1er tour : Tout désir éteint

jeudi 21 avril 2022.
 

Ce qui est mort dimanche soir, c’est la dernière part de désir qu’emporte encore la politique. À moins de trouver désirables le face à face pathétique de Thatcher et Maurras, le défilé d’ici au 24 avril de leurs deux successeurs travesti.e.s.

par François Cusset

Historien des idées, professeur d’études américaines à l’Université de Paris Nanterre et romancier

Pschtt… le son qu’on a tous entendu dimanche soir, dans le silence de la torpeur, l’inertie de la consternation, était un bruit d’allumette mouchetée, de braise qu’on plonge dans l’eau tiède. Le désir, dont on avait oublié en politique jusqu’à la saveur, nous est passé sous le nez, évaporé ; il se sera joué à si peu de choses, pourtant, non pas qu’ait été désirable, encore moins indiscutable, cette troisième force parfois exaspérante qui clamait l’Union populaire, ni qu’ait pu nous faire rêver ce qui a bien failli arriver avec elle hier soir, ce qui aurait pu contrarier le destin à la dernière minute, mais il y était encore question de désir, même tactique, même tiédasse, même ronchon, même à ce point d’un désir indirect. Mais de désir. De désir, en l’occurrence, et de consolation.

Et pour toutes celles et tous ceux qui y risquent leur peau, minorités discriminées, réfugiés désaccueillis, pauvres au-dessous de tous les seuils, cette rencontre du désir et de la consolation aurait été la seule chance de ne pas descendre plus bas encore. Leur chute et celle du désir collectif sont intimement liées.

Si l’artifice de l’élection, tellement mal accordé aux éthiques de notre moment historique, consiste bien à poser une image, celle d’une gueule d’un programme d’un affect d’une filiation, en cible des regards, en objet surexposé d’un possible désir, alors il y en a eu un peu, du désir collectif, ce dimanche 10 avril, et il n’y en aura aucun, plus jamais peut-être, mais à coup sûr pas ce dimanche 24 avril – gueule de bois, démission de la libido, démopause (comme il existe ménopauses et andropauses), panne des sens, congélation de tout désir possible : donnez le nom que vous voudrez, sans métaphore aucune, à cette perte de l’Objet qui suscitait l’élan, qui affectait le sujet, le dotait d’assez d’envie pour affecter les autres et, dans le meilleur des cas, qui parvenait un beau jour à faire monde.

Cet objet petit o a peut-être toujours été pure chimère, lapin escamoté dans le haut-de-forme de la prestidigitation électorale, mais cette fois, il a bel et bien disparu, si tant est qu’une fois fait événement mais que deux fois valent éternité (quant à la troisième fois, puisqu’il y a déjà eu 2002 et 2017, elle fait boire cul-sec le calice de la honte, ou de la haine de soi, ces ciguës du désir).

Du désir au réel

Du désir quand même, un peu : telle est la surprise fatiguée du 10 avril. Admettons que le vote Mélenchon, passé si près de la Providence, ait été pour beaucoup un vote utile comme il existe des désirs utiles, l’utile salut de son âme, du moins, quand on l’arrache aux démons d’une double régression, quand on veut éviter d’avoir à choisir entre deux dosages d’une même euthanasie.

Admettons que soient un tel objet, un horizon désirable, les sincérités respectives et assez dissemblables (plus l’organisation authentiquement démocratique dont elles sont l’émanation) de Poutou et d’Arthaud. Admettons que les antivax n’aient eu que Dupont-Aignan, que les rétrofuturistes de la nappe à carreaux aient aimé croire au « roussellement », et que ceux qui ne pensent pas que le vivant et l’atmosphère dussent être de tous les programmes mais pussent être plutôt l’apanage d’un seul aient dès lors accepté de « jadoter » un moment, sans y adhérer vraiment mais en repeignant de vert-clair les cloisons vermoulues de leur désir.

Et admettons, sans arriver à l’accepter, que les éructations révisionnistes, sexistes et racistes du Trump pied-noir français, qui détonnaient effectivement parmi les professionnels de la profession, aient pu quant à elles susciter un vrai désir, comme il y a des prêtres pédophiles ou des perverses collet-monté, avec leurs désirs ravageurs. C’est avec ceux-ci et celles-là que quelque chose comme le reste d’un désir, le fantôme réveillé d’un élan collectif, a montré ce dimanche en quelques soubresauts qu’il était toujours vivant, faute d’être encore vif – puisqu’en face, en revanche, les partis d’hier, ceux qui ont violé de leurs mensonges les foules du vingtième siècle qui les avaient élus, ceux qui se sont pris cette fois une torgnole terminale, invraisemblable, ces partis ont bien eu pour destin exact, au fil des décennies, la mise à mort de tout désir politique.

Admettons, autrement dit, que des frémissements provisoires relèvent encore du désir, que des attirances de circonstance ou des pulsions par défaut lui soient assimilables. Et même, ou surtout, admettons qu’il soit question de désir, d’un désir sans objet mais du désir au moins de l’état de désir – de l’espoir qu’au fond du collectif les désirs grouillant encore ne soient pas entièrement désespérés –, dans le fait de chercher par tous les moyens, comme on a été si nombreux à le faire, avec toute la force de sa faiblesse, toute la puissance de sa sensibilité, à poser des obstacles, des dérivations, une alternative – simples effigies en carton qui n’arrêteront ni les flux monétaires ni les offensives militaires – sur la route devant nous qui avait l’air de mener si sûrement vers Wall Street et Vichy, vers leur fusion monstrueuse ou leur fausse incompatibilité (une fois franchi le carrefour à deux branches du 24 avril).

Et admettons enfin qu’à cette aune, ces désirs contrariés, ces désirs empêchés du 10 avril, ces désirs qu’une incroyable coalition de saison semblait avoir décidé cette fois de forclore pour de bon (la coalition du management au pouvoir, de la matraque répressive, du chantage pandémique et du retour de la Guerre), n’en aient pas moins été de véritables désirs politiques, au moins dans le temps court de leur levée.

Oui, ça désirait quand même, ce dimanche-là. Oui, le désir politique, ça existe encore.

Mais à partir de là, il faut aussi admettre, avec toute la certitude de l’amertume, qu’en substituant dimanche soir d’un seul coup de marteau l’hideux dilemme qu’il nous reste, variation sur une même Défaite, à ces quelques désirs-là, on n’a pas anéanti seulement le Bien commun, l’avenir envisageable, la dignité nationale, l’ultime once de légitimité d’une représentation démocratique qui ne satisfait plus depuis belle lurette aucun narcissisme collectif, on a également tué, plus sûrement encore, la part ultime de désir qu’emporte la politique — cette part déjà si congrue, une fois la transcendance de l’Origine et le soleil de la Révolution remplacés par les réalismes de l’élection et les tristes leviers identificatoires de la publicité politique, du spectacle électoral, mais une part de désir qui devait malgré tout rester possible pour que l’édifice ne s’écroulât pas. Cette fois, tout s’est effondré ; la messe est dite : désir exit – jusqu’aux bribes de ses restes, jusqu’à la bonne volonté d’en rassembler les cendres éparses pour réchauffer un peu la politique frigorifiée. Désir et politique : la conjonction de coordination n’est plus.

Et les premiers à pâtir de cette fin de tout désir collectif, du moins sous sa forme électorale, dans un pays où les Vieux décident de l’essentiel et votent pour tous les autres (ce tableau final qu’eux seuls auront rendu possible disant assez, d’un seul cri muet, leur absence de désir, le silence du désir dans le couloir français de l’Ehpad-Europe), les premiers à morfler seront bien sûr les seuls que l’avenir concerne : ces générations nouvelles à qui, non contents de faire la leçon sur la fin du Désir et la forclusion du Futur, on n’aura réussi qu’à offrir, pour réenchanter leur horizon, le laboratoire républicaniste de Blanquer et le Maurrassisme new look de Jordan Bardella, l’étau de la gifle d’institutrice et du nationalisme dominical (une peur du pluriel, et du monde, tellement identique dans les deux cas) pour resserrer jusqu’à l’étouffer ce désir de monde qu’on aimerait tant ressentir ensemble, même un peu, lorsqu’on a quinze, vingt ou trente ans.

Oui : doucher à ce point le désir est plus nuisible à ceux dont il accompagne les jours, qui le cherchent encore comme on cherche un chemin, qu’à ceux qui s’acharnent à le maintenir par les moyens variés, tous plus artificiels les uns que les autres, du Viagra, du cynisme, des prostaglandines ou des fétiches morts de leur jeunesse. Ceux-ci n’ont plus rien à y perdre ; ceux-là, encore tout.

Et au risque de pousser trop loin cette déclinaison tellement sommaire de la politique en désir, de l’élection en excitation, on peut aussi la tirer vers le face à face morbide du 24 avril, qu’on a l’impression d’avoir vécu mille fois et dont on sait que la mille et unième sera la bonne – pour tuer cette fois jusqu’à la possibilité qu’une politique de la représentation (démocratique) renvoie d’une façon ou d’une autre à une représentation du désir (collectif).

C’est vrai : pourquoi ne pas comparer les charmes politiques respectifs des deux derniers en lice, comme on jaugeait les corps des gladiateurs du grand finale, ou plus sordidement encore, comme leurs clients discutaient les atouts et les atours des prostitué(e)s défilant devant eux ? La question n’emprunte plus au lexique de l’infanterie, alors, mais au vocabulaire du désir : non plus « combien de divisions ? », mais quelles rotondités idéologiques, quelles mensurations imaginaires, quels appas politiques ?

Et à ce compte, tous ceux dont le désir a été douché le soir du premier tour, la faible allumette éteinte pour toujours dans la cuvette trouble d’un odieux duopole, ont bien le droit d’y répondre, à cette question, pour affirmer qu’il n’y aura toujours là que l’épuisement du désir, la science exacte de son entrave. Pour affirmer qu’en fait de désir, ils iront en picorer, en fabriquer, en explorer ailleurs – ailleurs, du moins, que dans un isoloir.

Mélenchon a bien fait de dire qu’il restait dans la course « deux maux terribles » dont on sentait bien (ou devait sentir, dirait le moraliste) qu’ils étaient tous deux « de nature différente » : cette nuance cruciale le sauve peut-être moralement, lui et toute cette gauche invitée à faire tapisserie au bal de toutes les droites (comme on inviterait des antispécistes à la Fete de la Saucisse, ou des pianistes baroques à un concert de métal rock), mais il n’en reste pas moins que deux maux pareils n’allumeront ni l’un ni l’autre aucun désir, et que leur hiérarchie nécessaire n’interdit aucunement de ne plus du tout se sentir concerné, ni son désir (ou ce qu’il en reste), interpelé. Le tableau des appas, donc, des deux tristes sires du 24 avril : revenons-y, l’essentiel peut-être est là.

Thatcher et Maurras : quels appas ?

Car si on veut poser ici, métaphoriquement ou pas, la question de l’envie, du désir, des attraits et des atouts – puisqu’on sait bien que tous les désirs existent dans la nature, et qu’il y a des désirs assez singuliers pour se porter sur ce que le commun des mortels ne jugera jamais désirable –, bon courage à ceux qui voudraient jouer les arbitres des élégances, les juges du désirable. Moyennant une petite inversion des genres (opportune ou pas, elle aimerait remettre en mouvement ce monde des désirs forclos et des identités figés), on peut proposer néanmoins la formulation suivante de la question : Miss Thatcher sera-t-elle jamais assez sexy pour qu’on la préfère au patriote du renfermé, avec sa voix éraillée et sa mauvaise haleine ?

Car la voilà la formule précise, la double figure incontournable : d’un côté, la loi d’airain du patron assénée à coups de trique, la Dame de Fer convoquée ici pour rappeler que Macron fait très précisément à la France des cinq dernières années et peut-être des cinq prochaines ce qu’elle-même fit à la Grande-Bretagne des années 1980 – pandémie et guerre ayant semblé retarder le projet, mais en ayant finalement renforcé l’injonction, enrichi l’abjection —, et pour rappeler aussi qu’au royaume des gourous du management il y a les sympas (qui déguisent leur gestion des corps et des esprits en convivialité obligatoire, en épanouissement horizontal) et les très antipathiques (qui substituent l’autorité sèche à tout écran de fumée) ; et de l’autre côté, l’éternelle verticale de la pseudo-Civilisation venue trier encore et toujours entre les Bons et les Mauvais, les purs et les impurs, les blancs et les autres, mais aussi entre vraies et fausses sources (l’anticapitalisme lepéniste, la bonne blague, mais la filiation vichyssoise via René Bousquet et François Duprat, ça oui), dans l’élan d’un geste musclé et l’odeur fétide du remugle français, qui exhale d’âcres senteurs dès qu’on n’en ouvre plus les fenêtres pendant quelques temps.

Ce qui nous fait quand même deux drôles de travestis : la méchante exécutante de Friedrich von Hayek et de Milton Friedman, dont on avait appris hier à maudire le nez tranchant et à redouter le sac à main anguleux, relookée cette fois en petit monsieur balzacien, en Rastignac époque Monarchie de juillet dont cette filiation romanesque cache mal la haine de la plèbe et la seule expertise en transfert fiscal (l’enrichissement des riches, programme plus court qu’un bon roman) ; et en face d’ellui, un Duprat sorti de sa tour d’ivoire coiffé de la perruque blonde du pouvoir, un Bousquet culturiste mettant sa gouaille rance au service supposé des petites gens, une vision du monde aussi patriarcale et masculiniste faisant vaciller l’identité de genre de la candidate plus sûrement que les meilleures cliniques spécialisées – rien d’étonnant à ce que le dernier verrou, qui peut très bien sauter, fermant à Marine Le Pen les portes de l’Elysée reste le vote des femmes, qui d’après les sondeurs ne lui est pas assez acquis pour lui offrir la victoire.

Mais faut-il croire les sondeurs ? Que savent-ils du désir, de la palpation imaginaire, de la chair des rêves et des ébats du monde commun ? Que savent-ils de l’inversion et du travestissement, et de leurs effets sur nos désirs ?

Ce qui est sûr, en attendant, c’est que ni un Thatcher au masculin, très grossièrement maquillé en Pasteur du Covid ou en Malraux de la Guerre d’Ukraine, ni un Barrès au féminin, adouci de berceuses populistes et d’un timbre de voix hélas désormais tellement familier, ne sauraient susciter le moindre désir collectif, partageable du moins, chez les quarante-huit millions d’électeurs à qui tous les deux font de l’oeil d’ici au 24 avril – et que dès lors, ni les merveilles des médias inféodés et des réseaux sociaux inconséquents, ces chirurgies plastiques de l’influence, ni les artifices du bouc-émissaire ou de la solennité républicaine ne sauraient faire oublier ces tue-le-désir que sont leurs filiations respectives, les sillons historiques précis dont chacun de ces deux-là est le point d’arrivée : d’un côté, Guizot, le baron Havas, et tous les Versaillais de 1871, mais aussi un mélange de Leo Strauss et d’Adam Smith revisité par les Chicago Boys de 1973 planifiant Pinochet, et de l’autre, un Drumont, un Jules Guérin (si l’on veut bien admettre que nolens volens une analogie structurale existe entre le Juif de 1922 et le Musulman de 2022, au moins au titre de leur usage idéologique), puis l’OAS et le GUD, et une famille tellement française dont Jean-Marie n’est pas le seul ancêtre ni Marion Maréchal la seule dérive possible.

On a beau chercher, dans leurs inflexions de voix comme dans leur imaginaire du monde, dans leurs filiations politiques comme dans leurs programmes, ce mot qui sent l’algorithme plus que l’élan collectif, on ne trouve nulle part aucun désir, aucun objet désirable auquel puisse s’accrocher le moindre désir collectif. Il n’est donc pas exclu – il est même plus que probable – que le seul désir-de-pouvoir qu’incarnent nos deux travestis, celui qui est déjà assis sur le trône et celle qui s’y verrait bien, achève de rompre en France le lien ancestral du désir au collectif, le contrat vieux comme le monde qui autorisait à confier une part de ses espoirs, un bout de son être-au-monde, à ces gens qui passent par là et vous proposent de vous représenter.

Ce lien enfin tranché, avec tout ce que ce tranchant peut produire en matière de mutilation du désir, de forclusion du fantasme, on entrera dans une période plus sombre encore que ce à quoi nous avait presque accoutumés l’obscurité des temps – et c’est là, dans l’ombre de l’époque, le nuage noir du peuple perdu, exclu, au fil de ces cinq ans à venir, que renaîtra sans doute, peu à peu, imperceptiblement (ou au contraire très brutalement), le désir collectif. Mais ça, c’est après-demain ; vivons déjà demain : l’extinction du désir.

François Cusset


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