Présidentielles (Philippines) : l’élection de Marcos Junior est contestée

dimanche 15 mai 2022.
 

Manille (Philippines).– Un groupe d’une centaine de personnes s’amasse, mardi 10 mai à Manille, capitale des Philippines, devant les bureaux de la Commission électorale (Comelec), un organisme public chargé de veiller sur le bon déroulement des scrutins. Le bâtiment blanc, sale, date du temps de la colonisation espagnole.

Au lendemain de la présidentielle, remportée par Ferdinand « Bongbong » Marcos Junior, le candidat de la droite dure et fils de l’ancien dictateur Ferdinand Marcos, qui a régné de 1965 à 1986, un sentiment de colère est partagé par la petite foule, largement composée d’étudiant·es de l’université de Manille.

« On en a marre de la Comelec, elle est vendue au pouvoir !, s’insurge Elisabeta, la vingtaine, qui préfère taire son nom de famille. On réclame l’ouverture d’une enquête pour faire la lumière sur tous les dysfonctionnements dont les gens ont été témoins. » Sur le parvis de l’immeuble, des manifestant·es scandent « Comelec duwag’ » (« la Comelec est lâche ») et « Duterte, Marcos, même chose, ce sont des fascistes ! ». La veille, des citoyen·nes ont dénoncé sur les réseaux sociaux ou dans des discussions informelles des irrégularités lors du scrutin.

« Dans le bureau de vote numéro 746, où nous sommes allés, la machine qui comptabilise les votes ne fonctionnait pas, raconte Tim Dia, 26 ans, un foulard rouge autour du cou. Les personnes chargées de surveiller le scrutin nous ont proposé de leur laisser les bulletins sur les tables pour qu’elles les insèrent plus tard dans la machine. Mais laisser les papiers sur la table, c’est la porte ouverte à la fraude. Imaginons qu’elles n’entrent pas nos bulletins dans le compteur ? Alors on a attendu. Ça a duré dix heures mais on a finalement pu voter, juste avant la fermeture du bureau de notre barangay », l’unité administrative la plus petite aux Philippines, ici un quartier de Makati.

« Elle a voté deux fois pour Marcos »

Comme Tim Dia, plus de 67 millions de Philippin·es ont voté lundi. Bongbong Marcos, alias « BBM », a recueilli 58,8 % des suffrages exprimés, soit plus de 38 millions de voix. C’est deux fois plus que sa principale rivale, la vice-présidente sortante Leni Robredo, 57 ans, représentante de la gauche sociale. Les soutiens de cette dernière dénoncent des fraudes.

Pablo, 26 ans, en fait partie. « Déjà, il faut préciser qu’aux Philippines les votes ne sont absolument pas anonymes, prévient ce jeune homme, qui travaille dans le service après-vente d’une multinationale. Juste devant moi, il y avait une dame âgée qui avait un bulletin pour Marcos Jr. Elle a passé son papier dans la machine, il a été comptabilisé, puis il est ressorti. Le superviseur lui a dit de le réintroduire. Elle a donc voté deux fois pour Marcos… »

Son frère, présent lors de la scène, tempère : « En réalité, on ne sait pas si le vote avait été compté la première fois, mais une chose est sûre, elle a passé son bulletin deux fois dans la machine. »

Comment peut-on accepter que le fils d’un dictateur, venant d’une famille corrompue, puisse être le dirigeant des Philippines ? Ça me dépasse.

Ortensia, étudiante en médecine de 22 ans

La victoire de « BBM » acte le retour du clan Marcos dans la vie politique, 36 ans après la chute de la dictature. Ferdinand Marcos, père de « Bongbong », a été élu démocratiquement en 1965. Au début de son mandat, il gouverne de façon autoritaire mais lance un programme de construction d’infrastructures et de réformes économiques.

Réélu, il proclame la loi martiale pour lutter contre le communisme et endiguer la montée des violences dans le pays. Les libertés fondamentales sont abolies. Des dizaines de milliers d’opposant·es sont emprisonné·es, d’autres sont torturé·es. Les mort·es se comptent par milliers.

Pour Ortensia, étudiante en médecine de 22 ans, il est impossible d’accepter la victoire de Ferdinand Marcos Junior. « Comment peut-on accepter que le fils d’un dictateur, venant d’une famille corrompue, puisse être le dirigeant des Philippines ? Ça me dépasse »,souffle-t-elle en regardant la horde de policiers et de militaires venus contrôler la foule.

Là, devant le parvis de la Comelec, des dizaines d’hommes en uniforme surveillent la manifestation. « Au cas où cela déborde », confie un militaire. Une rangée de boucliers attend sur la clôture du square en face du bâtiment, à deux pas de la cathédrale de Manille, haut lieu touristique.

La bataille se joue aussi sur les réseaux sociaux. Là, des jeunes militant·es déçu·es appellent des ingénieurs en informatique « ou quiconque ayant des compétences » à les aider à recalculer les résultats pour vérifier les chiffres.

Pour Pablo, « la différence du nombre de votes est si grande entre les deux premiers candidats que quelques bulletins mal comptés ne feront pas la différence ». Selon lui, il faut accepter la défaite et préparer la suite. Richard Heydarian, analyste politique et professeur dans plusieurs universités de Manille, estime aussi qu’« il faut voir le score de Leni Robredo comme une chance de créer une vraie opposition ».

Sur Twitter, des parallèles sont faits avec d’autres pays : « Au Brésil, Lula n’a pas été élu du premier coup. »

Leni Robredo, ancienne avocate et défenseure des droits humains, a exprimé dans une allocution télévisée, lundi soir, sa « claire déception » face au résultat. Cependant, pour celle qui avait promis de débarrasser le pays de la corruption et de la mainmise des dynasties politiques, « rien n’est perdu, nous ne sommes pas tombés ».

« Leni », comme l’appellent ses soutiens, a décidé de poursuivre le combat contre les Marcos une fois les résultats officiellement validés, d’ici quelques semaines. « Nous ne faisons que commencer », a-t-elle prévenu. Pour Ortensia, l’étudiante en médecine, la manifestation d’aujourd’hui en annonce bien d’autres : « Nous allons nous organiser et s’il faut faire la révolution, nous la ferons ! »

Ismaël Bine


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