Gauche : le débat s’engage sur l’électorat qui manque

dimanche 24 juillet 2022.
 

À la suite des interpellations de François Ruffin sur les performances insuffisantes de la Nupes dans la France « des bourgs et des champs », une question stratégique resurgit : comment se reconnecter à la diversité des milieux populaires, pour gagner et ne pas les laisser à l’extrême droite ?

Les fidèles de Jean-Luc Mélenchon ont à peine eu le temps d’apprécier la progression de leur champion à l’élection présidentielle, que François Ruffin sonnait l’alerte dans Libération : « La France périphérique, celle des bourgs, n’apparaît pas comme une priorité. Et quand on regarde les statistiques issues des urnes, c’est là-dedans qu’on plonge. »

Le député sortant de la Somme, membre du groupe parlementaire de La France insoumise (LFI), a réitéré la charge dans nos colonnes en amont des législatives : « Ça pèche pour nous dans les anciens bassins industriels du Nord et de l’Est, dans d’anciennes terres rouges où la gauche est tombée bien bas. » Et après sa réélection avec 61 %, il a enfoncé le clou dans L’Obs : « Est-ce qu’on acte, sans le dire, que nous devenons la gauche d’Île-de-France et des métropoles ? » Carte électorale devant une affiche de la Nupes. © Jean-Marc Barrrere / Hans Lucas via AFP

Ces interpellations rappellent des controverses déjà anciennes. D’abord celle qui s’est développée à partir d’une note publiée en 2011 par le think tank Terra Nova. Le document appelait à compenser les pertes enregistrées auprès des milieux populaires par des gains auprès des classes moyennes et de toute une série de catégories sociales censées partager des valeurs culturelles progressistes. À l’époque, de nombreux intellectuels et responsables politiques étaient montés au créneau, fustigeant les erreurs d’analyse et le « mépris de classe » se dégageant du texte.

En fin de décennie, c’est la notion de « France périphérique », parfois associée à celle d’« insécurité culturelle », qui a suscité la polémique. L’essayiste Christophe Guilluy, notamment, a popularisé la thèse de deux communautés de destin entre la France des métropoles, gagnante de la mondialisation, et son envers périphérique, concentrant une classe moyenne blanche en voie de déclassement matériel et symbolique. Il lui a été reproché une vision excessivement schématique sur le plan scientifique, soupçonnée d’alimenter un ressentiment nationaliste sur le plan politique.

Si ces précédents planent encore dans le débat public, il serait erroné d’en conclure que le débat stratégique à gauche – et en particulier au sein de sa force principale, La France insoumise – ne fait que tourner en rond.

En réalité, chacun évite d’être sa propre caricature. François Ruffin prend désormais garde de mettre la France périphérique au pluriel, reconnaissant ainsi son absence d’homogénéité. Jean-Luc Mélenchon nuance le constat de ce dernier et appelle à éviter tout « réductionnisme social ou géographique », mais reconnaît qu’« il faut être à la recherche des caractéristiques des endroits à conquérir et ne pas dormir sur ses lauriers ». Lui-même, au demeurant, a répété à plusieurs reprises qu’il s’adressait aux « fachés pas fachos ».

Toute une partie de la France échappe à la gauche.

Rémi Lefebvre, politiste

Il faut dire que les rapports de force électoraux incitent toutes les sensibilités à la nuance. D’un côté, il est clair que la stratégie de Fabien Roussel, qui présentait certaines affinités avec le logiciel ruffiniste, a échoué.

Pendant sa campagne, le candidat communiste n’a eu de cesse de se démarquer des positions typiquement défendues par les Verts, associés à une gauche citadine et aisée, qu’il s’agisse d’alimentation, d’énergie ou de laïcité. Le député du Nord n’en démord d’ailleurs toujours pas. « Il faut franchir le périphérique, parler à tous les Français, autant ceux des grands centres urbains que ceux de la ruralité », affirmait-il récemment à Libération, avant de qualifier d’« inacceptable » la phrase de Mélenchon sur « la police tue », à l’antenne de BFMTV.

À l’arrivée, son score ne s’est cependant élevé qu’à un dixième de celui de Mélenchon. « Roussel, c’est la stratégie de gauche qui ne veut pas vexer les gens de droite », cingle l’économiste Stefano Palombarini, membre du parlement élargi de l’Union populaire. « On ne peut pas commencer une stratégie d’élargissement d’alliances sociales en prenant le risque de dégoûter des électeurs de gauche qui ne se reconnaissent pas dans son orientation », alerte-t-il.

D’un autre côté, la performance de Mélenchon a été insuffisante pour accéder au second tour de la présidentielle, tandis que l’union des gauches a perdu la majorité de ses duels aux législatives, dans toutes les configurations. Le socle électoral de ce camp apparaît encore trop étriqué, à la fois par sa taille et dans sa composition.

« Toute une partie de la France échappe à la gauche, constate le politiste Rémi Lefebvre. Sa sociologie est très métropolitaine, et cela se voit dans le profil des élus. Vu le poids de ces derniers, il y a un risque de renforcement de cette logique. » Le géographe Jean Rivière tient pour sa part à souligner que « le conglomérat électoral de Mélenchon est bien interclassiste ». Pour autant, il admet que le vote en sa faveur a eu tendance à se polariser.

« Entre 2017 et 2022, explique ce maître de conférences à l’université de Nantes, on observe une consolidation des bases fortes, qui se situent plus qu’ailleurs dans les villes-centres gentrifiées au sommet de la hiérarchie urbaine, et dans les fractions racisées des classes populaires. À l’inverse, l’étiage de Mélenchon baisse là où il n’était déjà pas fort, dans certains mondes ruraux du Nord et de l’Est. »

En fait, la discussion qui s’ouvre au sein de LFI et de la Nupes porte sur l’affinage de ce diagnostic, et sur les moyens concrets de rechercher une audience électorale plus vaste. D’après les informations de Mediapart, un travail en ce sens a d’ailleurs été amorcé par le think tank Intérêt général, indépendant mais proche de la sphère insoumise, qui s’apprête à faire plancher à la rentrée politistes, géographes et statisticiens.

Face au fractionnement des milieux populaires

En attendant, beaucoup de voix soulignent l’importance de préserver aussi bien la cohérence de la ligne politique actuelle que les composantes du socle électoral déjà acquis.

Clémentine Autain, députée LFI de Seine-Saint-Denis, estime par exemple que « l’on peut encore chercher des abstentionnistes dans les secteurs où nous sommes déjà forts ». Il y aurait par ailleurs d’autres performances décevantes à interroger, comme la sous-représentation très nette de la gauche parmi les plus de 60 ans.

Selon elle, il ne faut pas perdre non plus de vue le retard d’hégémonie culturelle que la gauche accuse sur les droites, dans leurs variantes libérales et identitaires. Plutôt que de tout bouleverser au risque de perdre un cap qui a marché, l’enjeu serait d’« articuler un récit » qui fasse davantage écho aux attentes d’un électorat aujourd’hui désaffilié. « Mais la conclusion ne peut pas être d’arrêter la dénonciation des violences policières », prévient-elle.

Outre Fabien Roussel, la phrase sur « la police tue » a pourtant été critiquée par François Ruffin pour expliquer qu’elle avait « heurté » dans sa circonscription. Et c’est le même qui a rédigé un long post Facebook pour appeler à traiter des incivilités du quotidien qui pourrissent la vie des habitants et habitantes de quartiers populaires. « Dénoncer les violences policières est une chose, en faire un enjeu à ce point saillant de notre discours en est une autre, glisse un membre d’Intérêt général. Ce combat reste dans une logique minoritaire, et nous sommes en quête d’une logique majoritaire, pour gagner. »

Le géographe Jean Rivière n’est pas étonné par ce débat. « La critique de la police est cohérente avec l’objectif de garder mobilisées les populations des grands ensembles, et il est vrai que ça passe moins bien du côté des mondes ruraux. Mais une partie importante des classes populaires a toujours été attachée à des formes d’ordre, ce n’est pas nouveau. Même au plus fort de leur alignement dans les années 1970, un tiers d’entre elles votait d’ailleurs à droite. »

Pour Stefano Palombarini, les espoirs de reconquête des milieux populaires doivent être différenciés. « Certains, qui sont simplement passés de la droite à l’extrême droite, ne sont guère atteignables. En revanche, dans des terres désindustrialisées autrefois favorables à la gauche, il y a des gens qui ne sont pas hors de portée. C’est plutôt ceux-là que Ruffin a en tête. Après, parmi ceux qui ont déjà voté pour l’extrême droite, les choses seront plus difficiles si ce vote a été répété au point de déboucher sur un sentiment d’appartenance politique. »

En tout état de cause, estime le maître de conférences à l’université Paris 8, « faire du marketing électoral en changeant le discours selon les segments de population serait contreproductif. Le vrai problème, c’est de convaincre que le programme de rupture de la Nupes est réaliste, applicable ». Et pour cela, rien de tel qu’un travail d’implantation militante qui permette de toucher des personnes atomisées dans leur travail, peu diplômées et s’informant essentiellement par les médias de masse.

Unifier les causes défendues

En l’occurrence, cette préoccupation autour de la présence sur le terrain peut réunir toutes les sensibilités de LFI. « Le travail, c’est évidemment aussi le militantisme, l’ancrage local, le déploiement partout », écrit Clémentine Autain à propos de l’avenir de la Nupes dans les blogs de Mediapart. François Ruffin, lui, parle de « bastions » à édifier dans la société.

Dans sa conférence du 5 juillet dernier, Jean-Luc Mélenchon a pour sa part souligné l’importance des caravanes et du porte-à-porte, appelant à monter des assemblées de circonscription dans toute la France. Il n’a toutefois suggéré aucun détail sur la structuration de cette ébullition qui viendrait corriger le caractère « gazeux » du mouvement insoumis, lequel se traduit par une totale autonomie de la direction vis-à-vis d’une base à qui les grands choix stratégiques échappent.

« Ce qui me frappe, c’est que la sociologie de la Nupes, c’est aussi là que Jean-Luc Mélenchon a tenu meeting, remarque Rémi Lefebvre, faisant référence aux rassemblements essentiellement tenus dans les grandes villes. Une des clés pour élargir cette sociologie consiste donc à effectuer un travail dans les territoires où la gauche est faible. Mais cela suppose des remises en cause très fortes sur la répartition du pouvoir et de l’argent en interne. » Les groupes d’appui de LFI, il est vrai, ne disposent pas de ressources conséquentes pour s’organiser localement, et n’ont pas d’instance pour se coordonner entre eux ou interpeller la direction.

La réflexion mérite pourtant d’être menée. Travaillant sur les partis sociaux-démocrates, les universitaires Björn Bremer et Line Rennwald ont montré que leur déclin pourrait s’aggraver en raison d’un déficit de lien « affectif » avec une part importante de leur électorat. Autrement dit, il est risqué de se contenter d’une faible identification de l’électorat à la force politique pour laquelle il vote : sa loyauté sur la durée pourrait s’avérer d’autant plus fragile.

S’il était engagé, ce travail d’ancrage sur le terrain s’annoncerait de toute façon long et ingrat. Entre-temps, il y aurait donc un autre effort à effectuer, moins sur le projet que sur le discours politique, afin d’unifier les causes défendues par LFI et la gauche dans son ensemble. « C’est l’inverse de la logique de la segmentation », insiste Rémi Lefebvre, qui croit également que ce serait une « impasse » de choisir entre les diplômé·es des grandes villes et milieux populaires, et au sein de ces derniers, entre les habitant·es des grands ensembles et les autres.

« Il ne faut surtout pas creuser symboliquement l’écart entre les plus pauvres et les moyennisés, les “in” et les “out”, les très “bas” et les un peu plus “hauts”, exhorte lui aussi l’historien Roger Martelli dans Regards. Conforter le lien retrouvé avec une part des banlieues tout en désarticulant les ressorts du vote populaire à l’extrême droite est l’enjeu stratégique pour réunifier le “peuple” aujourd’hui morcelé. »

À cet égard, la situation en France ne fait pas exception parmi les démocraties occidentales. Dans une étude récente, les politistes de renom Herbert Kitschelt et Philipp Rehm ont établi que la force motrice des partis de gauche provient désormais de l’électorat fortement instruit et disposant de revenus bas ou moyens. Il n’y a là rien de dramatique sur le plan stratégique, au contraire, dans la mesure où il s’agit d’un groupe en ascension démographique. En revanche, leur seul appui ne suffit pas à bénéficier d’une coalition électorale majoritaire.

D’autres soutiens sont donc nécessaires. À suivre les deux chercheurs, ils ne se trouveront guère auprès de l’électorat peu instruit et doté de hauts revenus, qui s’avère très aligné à droite. Les groupes davantage tiraillés sont ceux qui cumulent soit des hauts niveaux d’instruction et de revenus, soit des bas niveaux dans les deux cas. Parmi ces derniers, les plus défavorisés tendent plus vers la gauche, mais ceux qui surnagent ont des préférences autoritaires qui les attirent davantage vers la droite.

Pour François Ruffin, c’est « l’économie de guerre climatique » qui pourrait aider à enrayer ces partages électoraux, et à arrimer le plus grand nombre au socle actuel de la gauche. « Il nous faut unir le pays dans ce projet commun », propose-t-il. La question sociale, désormais sous contrainte écologique, fournirait le liant de toutes celles et ceux qui pensent qu’il y a « quelque chose de pourri » dans l’ordre social en vigueur.

La piste est intéressante, à condition de se rappeler que les revendications dites culturelles – concernant les discriminations genrées ou raciales, par exemple – ont justement souvent un contenu social, et que les revendications sociales expriment aussi un besoin de reconnaissance et de dignité. La gauche a donc un espace pour échapper à la fausse alternative entre l’hédonisme des métropoles privilégiées et le ressentiment des bourgs abandonnés.

Fabien Escalona


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