Le nouveau virage à gauche de l’Amérique latine

mardi 5 juillet 2022.
 

Les forces progressistes reprennent du poil de la bête du Rio Grande jusqu’à la Terre de Feu. La Colombie est le dernier pays en date à élire un président de gauche, avant un probable retour de Lula au Brésil. Après la pandémie, les défis économiques, sociaux et environnementaux sont immenses.

Le prochain rendez-vous sera en octobre au Brésil, le 2 plus précisément. Une victoire de l’ancien chef d’État Lula, 76 ans, à la présidentielle consacrerait un virage à gauche de l’Amérique latine, depuis le Rio Grande jusqu’à la Terre de Feu.

La tendance a commencé en 2018 au Mexique, avec l’accession au pouvoir en décembre d’Andrés Manuel López-Obrador, puis s’est poursuivie en Argentine (Alberto Fernández a promis de « construire le pays que nous méritons »), en Bolivie (Luis Arce a promis un « gouvernement pour toutes et tous »), au Pérou (Pedro Castillo a promis « un pays sans corruption »), au Honduras (Xiomara Castro a promis de fonder « un État socialiste et démocratique »), au Chili (Gabriel Boric a promis d’« approfondir les libertés de tous et surtout de toutes ») et enfin en Colombie (on attend les promesses de Gustavo Petro le jour de son investiture le 7 août).

En cas de victoire de Lula sur le président sortant d’extrême droite, Jair Bolsonaro, les six premières économies de la région seraient donc dirigées par des gouvernements progressistes.

Certains évoquent déjà le souvenir de la « vague rose » de la fin du XXe siècle introduite par l’élection au Venezuela de l’ancien militaire Hugo Chávez, puis confirmée par celle de Lula, l’ex-syndicaliste, dans l’une des grandes puissances de la région, le Brésil. La vague avait reflué et elle était passée par des transitions politiques plus ou moins violentes, comme en Bolivie : Evo Morales, poussé vers la sortie en 2019, avait dénoncé un coup d’État. Un an plus tard, son ancien ministre de l’économie, Luis Arce, remportait la présidentielle.

Les défaites successives des gouvernements de centre-droit ou de droite s’expliquent aussi par les conséquences désastreuses de la pandémie. La crise sanitaire a accouché d’une crise sociale et aggravé la situation économique. La pauvreté a atteint des niveaux jamais vus depuis 30 ans : entre 2020 et 2021, le nombre de personnes en état d’extrême pauvreté est passé de 81 à 86 millions, les pays les plus touchés étant l’Argentine, la Colombie et le Pérou – ce dernier figure parmi les six pays les plus touchés au niveau mondial par la pandémie en nombre de morts : plus de 200 000, après les États-Unis, le Brésil, l’Inde, la Russie et le Mexique. L’impact de la pandémie

Résultat, les avancées obtenues pour combattre l’extrême pauvreté depuis le début des années 2000 ont été annulées et les effets de la guerre en Ukraine ne devraient guère améliorer la situation, s’inquiète Katherine Scrivens, analyste de l’Organisation pour la coopération et le développement économiques (OCDE). « L’impact de la crise a été asymétrique entre les citoyens, affectant particulièrement les groupes les plus vulnérables », dit-elle, citée par le journal mexicain La Jornada.

Par ailleurs, plus de la moitié des travailleuses et des travailleurs sont employés dans le secteur informel. Dans ce contexte, les promesses de redistribution et celles d’un système de santé et de sécurité sociale beaucoup plus fort ont convaincu les électeurs et les électrices de se tourner vers les candidatures de gauche.

D’importants mouvements sociaux avaient eu lieu dans plusieurs pays quelques mois avant la pandémie, favorisant également une victoire du camp progressiste et, ces derniers jours, la mobilisation en Équateur des populations autochtones provoquée par la forte inflation montre la volatilité de la situation et la fragilité du gouvernement de centre-droit du président Guillermo Lasso. Trois familles

Cependant, comme au début du siècle, les différentes entre gouvernements de gauche sont manifestes. Interrogé par Mediapart, Kevin Parthenay, professeur agrégé de science politique à l’université de Tours et chercheur associé à l’Observatoire politique de l’Amérique latine et des Caraïbes/Sciences Po-Paris, se montre réservé face à la notion de « cycle » avancée dans certaines analyses. « Si l’on prend Castillo, Petro, Boric et Lula, chacun porte des projets politiques spécifiques », souligne-t-il.

La géographe Cécile Faliès, spécialiste du Chili et maîtresse de conférences à l’université Paris I-Panthéon-Sorbonne, voit l’émergence d’une troisième génération, après les gauches des années 1960-70 et celles du début du XXIe siècle. « La nouvelle génération de la gauche semble sortie des traumatismes des dictatures et même pour une partie d’entre elle des partis traditionnels. On est dans un nouveau type de gauches plus issues de la société civile avec des valeurs qui se retrouvent souvent dans des constitutions qui ont changé ces dernières années, en Bolivie ou en Équateur, ou qui peuvent l’être, comme au Chili. » Des valeurs de justice sociale, environnementale, des « valeurs surplombantes », dit-elle, comme la vie ou la paix. En Colombie, Gustavo Petro plaide pour une « politique de l’amour ».

Au risque de froisser ses alliés les plus à gauche au sein de sa coalition et en rupture avec une ligne traditionnelle de solidarité automatique, le jeune président chilien a ainsi critiqué le Venezuela, Cuba et le Nicaragua pour leurs atteintes aux droits humains. « Dans le cas du Venezuela, c’est une expérience qui a plutôt échoué, et la principale démonstration de cet échec, ce sont les six millions de Vénézuéliens de la diaspora », a-t-il dit en janvier dans une interview au service en espagnol de la BBC. Son homologue vénézuélien, Nicolás Maduro, a répliqué en dénonçant une « gauche lâche ».

Dans le dernier numéro de la revue Nueva Sociedad, José Natanson, directeur de l’édition argentine du Monde diplomatique, classe ces différentes gauches latino-américaines en trois grandes familles :

– « La gauche autoritaire », qui sévit au Venezuela et au Nicaragua. « Aujourd’hui, écrit-il, ce sont les seuls pays d’Amérique latine qui comptent des prisonniers politiques et des leaders de l’opposition emprisonnés, qui organisent des élections sans vérification internationale et où, de manière décisive, la réélection indéfinie est en vigueur (la limitation dans le temps de l’exercice du pouvoir par une même personne est une condition de base des démocraties présidentielles). »

– « La gauche qui gouverne dans des pays où elle n’avait jamais gouverné », le Mexique, le Honduras, le Pérou et la Colombie. C’est, selon José Natanson, le groupe « le plus nouveau et d’une certaine manière intéressant ». « Bien que présentant d’énormes différences entre eux, ces pays sont tous proches des États-Unis, pour des raisons de migration (Mexique, Honduras), de commerce (tous ont des accords de libre-échange en vigueur avec Washington) ou de sécurité (la Colombie et le Pérou sont les deux principaux producteurs de cocaïne au monde et une source permanente d’inquiétude pour les États-Unis). »

– Le dernier groupe, selon lui, est celui de « la gauche qui revient », en Argentine, en Bolivie, au Chili et, éventuellement, au Brésil. « Quelle forme prend ce revirement ? Celle d’une plus grande modération, d’une volonté de changement atténuée, en premier lieu, par des prix des matières premières plus volatils et des systèmes fiscaux malmenés, ce qui oblige à gérer dans un cadre de restrictions économiques impensables dans la période précédente. C’est une gauche de la pénurie plutôt que de l’abondance. »

La chercheuse argentine Maristella Svampa, spécialiste de la théorie sociale en Amérique latine, a pointé la contradiction dans laquelle se sont trouvés les gouvernements progressistes à partir de 2003, lorsqu’ils ont profité de la hausse des prix des matières premières pour soutenir leurs politiques, renforçant ainsi un modèle extractiviste et aussi le « mal-développement » de ce système basé sur le secteur primaire.

D’où son concept de « consensus des commodities (matières premières) » ayant succédé à partir de 2003 au « consensus de Washington » (toute une série de mesures néolibérales mises en place à la fin des années 1980 et destinées à stabiliser les économie des pays émergents d’Amérique Latine : ouverture des marchés, privatisations, contrôle de l’inflation, déréglementation, discipline budgétaire). « Au même moment où on a assisté à l’expansion des frontières des droits, on a assisté à l’expansion des frontières du capital », relevait-elle dans une conférence donnée en 2015.

La contradiction entre l’exploitation des terres et ce recours aux matières premières et un discours sur le respect des écosystèmes, nourri d’une philosophie liée à l’histoire des peuples autochtones, a commencé à apparaître à partir des années 2010, avec un accroissement des conflits en Bolivie (Evo Morales, qui se revendiquait protecteur de la Terre-Mère, voulait construire à tout prix une route dans une réserve naturelle autochtone située au cœur du pays), en Équateur (projets pétrolier et minier), au Pérou, au Brésil, en Argentine, mais aussi au Chili. Le développement de l’extractivisme va de pair avec les violations croissantes des droits humains, en particulier ceux des autochtones.

De ces questionnements est née la possibilité d’une gauche critique, soucieuse du respect des droits humains et des luttes autochtones, féministes et en faveur des écosystèmes. L’une de ses figures est la prochaine vice-présidente colombienne, la militante écoféministe afrodescendante Francia Márquez.

De retour au pouvoir, grâce en particulier à la mobilisation de ces militants, les gouvernements progressistes ne peuvent pas faire l’impasse sur ces questions, en particulier au moment où la planète en général doit gérer le défi de la catastrophe climatique. Le défi est de taille – comment concilier fin du monde et fin du mois ? –, alors même que les matières premières repartent à la hausse et qu’il serait tentant, à court terme, de recourir aux vieilles recettes. À lire aussi Gustavo Petro et sa colistière Francia Marquez célèbrent leurs victoire à l’élection présidentielle, le 19 juin 2022 à Bogota. En Colombie, la victoire de la gauche est historique 20 juin 2022 Colombie : à la présidentielle, le candidat de gauche devra vaincre un homme d’affaires sexiste et grossier 18 juin 2022

On le voit en Équateur ces derniers jours (lire l’article ici de Romaric Godin). L’une des revendications de la Confédération des nationalités indigènes d’Équateur (Conaie), à la pointe dans la mobilisation lancée le 13 juin, est à la fois la suspension de l’augmentation du prix des combustibles, le contrôle des prix des produits agro-alimentaires et l’abrogation des deux décrets promouvant l’exploitation pétrolière et minière.

En Colombie, le président élu Gustavo Petro a suscité la polémique pendant la campagne électorale, lorsqu’il avait affirmé vouloir cesser la prospection pétrolière dans le pays (le pétrole représente 40 % des exportations de la Colombie), se déclarant en faveur d’une « économie productive et non extractiviste ». Une proposition dénoncée par l’industrie et ses opposants comme un « suicide économique ».

Sur le plan géopolitique, le jeu est beaucoup plus ouvert qu’il y a plus de 20 ans. Les États-Unis n’occupent plus de position hégémonique et le dernier Sommet des Amériques, organisé par Washington à Los Angeles, l’a montré. Marqué par les polémiques et certaines absences, il a accouché d’une liste de tâches, sans plus. « Cela dit beaucoup de la perte de centralité des États-Unis dans la région. Il en est ressorti très peu de choses, mais cela dit beaucoup de choses », juge Kevin Parthenay.

D’autres grandes puissances, comme la Chine et la Russie, ont renforcé leur présence. Les pays latino-américains peuvent jouer des rivalités entre elles, sans cependant choisir de camp. On assiste à un mouvement de pendule : on se tourne vers la Chine pour les intérêts économiques, tout en conservant des liens avec l’ancien parrain américain pour les questions sécuritaires (lutte contre le trafic de drogue) et migratoires.

Le paysage est à la fois plus volatil, fragmenté et complexe. Lula l’a bien compris, qui, pour mettre tous les atouts de son côté, s’est tourné vers un ancien adversaire de droite à la présidentielle de 2006, Geraldo Alckmin, pour le poste de vice-président. Un Lula moins flamboyant mais plus prudent, au risque de décevoir.

François Bougon


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