition pour le blocage des prix », jugeait l’historienne Ludivine Bantigny, rencontrée cet été à l’université d’été du mouvement.

Pour nous, les organisations politiques ne doivent pas cantonner leur rôle à l’enceinte parlementaire, elles ont un rôle de mise en mouvement de la société.

Manuel Bompard, député insoumis L’existence du mouvement de grève actuel et les succès remportés à certains endroits – comme à Laval, où les chauffeurs routiers ont obtenu une augmentation de 7 % après une seule journée de grève – sont peut-être en train de changer la donne. Comme le remarquait le patron du Parti socialiste belge Paul Magnette dans un entretien à Mediapart, les travailleurs de l’économie de plateforme, les cheminots et les ouvriers de chez Total auraient la capacité, s’ils se mettaient en grève, d’obtenir l’indexation automatique des salaires.

Des réunions ont ainsi lieu entre les organisations de la Nupes, LFI en tête, et les syndicats pour travailler à des initiatives communes – une rencontre a eu lieu le 19 octobre, la prochaine aura lieu le 3 novembre –, même si la préparation de la bataille pour les retraites en 2023 retient certaines énergies.

Agrandir l’image Clémentine Autain au meeting du NPA à Paris, le 12 octobre 2022. © Photo Mathieu Dejean / Mediapart « À Total, ce sont bien les grèves qui ont contraint les dirigeants à revenir à la table des négociations, explique Manuel Bompard. L’idée du “Front populaire”, c’est de créer une dynamique collective avec des syndicats et des associations. Cela peut être un point de désaccord avec Philippe Martinez [secrétaire général de la CGT – ndlr] : pour nous, les organisations politiques ne doivent pas cantonner leur rôle à l’enceinte parlementaire, elles ont un rôle de mise en mouvement de la société. »

L’aggiornamento de la pensée marxiste C’est à ces évolutions idéologiques et stratégiques qu’on mesure le chemin intellectuel et politique parcouru en quelques décennies. Depuis les années 1980, la thèse trompeuse de la « moyennisation » de la société s’était imposée (alors même que les inégalités sociales se creusaient), avec celle de la disparition de la classe ouvrière, faisant abandonner à la gauche, sous domination du Parti socialiste (PS), la défense des classes populaires. La vision globale de la société dans les partis de gauche était alors « irénique ou déconflictualisée », comme le note le politiste Rémi Lefevbre dans Faut-il désespérer de la gauche ?, et la critique du capitalisme totalement absente.

« À partir du moment où on a moins parlé de la classe ouvrière, il ne restait qu’une seule classe : la bourgeoisie. […] C’est comme si l’ensemble du raisonnement en termes de classes sociales était invalidé par la déstructuration de la classe ouvrière », relatait le sociologue Michel Pialoux dans Classes en lutte.

Cette déstructuration réelle de la classe ouvrière a été très bien décrite par Nicolas Mathieu dans son roman Leurs enfants après eux, qui se déroule au milieu des années 1990 : « Depuis que les usines avaient mis la clef sous la porte, les travailleurs n’étaient plus que du confetti. L’heure, désormais, était à l’individu, à l’intérimaire, à l’isolat. » La déprise du Parti communiste dans les milieux ouvriers a ainsi eu pour conséquence un nécessaire et lent travail d’aggiornamento de la pensée marxiste.

« À partir des années 1990-2000, d’autres problématiques montent en puissance autour des nouveaux mouvements sociaux, et sont théorisées comme un dépassement de la lutte des classes, explique le sociologue Razmig Keucheyan, auteur d’Hémisphère gauche. Une cartographie des nouvelles pensées critiques. Le marxisme est resté vivant, mais le moment de bascule, c’est la crise de 2008, quand on s’aperçoit que l’idée d’un capitalisme sans casse était un mensonge. Désormais, les mots “capital” et “capitalisme” réapparaissent dans les titres de livres, y compris à grand tirage comme ceux de Thomas Piketty. »

L’historienne Ludivine Bantigny souligne, dans Révolution (Anamosa,2019), le rôle du livre de Luc Boltanski et Ève Chiapello publié en 1999, Le Nouvel Esprit du capitalisme (Gallimard), dans le réveil de la pensée critique et des alternatives concrètes, contribuant ainsi à « remettre en circulation » un mot qui était devenu « tabou ».

À LIRE AUSSI Lors d’un meeting de Jean-Luc Mélenchon, à Lyon, le 6 mars 2022.Mélenchon et les intellectuels : la recomposition permanente 21 mars 2022 Paul Magnette : « L’écosocialisme est le nouvel âge du socialisme » 16 octobre 2022 Pour autant, la traduction de cette mise à jour idéologique s’est faite de manière contrastée dans les partis politiques. À LFI, le logiciel politique est indéniablement marqué par la pensée « post-marxiste » des philosophes Ernesto Laclau et Chantal Mouffe, qui proposaient dès le milieu des années 1980 d’intégrer les nouveaux mouvements sociaux au combat socialiste et de conflictualiser la société, sans pour autant refermer le conflit social sur un seul acteur privilégié, qui serait la classe ouvrière.

Chantal Mouffe prône toujours aujourd’hui la création d’une « chaîne d’équivalence » qui permettrait une forme d’unité de multiples demandes démocratiques, sans en effacer la diversité ni les différences. On retrouve cette conception du combat politique dans les récentes déclarations de Jean-Luc Mélenchon, sur l’union des salarié·es dans l’entreprise et des non-salarié·es dans la cité : « Notre rôle est de constituer cette unité populaire », expliquait-il aux cheminots réunis en AG le 18 octobre, avant qu’ils ne votent la reconduction de la grève.

Tout n’est pas si facile Cette vision n’est cependant pas partagée par tous les acteurs de la sphère anticapitaliste. Des militants du NPA reprochent à LFI l’importance démesurée accordée aux échéances électorales, que traduirait l’attente d’une hypothétique dissolution de l’Assemblée nationale. « Depuis 2016, on nous dit qu’on perd et qu’il faut une grande alliance pour gouverner. Mais si on donne comme seule perspective la question institutionnelle, on désarme notre camp », défend ainsi Gaël Quirante, membre de la direction du NPA.

À ses yeux, « la généralisation des grèves n’est plus une stratégie centrale du mouvement ouvrier, syndical et politique », or « abandonner cet objectif participe consciemment ou pas à l’accompagnement des politiques antisociales depuis quarante ans ». Pour le militant anticapitaliste et ancien postier en grève pendant de longs mois, une « nouvelle génération militante déborde le cadre fixé par les organisations, mais elle n’a pas encore la force d’être une alternative ».

Le 18 octobre au matin, sur le piquet de grève des ateliers de maintenance RATP de Choisy, Thierry, un mécanicien qui vient de prendre sa retraite, membre de la CGT, se retourne avec un peu de nostalgie sur ce lien de confiance qui s’est rompu entre le monde ouvrier et la gauche. Adhérent au PCF jusqu’en 1998, il a rendu sa carte, déçu de la participation au gouvernement Jospin. La disparition des cellules d’entreprises du PCF a achevé de l’éloigner du « grand parti de la classe ouvrière ». Le mandat de François Hollande a aussi laissé des traces. C’est sur ce terreau que, « malheureusement, le populisme s’enracine », dit-il, en référence à l’extrême droite.

La recomposition de la gauche sur une ligne de rupture et son rapprochement avec le monde du travail sont-ils de taille à refermer la plaie ? « Ils parlent de recomposition de la gauche, mais si ce n’est qu’un changement des états-majors, on sait que ça ne servira à rien. Il faut une recomposition par le bas », conclut Thierry.

Mathieu Dejean


Signatures: 0
Répondre à cet article

Forum

Date Nom Message