Situation géoéconomique de l’Ukraine dans les mailles de l’ultralibéralisme.

samedi 15 octobre 2022.
 

Premier article : L’Ukraine et ses faux amis

Source : Le Monde diplomatique. Octobre 2022

https://www.monde-diplomatique.fr/2...

Référendum dans les régions occupées, menace de nucléarisation, mobilisation partielle : la Russie a choisi l’escalade face aux contre-offensives ukrainiennes menées avec des armes occidentales. Cobelligérants de fait, certains États de l’Union européenne concrétisent un vieux projet : ancrer l’Ukraine à l’Ouest et en faire un laboratoire pour les délocalisations de voisinage.

par Pierre Rimbert

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À l’image du mal de dos et de la météo, la « fin de la mondialisation » compte au nombre de ces « marronniers » qui refleurissent régulièrement dans la presse. Essayistes et journalistes ont cloué le cercueil de la libéralisation planétaire après les attentats du 11 septembre 2001, puis lors de la crise financière de 2008, puis encore lors de la crise de l’euro au mitan des années 2010. Avec le chaos mondial des chaînes d’approvisionnement dû aux politiques anti-Covid, à la montée des tensions sino-américaines, à la guerre en Ukraine et à la crise de l’énergie, l’heure d’un nouveau rapport d’autopsie a sonné. En 2022, le légiste en chef se nomme M. Larry Fink, président-directeur général du fonds d’investissement BlackRock. « L’invasion russe a mis fin à la mondialisation que nous avons connue depuis trois décennies », écrit-il le 24 mars dernier dans sa lettre annuelle aux actionnaires. Il n’en fallait pas davantage pour provoquer une cascade internationale d’articles sur la « démondialisation », les relocalisations, le « démultilatéralisme », le retour du protectionnisme, etc., laquelle doucherait à froid les congressistes du Forum économique mondial réunis fin mai à Davos.

Comment cette fois ressusciter le sphinx et l’acclimater à un contexte géopolitique inflammable ? La mondialisation des années 2000 se voulait inclusive : ses architectes admettaient au sein de l’Organisation mondiale du commerce (OMC) la Chine (2001) et même la Russie (2012), convaincus que l’interdépendance économique civiliserait ces partenaires idéologiquement mal dégrossis. « Deux pays qui hébergent chacun un McDonald’s ne se sont jamais fait la guerre », soutenait en 1996 l’essayiste Thomas Friedman (1). Bien tenté, mais c’est raté. On se montrera donc plus sélectif. Les délocalisations, oui, mais entre amis. Une idée aussi brillante ne pouvait s’énoncer qu’en anglais : le friendshoring, par opposition à l’offshoring, qui désigne les délocalisations classiques.

Identifié par un rapport de la Maison Blanche de juin 2021 comme un remède aux convulsions du commerce international (2), le friendshoring dispose d’influentes évangélistes. « Approfondissons l’intégration économique », a plaidé, le 13 avril 2022, la ministre des finances américaine Janet Yellen, « mais faisons-le avec les pays sur lesquels nous savons pouvoir compter ». La Russie, a-t-elle expliqué lors d’un déplacement en Corée du Sud le 19 juillet dernier, « a instrumentalisé l’intégration économique avec efficacité » ; il faut dès lors l’isoler. En outre, « nous ne pouvons pas permettre à des pays comme la Chine d’utiliser leur position sur le marché des matières premières, des technologies ou de produits-clés pour perturber notre économie ou exercer une influence géopolitique indésirable ». Il convient donc de « moderniser notre approche de l’intégration commerciale en tenant compte de ces nuisances (…) au lieu de se concentrer exclusivement sur les coûts ». La présidente de la Banque centrale européenne (BCE), Mme Christine Lagarde, s’y montre elle aussi très favorable. L’interdépendance, admettait-elle lors d’une conférence à Washington, « peut rapidement devenir une vulnérabilité lorsque la géopolitique change et que des pays ayant des objectifs stratégiques différents des nôtres deviennent des partenaires commerciaux plus risqués (3) ». Conjurer ce spectre implique, selon Mme Lagarde, de privilégier une approche plus régionalisée. Mais, vue sous cet angle, la percée conceptuelle du friendshoring apparaît plus limitée : en Europe, aux Amériques ou en Asie, les zones de libre-échange régionales pullulent depuis des décennies (4). La Communauté économique européenne n’a-t-elle pas pour fondement une union douanière en expansion perpétuelle ?

Depuis une quinzaine d’années, Bruxelles vante les mérites de la délocalisation de voisinage à un grand pays situé à ses frontières, pourvu d’une main-d’œuvre qualifiée et peu onéreuse, mais gangrené par la corruption et lesté d’une architecture juridique arriérée au regard des normes européennes : l’Ukraine. Le friendshoring prend ici la forme d’un accord d’association politique et d’intégration économique (5) conclu par Bruxelles et Kiev en 2014, au terme de négociations entamées à la fin des années 2000. L’épisode a joué un rôle crucial dans la généalogie du conflit entre la Russie et l’Ukraine. Fin 2013, les deux parties s’apprêtent à signer le texte, lorsque le président ukrainien Viktor Ianoukovitch y renonce inopinément sous la pression de Moscou. Ce refus déclenche les émeutes de la place Maïdan puis, quelques semaines plus tard, la chute du gouvernement et son remplacement en février 2014 par une équipe proeuropéenne qui, finalement, signera l’accord. S’ensuivent l’annexion de la Crimée par la Russie (février-mars) et la proclamation des « Républiques populaires » de Donetsk et de Lougansk (avril-mai).

À première vue, un accord d’association n’a rien d’inédit. Au cours des deux dernières décennies, l’Union européenne en a conclu avec de nombreux États dont ceux de l’ex-Yougoslavie, candidats à l’intégration européenne — contrairement à l’Ukraine à la fin des années 2000. Mais le document paraphé en juin 2014 par le président ukrainien d’alors, M. Petro Porochenko, est d’un type nouveau. Il s’inscrit dans le cadre du partenariat oriental, une politique d’influence européenne impulsée par la Pologne pour intensifier la coopération avec des pays de l’ex-bloc soviétique et les ancrer plus fermement au môle occidental : Arménie, Azerbaïdjan, Biélorussie, Géorgie, Moldavie et Ukraine. Seuls les trois derniers engageront les pourparlers avec détermination et concluront en 2014 un accord d’association. Parmi eux, l’Ukraine représente assurément le gros morceau. Sa politique extérieure et son économie reposent sur un équilibre instable entre Russie et Europe (6).

Un traité d’annexion volontaire Dès le lancement de ce partenariat oriental en 2009, dans un contexte de tensions gazières avec Moscou et un an après le conflit russo-géorgien, la Pologne escomptait qu’il déboucherait sur une adhésion de Kiev à l’Union : la volonté d’arracher ce pays à l’influence russe guide depuis des décennies la politique de Varsovie (7). Au point qu’avant même sa propre intégration à l’Union européenne en 2004 la Pologne plaidait déjà en faveur de celle de l’Ukraine. A contrario, Paris et Berlin se montraient plus prudents.

Accompagné d’un programme d’appui s’élevant à 11 milliards d’euros entre 2014 et 2020, l’accord d’association entre l’Ukraine et l’Union entre finalement en vigueur le 1er septembre 2017. Combien d’Européens ont lu ses 2 135 pages ou — à l’impossible nul n’étant tenu — franchi les ponts aux ânes introductifs sur la paix, le développement durable, la transparence, la société civile et le « dialogue interculturel » ? Gratter cette gangue, c’est découvrir ce qu’il faut bien appeler un traité d’annexion volontaire. Il se compose en premier lieu d’un « accord de libre-échange approfondi et complet » calqué sur l’Accord général sur les tarifs douaniers et le commerce (GATT) de 1994. De manière fort classique, les chapitres consacrés au commerce somment l’Ukraine de supprimer la plupart des dispositifs qui faussent la libre concurrence (subventions, normes, etc.).

Mais l’essentiel est ailleurs : afin d’instaurer des « relations fondées sur les principes de l’économie de marché libre » (article 3), l’Ukraine « met tout en œuvre (…) pour rapprocher progressivement ses politiques de celles de l’Union européenne, conformément aux principes directeurs de stabilité macroéconomique, de situation saine des finances publiques et de viabilité de la balance des paiements » (art. 343). En somme, la seule option autorisée sera l’austérité.

Kiev « procède aux réformes administratives et institutionnelles nécessaires à la mise en œuvre du présent accord » et « met en place l’appareil administratif efficace et transparent nécessaire » (art. 56). De l’étiquetage en magasin à la congélation des légumes en passant par la libéralisation des services publics, la libre circulation des capitaux, la protection du roquefort, etc., les fonctionnaires bruxellois dictent à leur « partenaire » le cadre juridique européen — jusqu’à l’obligation de légaliser le « lobbying » : « Les parties conviennent de la nécessité de consulter en temps opportun et régulièrement les représentants du monde des affaires sur les propositions législatives », énonce l’article 77b. En clair, tout l’édifice législatif ukrainien sera remodelé, alors même que la candidature de l’Ukraine à l’Union ne figure pas encore à l’ordre du jour.

Inutile d’être fin stratège pour discerner l’intention géopolitique du texte : évoquer la « convergence progressive dans le domaine de la politique étrangère et de sécurité, y compris la politique de sécurité et de défense commune » (art. 7), encourager la « coopération dans le domaine de l’énergie, y compris le nucléaire », recommander de « diversifier les sources, les fournisseurs, les voies d’acheminement et les méthodes de transport de l’énergie » (art. 337) à un pays largement dépendant de la Russie sonne comme un défi lancé à Moscou. D’autres articles se montrent plus offensifs encore : « L’Ukraine transpose progressivement le corpus de normes européennes (EN) en tant que normes nationales. (…) Parallèlement à cette transposition, l’Ukraine révoque toute norme nationale contraire et cesse notamment d’appliquer sur son territoire les normes inter-États (GOST) élaborées avant 1992 » (art. 56-8), soit l’ensemble des normes héritées du bloc de l’Est. Dit autrement, Bruxelles met Kiev en demeure de « dérussiser » son économie.

Le gouvernement Ianoukovitch (2010-2014), qui négocia l’accord, entendait jeter un grappin vers l’Occident pour équilibrer la dépendance à la Russie, mais sans fâcher cette dernière et encore moins rompre avec elle. Peine perdue : Moscou s’oppose vigoureusement au « partenariat occidental » et, fin 2013, oblige l’Ukraine à y renoncer pour rejoindre sa propre union douanière avec les pays d’Asie centrale, la Communauté économique eurasiatique (2000-2015). Parce qu’ils reposent sur des fondements opposés (économie de marché concurrentielle d’un côté, capitalisme oligarchique de l’autre) et supposent des normes différentes, ces deux modèles de friendshoring étaient incompatibles. Géographiquement située à l’intersection de l’Union européenne et de l’espace eurasiatique, l’Ukraine, tiraillée par les intérêts contradictoires de ses puissants voisins, ne pouvait maintenir l’équilibre. L’ultimatum de Moscou et le putsch contre le gouvernement Ianoukovitch consécutif aux manifestations de la place Maïdan trancheront le nœud gordien : l’Ukraine ira à l’Ouest.

Si les conséquences géopolitiques et militaires de ce choix n’échappent à personne, le coût social de l’accord d’association reste un sujet tabou. S’y dessine pourtant le concentré des décennies de désindustrialisation subies par la classe ouvrière européenne dans les années 1980 et 1990 : « Modernisation et restructuration de l’industrie » (art. 379), « restructuration du secteur du charbon » (art. 339) — crucial pour l’économie du Donbass —, « restructuration et modernisation du secteur ukrainien des transports » (art. 368), suppression des aides d’État « qui faussent ou qui menacent de fausser la concurrence » (art. 262)… Que pesaient les négociateurs ukrainiens face aux armées de juristes bruxellois surexcités à l’idée de « garantir une protection adéquate et efficace des investisseurs » (art. 383) ? Entre une entité de vingt-sept États capitalistes avancés et une nation « considérée comme un pays en développement » (art. 43), la balance était d’emblée truquée. À la lecture des quarante-quatre annexes qui détaillent les renonciations de l’Ukraine à sa souveraineté économique, les cris d’amour européens lancés depuis l’invasion russe à ce « pays frère » qui « défend nos valeurs » apparaissent soudain un peu hypocrites. « Ces accords d’association reflètent en quelque sorte un esprit colonial », avait reconnu en 2013 un diplomate occidental en poste à Kiev (8).

De même que les nations d’Europe centrale intégrées à l’Union européenne en 2004 (Pologne, République tchèque, Slovaquie, Hongrie…) avaient fourni une armée de réserve industrielle au Moloch manufacturier allemand dont les sous-traitants essaimaient dans ces pays (9), les nouveaux chômeurs ukrainiens iront s’embaucher dans les usines champignons promises à l’éclosion sur les décombres des aciéries bombardées par les Russes. Depuis la chute du mur de Berlin, Bruxelles organise les délocalisations entre amis avec un objectif toujours identique : aménager une « petite Chine » à sa porte pour alimenter ses fleurons industriels en bras et en nouveaux marchés. Avis aux travailleurs de la Vieille Europe : « Les normes en matière de travail ne devraient pas être utilisées à des fins protectionnistes » (art. 291), avertit l’accord. En 2022, le salaire minimum mensuel ukrainien ne dépasse pas 180 euros…

L’insistance de Bruxelles à légaliser le travail détaché au milieu des années 2000 se retrouve dans la minutie avec laquelle l’accord impose à Kiev la « libéralisation progressive de la fourniture transfrontalière de services entre les parties » (chapitre 6), services manuels bientôt fournis par des réfugiés ukrainiens dans les contrées communautaires à plus fort pouvoir d’achat cependant que l’Ukraine accueillera les grandes entreprises françaises, allemandes, polonaises avides d’opérer la distribution postale et les communications électroniques, les services financiers et d’assurance désormais ouverts à la concurrence. Un an après la signature, en mars 2015, les parties s’accordaient sur un calendrier de mise en œuvre. Dans la liste des priorités figure, à côté des réformes anticorruption, la « déréglementation » : « Réduire le fardeau réglementaire des sociétés et en particulier des petites et moyennes entreprises. » Lors de sa dernière réunion fin janvier 2020, le Conseil d’association, organe chargé de surveiller la concrétisation des engagements ukrainiens, s’est félicité des progrès réalisés — tout en pressant Kiev de hâter le pas.

La guerre a précipité les choses : lors du Conseil européen des 23 et 24 juin derniers, l’Ukraine a obtenu le statut de candidat à l’intégration. Les vœux de la Pologne se réalisent enfin et l’avenir des délocalisations de voisinage s’annonce radieux. « Je suis favorable à l’élargissement de l’Union européenne, pour inclure les États des Balkans occidentaux, l’Ukraine, la Moldavie et, à terme, la Géorgie », a déclaré le chancelier allemand Olaf Scholz le 29 août dernier. Douze jours auparavant, le président ukrainien ratifiait une loi autorisant les petites et moyennes entreprises (jusqu’à 250 salariés, c’est-à-dire celles qui emploient 70 % des travailleurs ukrainiens) à ne plus appliquer le code du travail ; seules prévaudront désormais les règles fixées par l’employeur dans le contrat de travail. De justesse, les syndicats ont obtenu la restauration du statu quo ante sitôt que serait levée la loi martiale. Mais le parti de M. Volodymyr Zelensky, « serviteur du peuple », qui tentait de « restructurer » la législation du travail depuis la fin de l’année 2020, ne compte pas s’en tenir là.

« L’extrême “surréglementation” de l’emploi contredit les principes de l’autorégulation du marché [et] de la gestion moderne du personnel », a expliqué Mme Hanna Lichman, députée du parti au pouvoir (10). D’après OpenDemocracy, un média proeuropéen, un autre projet de loi « introduirait une journée de travail de douze heures maximum et permettrait aux employeurs de licencier des salariés sans justification ». Mme Halyna Tretiakova, présidente de la commission parlementaire sur la politique sociale, a fixé le cap : « Nous devons “réinitialiser” le code du travail et le modèle social, ce qui n’a pas été fait lors de la transition du pays du socialisme à l’économie de marché. » Député du parti présidentiel, M. Danylo Hetmantsev a justifié laconiquement ce programme : « Cela se passe ainsi dans un État libre, européen et de marché » (Telegram, 9 juillet). Le 29 août dernier, l’ovation des patrons à M. Zelensky, invité à prononcer en ligne le discours inaugural de la Rencontre des entrepreneurs de France, ne saluait pas uniquement sa combativité face à l’envahisseur russe…

* Pierre Rimbert

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Notes

(1) The New York Times, 8 décembre 1996.

(2) « Building resilient supply chain, revitalizing american manufacturing, and fostering broad-based growth » (PDF), Maison Blanche, Washington, DC, juin 2021. Merci à Alexandre Leguen pour ses recherches sur le sujet.

(3) Christine Lagarde, « A new global map : European resilience in a changing world », conférence à l’Institut Peterson d’économie internationale, Washington, DC, 22 avril 2022.

(4) Shannon K. O’Neil, « The myth of the global. Why regional ties win the day », Foreign Affairs, New York, juillet-août 2022.

(5) « Accord d’association entre l’Union européenne et ses États membres, d’une part, et l’Ukraine, d’autre part », Journal officiel de l’Union européenne, L 161, Luxembourg, 29 mai 2014.

(6) Cf. Dominic Fean, « Ianoukovitch et la politique étrangère ukrainienne : retour à l’équilibre ? », Politique étrangère, Paris, juin 2010.

(7) Sarah Struk, « La diplomatie polonaise : de la doctrine “ULB” au partenariat oriental » et « Quelles suites du partenariat oriental vu de Varsovie ? », 23 et 29 août 2010.

(8) Lire Sébastien Gobert, « L’Ukraine se dérobe à l’orbite européenne », Le Monde diplomatique, décembre 2013.

(9) Lire « Le Saint Empire économique allemand », Le Monde diplomatique, février 2018.

(10) Sources de ce paragraphe : Laurent Geslin, « L’Ukraine profite de la guerre pour accélérer les réformes ultralibérales », Mediapart, 3 juillet 2022 ; Thomas Rowley Serhiy Guz, « Ukraine uses Russian invasion to pass laws wrecking workers’ rights », OpenDemocracy.net, 20 juillet 2022 ; et « Ukraine’s anti-worker law comes into effect », OpenDemocracy.net, 25 août 2022.

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Deuxième article L’Ukraine profite de la guerre pour accélérer les réformes ultralibérales

Quatre mois après le début de l’invasion, l’économie ukrainienne est en ruine. Ce qui n’empêche pas le gouvernement de procéder à une destruction méthodique du code du travail. Laurent Geslin ; 3 juillet 2022

Source : Mediapart https://www.mediapart.fr/journal/in...

KyivKyiv (Ukraine).– « Beaucoup de syndicalistes sont sur le front. Mais ils commencent à comprendre qu’un autre danger les menace, et qu’il vient de l’intérieur. » Vitaliy Dudin touille son café avec application et concède « qu’il est difficile de penser en ce moment », mais que le gouvernement « doit malgré tout continuer d’être critiqué ». L’homme est membre de l’ONG Mouvement social, une organisation basée à Kyiv (Kiev) qui assure des aides juridiques pour les travailleurs et travailleuses en lutte. « Nous sommes en guerre et nous comprenons que des mesures d’urgence doivent être prises pour maintenir l’économie à flot, mais l’exécutif est train de détruire le code du travail. Il profite de la situation pour faire passer des textes au Parlement sans débat ni consultation. » Deux nouvelles lois sont particulièrement dénoncées par les organisations syndicales : la « réglementation des relations au travail pendant la loi martiale », votée le 15 mars dernier, et surtout le projet de loi 5371 « visant à simplifier la réglementation des relations de travail dans les petites et moyennes entreprises et à réduire les charges administratives ». Le texte a été validé en première lecture le 12 mai, et devrait prochainement repasser devant les député·es.

Depuis le début de l’offensive russe du 24 février, les travailleurs et travailleuses ukrainiennes subissent une immense pression. En effet, l’économie du pays est fortement ébranlée par la guerre, après l’annexion d’environ 20 % du territoire national, après les destructions partielles ou totales de grands centres industriels comme Kharkiv et Marioupol, et après le blocage des marchandises qui transitaient par les ports de la mer Noire, notamment les céréales. Début avril dernier, la Banque mondiale estimait ainsi que le PIB ukrainien devrait se contracter de 45 % en 2022, et les prévisions se font chaque jour plus pessimistes, alors qu’aucune issue au conflit n’est pour l’heure envisageable. Selon l’Organisation internationale du travail (OIT), cinq millions d’emplois avaient déjà été perdus début mai, sur les 17,5 millions que comptait le pays à la fin de l’année 2021, alors que 6,5 millions de personnes ont quitté le territoire national depuis février et que plus de 7 millions se seraient déplacées à l’intérieur même de l’Ukraine. Au 8 juin, la Kyiv School of Economics, chargée par le gouvernement d’évaluer les dégâts financiers causés par les combats, estimait que « le montant total des préjudices directs causés à l’économie ukrainienne par les dommages et la destruction de bâtiments et d’infrastructures résidentiels et non résidentiels s’élevait à 103,9 milliards de dollars ». Une loi sur le travail en temps de guerre À ces destructions considérables viennent donc s’ajouter plusieurs textes achevant la déréglementation du marché du travail, notamment celui sur la réglementation des relations de travail. Il prévoit que les employeurs peuvent, entre autres, augmenter le temps de travail de 40 à 60 heures hebdomadaires durant le conflit. Les entreprises n’étant pas en mesure de fonctionner peuvent au contraire licencier leurs salarié·es dans un délai de dix jours. Toutes les sociétés du pays ont également la possibilité de suspendre temporairement les contrats de travail de leurs personnels. Ceux-ci sont toujours formellement employés mais ne reçoivent plus leurs salaires, le paiement des arriérés devant, à la fin de la guerre, être assuré en vertu d’hypothétiques compensations versées par « l’État qui commet l’agression militaire », c’est-à-dire la Russie. Une mesure dont les conséquences sociales devraient être catastrophiques, alors que le programme des Nations unies pour le développement (Pnud) rappelle qu’un conflit prolongé pourrait faire basculer « plus de neuf Ukrainiens sur dix dans la pauvreté ou la quasi-pauvreté ». « Nous avons accepté les dispositions de cette loi d’urgence, car pouvoir conserver son travail en temps de guerre est déjà une bonne chose », explique Vasyl Andreyev, responsable du Syndicat ukrainien des travailleurs de la construction et des matériaux de construction (PROFBUD), qui compte plus de 50 000 membres. « Le problème de ces dispositions est que l’on ne sait selon quel critère un salarié doit continuer de toucher un salaire et quel autre doit s’en passer », nuance de son côté Veniamin Timochenko, président de l’Association des syndicats indépendants des travailleurs de l’aviation. « L’aéroport de Kyiv-Boryspil emploie 3 200 personnes en temps normal, mais tous les bâtiments sont fermés depuis le 24 février et sont protégés par l’armée. La direction ne précise pas quels sont les employés qui continuent d’être payés. Bien sûr, les syndicalistes ne reçoivent plus aucun salaire. » La destruction du droit du travail Le projet de loi a été adopté par le Parlement ukrainien sans être examiné ni discuté par les député·es, mais ses dispositions « peuvent être nécessaires pour des entreprises détruites par les combats ou situées sur la ligne de front, comme l’usine Azovstal à Marioupol, ou les brasseries de Lyssytchansk », reconnaît George Sandul, un avocat de l’ONG Initiatives syndicales, créée après la révolution de 2014 et qui organise des formations juridiques pour les syndicats et les travailleurs et travailleuses en lutte. « Ce qui est en revanche dramatique, c’est que ce texte préfigure le projet de loi 5371, qui n’a pas vocation à être suspendu à la fin des combats, et qui achève de détruire le code du travail ukrainien, en profitant de l’interdiction des grèves et des manifestations durant la loi martiale. Ce texte n’est d’ailleurs pas conforme aux normes européennes que l’Ukraine va devoir respecter si elle souhaite intégrer l’Union. » Dans les entreprises de moins de 250 salarié·es, les règles sur les embauches et les licenciements, le montant des salaires et des indemnités, les horaires de travail et de repos, pourront être librement fixées. Ce projet de loi concerne les entreprises de moins de 250 salarié·es, qui emploient 70 % des travailleurs et travailleuses ukrainiennes. Il permet aux employeurs et aux employé·es de négocier directement des contrats sans être tenu·es de respecter le code du travail ukrainien. En d’autres termes, toutes les règles sur les embauches et les licenciements, le montant des salaires et des indemnités, les horaires de travail et de repos, pourront être librement fixées, « par consentement mutuel des deux parties ». « Avec ce nouveau texte, on va pouvoir littéralement inscrire tout et n’importe quoi sur les contrats des employés. Par exemple, des motifs farfelus de licenciement, ou même une semaine de travail de 100 heures, et tout cela à la tête du client, continue George Sandul. Mais comment un salarié pourrait-il négocier d’égal à égal avec son patron ? Comment imposer ses conditions à de richissimes oligarques comme Rinat Akhmetov ou Ihor Kolomoïsky, qui emploient des centaines de milliers de personnes ? » « Nous sommes dans l’un des pays les plus corrompus d’Europe, et le droit du travail était l’une des dernières choses qui protégeaient les plus pauvres, souligne-t-il. Dans un contexte de crise comme celui que nous traversons, cette loi transforme les travailleurs en esclaves. » Selon le gouvernement, le projet de loi 5371 devrait simplement dynamiser l’économie ukrainienne et simplifier la réglementation du travail. Il assure que cette dernière est toujours régie par le Code soviétique de 1971, même si ce dernier a depuis été amendé plus de deux cents fois. Zelensky avait dès son arrivée à la présidence en 2019 expliqué son souhait de « modifier le Code du travail en faveur du business ». « La surréglementation du travail contredit les principes d’autorégulation du marché, de gestion moderne du personnel, elle ne répond pas aux besoins actuels et crée de nombreux obstacles bureaucratiques injustifiés, pour l’épanouissement des employés et pour la compétitivité des employeurs, explique ainsi Hanna Lichman, député du parti Serviteur du peuple, celui du président Volodymyr Zelensky, et membre de la commission parlementaire sur le développement économique. Les innovations de la loi seront bénéfiques pour les deux parties, et permettront d’inclure certaines options et avantages supplémentaires pour le salarié. » Pour ses promoteurs, ce texte devrait aussi faire revenir dans le secteur légal une bonne partie des trois millions de personnes qui travaillent au noir dans le pays. Le président Zelensky avait dès son arrivée à la présidence en 2019 expliqué son souhait de « modifier le Code du travail en faveur du business », mais le projet de loi 5371, qui avait été initialement présenté en avril 2021, n’est finalement passé au vote des député·es que le 12 mai dernier.

« Les parlementaires avaient peur de la réaction des travailleurs ukrainiens, mais une fenêtre s’est ouverte avec la guerre et ils en profitent », s’indigne l’avocat George Sandul. « On peut d’ailleurs noter que les députés de la coalition de la Plateforme pour la vie et la paix, un parti pro-russe interdit en mars dernier, ont voté en faveur du projet de loi. On comprend aisément que, dans le contexte actuel, ces derniers n’aient pas opposé beaucoup de résistance. Les autres partis d’opposition se sont prudemment abstenus. » Le projet de loi 5371 a officiellement été déposé par Halyna Tretyakova, cheffe de la commission parlementaire sur la politique sociale, également députée du parti au pouvoir. Il a été élaboré par une ONG ukrainienne, le Bureau des solutions simples et des résultats, créée par l’ancien président géorgien Mikheil Saakachvili, un temps revenu en grâce auprès de Volodymyr Zelensky, après avoir fait de la prison sous son prédécesseur Petro Porochenko, et qui travaille en collaboration avec des associations de patrons ukrainiens. Depuis 2020, le Royaume-Uni conseille également le ministère ukrainien de l’économie sur la manière de faire adopter une nouvelle législation sur le travail, par le biais de la société de conseil Abt Associates, dont le plan de communication avait été révélé par la Fédération syndicale européenne des services publics (FSESP ou EPSU) en novembre 2021. Celui-ci suggérait que le ministère devrait « rendre ses messages plus faciles et plus émotionnels » et encourager via des réunions informelles des leaders d’opinion à communiquer en direction du public. Ni Halyna Tretyakova ni le Bureau des solutions simples et des résultats n’ont donné suite aux demandes d’interview de Mediapart. Faire venir des travailleurs étrangers « Avec la disparition des protections que garantissait le Code du travail ukrainien, et sans même parler de la guerre, l’émigration va encore s’accélérer, tout le monde va quitter l’Ukraine, alors que nous manquions déjà de travailleurs qualifiés, notamment dans le secteur du bâtiment, soupire Vasyl Andreyev, le syndicaliste du BTP. C’est notamment en raison de ce déficit que les salaires avaient beaucoup augmenté ces dernières années, de 250 euros par mois en moyenne dans le bâtiment pour 60 heures de travail hebdomadaires en 2014, à 1 000 euros l’année dernière. » Selon la Banque mondiale, l’Ukraine a reçu en 2021 plus de 18 milliards de dollars envoyés par des particuliers depuis l’étranger, notamment grâce à des transferts depuis la Pologne. Ce montant devrait encore s’envoler en 2022, avec les millions de réfugié·es ayant quitté l’Ukraine ces derniers mois. « Tous les réfugiés qui sont partis ne reviendront pas après la guerre. Mais qu’importe, l’industrie ukrainienne est déjà largement détruite et les oligarques n’auront bientôt besoin que de 15 millions de personnes pour faire tourner l’agriculture et les services », ironise le syndicaliste de l’aéronautique Veniamin Timochenko. Le 9 juin dernier, la commission du Parlement ukrainien sur la politique sociale, présidée par Halyna Tretyakova, a organisé une table ronde sur le thème de « l’utilisation de la main-d’œuvre étrangère en Ukraine ». Avec une conclusion essentielle : pour rendre l’économie ukrainienne « plus compétitive », il est nécessaire d’attirer de la main-d’œuvre étrangère, par exemple en supprimant les permis de travail.

« La majorité des citoyens ukrainiens sont insatisfaits du niveau des salaires dans notre pays et cherchent une vie meilleure dans les pays occidentaux. Nous assistons à un exode de la main-d’œuvre, expliquait à cette occasion Mykhailo Tsymbalyuk, le vice-président de cette même commission. S’il y est difficile pour les entrepreneurs de trouver du personnel, il est donc nécessaire de créer de bonnes conditions de travail pour les citoyens d’autres pays. » En clair, il sera bientôt possible en Ukraine de faire légalement travailler des personnes migrantes pour des salaires de misère, sans que ces dernières soient protégées par un quelconque droit du travail. Elle remplaceront les Ukrainien·nes devenus trop onéreux, et celles et ceux qui partent gagner leur vie en Europe occidentale. « La société civile ukrainienne est atomisée, elle est faible et divisée, mais quelque chose est en train de se reconstituer dans les tranchées », veut cependant croire Leonid Stoikov, lui aussi membre de l’ONG Initiatives syndicales. « Les volontaires ukrainiens évacuent les populations menacées par les combats, la population collecte de l’argent pour l’armée et organise l’aide humanitaire. Ces gens vont exiger d’être respectés quand la guerre va s’achever, ils demanderont des comptes au gouvernement. Comme disaient les Cosaques, “seuls les esclaves ne sont pas admis au paradis” ».

Laurent Geslin **

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