Le jour où le post-fascisme a pris le pouvoir en Italie

mardi 4 octobre 2022.
 

Le parti de Giorgia Meloni a largement dominé les élections italiennes du 25 septembre. La coalition de droite devrait obtenir une majorité absolue au Parlement. Le résultat de décennies de confusionnisme et de banalisation du fascisme dans lesquels se sont fourvoyés tous les mouvements politiques de la péninsule.

RomeRome (Italie).– Les premières estimations à la « sortie des urnes » sont tombées à 23 heures, dès la fermeture des bureaux de vote. À cette heure-ci, dimanche soir, les rues de Rome étaient quasi désertes. Pour trouver un peu d’effervescence, il fallait rejoindre le sous-sol d’un grand hôtel de la capitale italienne où Fratelli d’Italia (FdI), le parti post-fasciste mené par Giorgia Meloni, avait convié la presse. C’est ici, dans une salle moquettée du sol aux murs, que les écrans de télévision ont annoncé la couleur dans une ambiance pour le moins studieuse.

Sans grande surprise, FdI est arrivé en tête des suffrages exprimés (26,21 %) aux élections législatives du 25 septembre, devant le Parti démocrate (PD) conduit par Enrico Letta (19,19 %), le Mouvement Cinq Étoiles (M5S) de Giuseppe Conte (15,15 %), la Ligue de Matteo Salvini (8,87 %) et Italia Viva de Matteo Renzi (7,74 %). En ajoutant les voix obtenues par Forza Italia (FI) de Silvio Berlusconi (8,08 %), la coalition de droite obtiendrait ainsi 44,08 %. Et devrait s’assurer la majorité absolue des sièges aussi bien à la Chambre des députés qu’au Sénat.

Malgré l’effondrement de la Ligue, en net recul par rapport aux 17 % obtenus en 2018, Matteo Salvini est l’un des premiers à se féliciter publiquement du succès de la coalition. « Avec ces résultats, nous pouvons gouverner », confie aussi très tôt le vice-président FdI de la Chambre des députés, Fabio Rampelli. Les autres patientent. Aucun cri de joie, à peine quelques sourires : les rares partisans de Giorgia Meloni présents dans la salle se font encore discrets. Dans un coin, le coordinateur du parti, Guido Crosetto, jette des regards réguliers sur les écrans géants.

Minuit passé, la leader post-fasciste ne s’est toujours pas exprimée. Ses alliés européens, en Hongrie comme en Pologne, affichent déjà leur enthousiasme sur Twitter. En France, c’est Éric Zemmour qui s’empresse de publier un communiqué de félicitations, dans lequel il se prend à rêver. « Comment ne pas regarder cette victoire comme la preuve que oui, arriver au pouvoir est possible ? », écrit le président de Reconquête. Marine Le Pen, dont les relations avec la cheffe de file de FdI sont au point mort, semble avoir coupé les réseaux sociaux pour la soirée – elle postera finalement un message lundi matin, applaudissant aussi bien Meloni que Salvini.

Une campagne atone, une abstention en hausse

L’abstention, autre grande gagnante des élections du 25 septembre, est en revanche immédiatement très bavarde. Selon les premières estimations, elle atteint des niveaux records dans certaines régions de la péninsule, creusant un écart de 9 points au niveau national par rapport à 2018 – la participation s’élèverait à 64,6 % contre 73,68 % il y a quatre ans. « Il faudra étudier ces données de plus près dans les prochains jours pour comprendre pourquoi une partie du pays a renoncé à voter », indique Guido Crosetto, évoquant « une blessure pour la démocratie ». Non loin de là, une poignée de militant·es débouchent quand même une bouteille de pétillant.

Ces taux d’abstention, inédits dans un pays où l’on vote traditionnellement beaucoup, viennent conclure une campagne atone, où l’indifférence a écrasé la crainte d’une victoire du post-fascisme. D’ailleurs, ici, personne n’utilise ce terme ni celui d’extrême droite, leur préférant l’expression trompeuse de « centre-droit », forgée par Silvio Berlusconi et ses alliés dans les années 1990 pour dissimuler l’intégration dans la coalition de droite des post-fascistes – à l’époque l’Alliance nationale (AN) de Gianfranco Fini – et de la Ligue – anciennement Ligue du Nord.

Les racines idéologiques et la culture politique de Giorgia Meloni sont pourtant connues. « Ces derniers temps, elle a évolué vers une sorte de conservatisme pour des raisons stratégiques, mais c’est un maquillage », estime le politiste italien Piero Ignazi. « De toute façon, les trois partis de la coalition sont les mêmes qui ont collaboré au gouvernement depuis 1994 [Meloni a elle-même été ministre de Berlusconi, de 2008 à 2011 – ndlr]. Rien n’a changé si ce n’est les rapports de force, ajoute-t-il. Pour les électeurs de droite, un parti ou l’autre, c’est la même chose. En ce moment, Meloni est plus populaire que Salvini, mais ça pourrait tout aussi bien être l’inverse. »

Depuis des décennies, les différentes coalitions, construites selon les équations et les époques, ont fini par lasser les électeurs et électrices. « Même le Mouvement Cinq Étoiles, qui avait obtenu plus de 30 % en 2018, a immédiatement fait un gouvernement de coalition avec la droite, rappelle l’historien italien Enzo Traverso. Ils ont déçu tout le monde. Giorgia Meloni est la seule qui n’a pas participé à la coalition qui soutenait le gouvernement Draghi. Elle a cherché à capitaliser ce malaise, ce vote protestataire contre l’état des choses, contre l’ordre dominant, contre la politique… »

En l’espace de quelques semaines, le M5S a tout de même réussi à reprendre de la vigueur. Il s’offre une troisième place, grâce à la popularité de son chef de file, Giuseppe Conte, et un positionnement de campagne à gauche. Pour une partie de l’électorat concerné, le mouvement fondé par le comique Beppe Grillo a fait figure de vote utile. « Beaucoup se disent qu’avec une forte présence au Parlement, ils pourront se battre pour défendre certains acquis qui risquent d’être remis en cause », souligne Enzo Traverso. « Nous défendrons tous nos combats et nous les mènerons jusqu’au bout », a d’ailleurs promis Giuseppe Conte, au milieu de la nuit.

Malgré cette remontée, le confusionnisme ambiant a suscité un mouvement de rejet qui a largement favorisé Giorgia Meloni. Ce sentiment revient dans toutes les discussions que nous engageons dimanche matin, dans le quartier de la Garbatella. C’est ici, au sud de Rome, dans ce fief historique de l’antifascisme et du communisme italien, que la cheffe de file de FdI a grandi et commencé à militer activement au sein du parti post-fasciste Alliance nationale, né des cendres du Mouvement social italien (MSI). À l’époque, elle revendiquait encore clairement l’héritage de Mussolini, qu’elle considérait comme « un bon politicien ». Elle avait 19 ans.

Des années de désillusions

Maria, une retraitée habitante du quartier, ne se souvient pas de ces propos – la vidéo, tirée d’un reportage de France 3, a surtout circulé sur les réseaux français. Mais qu’importe ce qui a pu être dit il y a plus de 20 ans, ajoute-t-elle, « aujourd’hui, il faut que les choses changent ». C’est pour cette raison, mais surtout « parce que rien ne va », qu’elle s’apprête à voter pour « la nouveauté ». Jadis populaire, aujourd’hui embourgeoisé, le quartier de la Garbatella reste résolument ancré à gauche, comme en témoigne Giorgia, une autre de ses habitantes.

À la sortie de l’école primaire Aurelio-Alonzi où elle vient de voter, cette quadragénaire se désole de celles et ceux qui ne cherchent pas à « aller au fond des discours de Giorgia Meloni ». « Les gens veulent écouter des choses simples et elle, elle leur parle très simplement, affirme-t-elle. Mais je pense qu’il ne faut pas s’arrêter à ce qu’elle dit. Quand on va un peu plus loin, on comprend son projet. Moi, elle me fait peur. » Malgré des années de « désillusions » politiques, Giorgia considère encore que son bulletin de vote est « le seul moyen de nous faire entendre ».

Ilario, qui travaille dans un café du quartier, ira voter exactement pour la même raison, mais un peu plus tard et sans grande conviction. « Je suis comme tout le monde, je me fous de la politique, lance-t-il. Tout ce que je veux, c’est avoir de quoi manger. » Campagne éclair, système électoral complexe, actions sur le terrain quasi inexistantes… Les raisons conjoncturelles permettant d’expliquer l’absence d’enthousiasme autour des élections du 25 septembre – et a fortiori de mobilisation contre l’arrivée de Giorgia Meloni au pouvoir – sont nombreuses.

Mais la crise politique que traverse la péninsule est bien plus profonde. Elle remonte à la fin du siècle dernier et n’a cessé, depuis, de s’aggraver. Pour Enzo Traverso, la victoire de la coalition de droite est « le résultat d’un long processus de banalisation du fascisme, de criminalisation de l’antifascime et de perte de repères identitaires, au sens politique du terme », triptyque dévastateur dans lequel Silvio Berlusconi a joué un rôle central, quand le Parti démocrate, lointain héritier du Parti communiste italien (PCI), a tenu, lui, un rôle majeur.

Le PD a « utilisé la campagne “anti-antifascistes” pour se légitimer comme une force politique moderne et libérale », souligne l’historien, évoquant notamment les propos tenus en 1996 par l’ancien président PD de la chambre des députés Luciano Violante au sujet des « ragazzi di Salò » – « les garçons de Salò », du nom de l’État fantoche fasciste établi par Mussolini en 1943, dans les zones contrôlées par la Wehrmacht. « C’est un parti qui, depuis 30 ans, dit que l’Italie est devenue un pays d’immigration… », ajoute-t-il, à titre d’exemple.

La gauche n’existe plus. Il y a une théorie critique italienne qui est très vivante, très intéressante, mais qui est absolument impuissante sur le plan politique.

Enzo Traverso, historien italien

Impossible, selon Enzo Traverso, de reconstruire quoi que ce soit de crédible sur un tel héritage. « Il y a eu, en Italie, une rupture radicale de continuité dans l’histoire de la gauche, explique-t-il. La gauche n’existe plus. Il y a une théorie critique italienne qui est très vivante, très intéressante, mais qui est absolument impuissante sur le plan politique. Il y a aussi une culture d’opposition, des mouvements écologistes, antiracistes, antifascistes, qui mènent de vraies batailles. Tout cela existe, mais complètement en dehors de la sphère politique, si on entend la politique comme institution. La droite est aujourd’hui hégémonique sur le plan culturel. »

Un constat dont se félicite Giorgia Meloni. La cheffe de file de FdI fait enfin son entrée sur scène à 2 heures 30. Ses soutiens, qui contenaient jusqu’alors leur joie, se déchaînent littéralement quand elle prend la parole pour les remercier et se réjouir du « grand moment » qu’ils partagent ici. Encore prudente dans l’attente des résultats définitifs, celle qui devrait prochainement devenir la première présidente du Conseil italien parle d’« une nuit de fierté, de rédemption, de larmes, d’embrassades, de rêves ».

« C’est le temps de la responsabilité, conclut-elle en dix petites minutes. Lorsque tout sera terminé [le dépouillement des bulletins de vote – ndlr], nous devrons nous rappeler que nous ne sommes pas à un point d’arrivée mais de départ, et que, dès demain, nous devrons prouver notre valeur. » La leader post-fasciste sait qu’elle devra commencer par consolider l’accord scellé avec Matteo Salvini et Silvio Berlsuconi. Une tâche d’autant moins aisée que cet accord a été largement entamé durant la campagne, sur fond de divergences politiques et de guerres intestines pour prendre le pouvoir dans la future majorité.

Dans la salle, certaines personnes sont en larmes, d’autres n’en finissent plus de se serrer dans les bras. Après avoir dédié « cette victoire à toutes les personnes qui ne sont plus là et qui méritaient de vivre cette nuit », Giorgia Meloni prend quelques secondes de pause devant les photographes, le « V » de la victoire fièrement brandi, puis quelques secondes supplémentaires, une pancarte « Grazie Italia » (« Merci l’Italie ») à la main. Une citation de saint François d’Assise, des baisers lâchés à la volée, et elle disparaît sous les applaudissements nourris de ses partisan·es. La nuit italienne ne fait que commencer.

Ellen Salvi


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