Paranoïa, répression et trafics en Birmanie

vendredi 5 octobre 2007.
 

Bien que peu fréquent, le transfert d’une capitale n’est pas un événement exceptionnel en soi. Mais, en Birmanie (Myanmar), où tout est décidé dans le plus grand secret, le déplacement de celle-ci a abasourdi toute la région. Le 6 novembre 2005, des centaines de camions chargés en vrac de bureaux, de chaises, de bancs, de matériels divers - et de fonctionnaires désabusés - ont quitté Rangoun pour Pyinmana, à 390 kilomètres au nord. Située à proximité, au milieu des collines couvertes de jungle et infestées par le paludisme, la nouvelle capitale politique et administrative a été baptisée Naypyidaw, ce qui signifie « cité royale ».

La zone militaire est regroupée dans la partie est autour du War Office, tandis que le secteur des ministères et les futurs quartiers d’habitation des fonctionnaires sont déployés à l’ouest de la nouvelle gare, sur la voie ferrée Rangoun-Mandalay. Mais à peine plus du quart de l’énorme chantier en cours est achevé, avec une très faible distribution électrique et pratiquement pas d’adduction d’eau potable. En revanche, l’aéroport, indispensable aux généraux de la junte birmane, a été ouvert, tandis que d’énormes blockhaus destinés à recevoir les centres névralgiques du quartier général des forces armées auraient été construits et enterrés dans les collines.

L’idée du transfert de la capitale a été, depuis son origine, celle du plus haut dirigeant de la junte militaire au pouvoir depuis 1988, le général Than Shwe. Elle répond à trois préoccupations : revenir à la tradition royale, car Rangoun était une émanation du colonisateur britannique (1) ; écarter tout blocage du pays du fait d’un soulèvement populaire tel que celui de 1988 ; et se mettre à l’abri d’une agression américaine (2). S’éloigner des côtes et se retrancher dans la profondeur du territoire est devenu un leitmotiv stratégique, que l’invasion de l’Irak par les Etats-Unis, en 2003, a porté au paroxysme. Finalement, M. Than Shwe a décidé d’accélérer le transfert sur les recommandations de... ses astrologues.

Enfermés dans une mentalité de camp retranché et habités par un esprit traditionnellement isolationniste, les généraux birmans pensent ainsi être moins vulnérables. Depuis des années ils réfléchissaient à cette option. C’était l’une des pommes de discorde entre les généraux Than Shwe et Maung Aye et leur principal rival, le chef des services de renseignement, le général Khin Nyunt. Peu après l’élimination de ce dernier, en octobre 2004, M. Than Shwe a chargé l’un de ses fidèles, le général Thura Shwe Mann, numéro trois du régime, de superviser et d’accélérer les travaux de Pyinmana (mais, à ce moment-là, on ne parlait que d’un transfert du ministère de la guerre).

Parmi les nombreuses entreprises de construction engagées sur ce vaste chantier, trois des plus importantes sont non seulement liées au pouvoir, mais aussi impliquées dans des activités illicites. La société Htoo Trading Company appartient au magnat et marchand d’armes Tay Za, un proche associé de M. Than Shwe. La société Asia World Co, de l’ex-roi de l’opium Lo Hsing Han, ainsi qu’Olympic Construction Co, de M. U Aik Htun, sont toutes deux soupçonnées de blanchir l’argent de la drogue, d’autant que la banque Asia Wealth Bank, appartenant au conglomérat Olympic, fut fermée en avril 2005, sur ordre du général Maung Aye, à la suite d’accusations américaines de blanchiment.

Ce transfert de la capitale est aussi l’occasion pour M. Than Shwe de renforcer son propre contrôle du pouvoir. Pour assurer la sécurité de la nouvelle capitale, un commandement régional supplémentaire - le Naypyidaw Régional Command - a été ajouté aux douze commandements déjà existants. Il est supervisé par un cinquième Special Bureau of Operation qui coiffe également le Rangoon Command. Et c’est justement M. Myint Swe, un neveu et fidèle du général Than Shwe, ex-patron du Rangoon Command, qui vient d’être promu « lieutenant général » à la tête de ce nouveau Special Bureau of Operation.

Il confirme ainsi sa position de numéro quatre du régime, tandis que s’affirme la mainmise de M. Than Shwe sur tout l’appareil du Conseil d’Etat pour la paix et le développement (State Peace and Development Council, SPDC), l’organe qui dirige le pays. Le pouvoir militaire n’a donc jamais été si puissant, ce qui rend le coût exorbitant du transfert de la capitale encore plus exécrable eu égard à la situation économique du pays et aux conditions de vie déplorables de la population. Quant aux fonctionnaires à qui l’on a imposé ce déménagement, conduit de manière ubuesque, ils n’ont pas d’autre choix que de suivre ou de s’enfuir clandestinement vers la Thaïlande. La population, elle, est trop préoccupée par sa survie au quotidien pour songer à se soulever, surtout contre un avatar somme toute mineur dans les caprices du pouvoir.

La dictature birmane est toujours déchirée par des luttes de clans, indépendamment de la rivalité entre les généraux Than Shwe et Maung Aye, et de leurs désaccords profonds sur les grandes orientations politiques du pays. Les deux dirigeants ont des positions quasi opposées à l’égard des relations avec l’opposition, les minorités ethniques et leurs principaux voisins.

C’est avec Bangkok que les crispations restent les plus grandes, bien que, jusqu’à son récent renversement (lire « En Thaïlande, la chute d’un milliardaire devenu politicien »), le premier ministre thaïlandais Thaksin Shinawatra ait largement eu les faveurs de la junte. Mais que le président George W. Bush ait qualifié la Thaïlande d’un des meilleurs alliés des Etats-Unis en dehors de l’Organisation du traité de l’Atlantique nord (OTAN) n’a pas aidé à enterrer les vielles querelles. D’autant que les mémoires thaïlandaises n’ont toujours pas effacé le sac par les Birmans de leur ancienne capitale Ayuthaya en... 1767.

Certes, les dernières grandes frictions datent de 2001, largement exacerbées par le trafic d’amphétamines, quand des centaines de millions de comprimés étaient exportés vers la Thaïlande depuis l’Etat shan par les ex-groupes rebelles ayant signé des accords de cessez-le-feu et devenus des alliés de l’armée birmane. L’humiliation subie par la Birmanie lors de l’intervention des chasseurs F-16 thaïlandais, que l’aviation birmane fut incapable d’affronter, précipita l’achat de Mig-29 à la Russie. Toutefois, bien que la Birmanie accuse régulièrement Bangkok de soutenir les rebelles des minorités ethniques karens, karennies, shans, encore en lutte armée, de même que les membres du Front démocratique des étudiants birmans (All Burma Student’s Democratic Front, ABSDF) en exil, les deux pays ont signé un protocole d’accord en novembre 2005 pour la construction de plusieurs barrages sur le fleuve Salween.

Il n’en demeure pas moins que, en février 2006, l’état-major birman considérait toujours l’option d’une invasion thaïlandaise téléguidée par la Central Intelligence Agency (CIA) comme possible. Ce qui sert aussi de justification au transfert à Pyinmana. Tout comme à la surveillance étroite des dirigeants des partis politiques, principalement ceux de la Ligue nationale pour la démocratie (LND), de la charismatique Aung San Suu Kyi, afin de les liquider rapidement pour qu’ils ne puissent servir de faire-valoir aux « forces d’invasion ».

Or, désormais, la LND, comme pratiquement tous les partis d’opposition, est neutralisée. Seul son siège de Rangoun demeure ouvert, tous les autres bureaux dans le pays étant fermés. Ses principaux dirigeants, Mme Suu Kyi et son vice-président Tin Oo, sont en résidence surveillée et en isolement total. Le reste de l’état-major, vieillissant, ne dirigera bientôt plus qu’une coquille vide. Les courroies de transmission du parti sont coupées, et la relève n’existe presque plus. Certes, quelques bureaux de la LND ont timidement été réouverts au début 2006, mais il faudra un effort colossal pour tout remettre sur les rails.

C’est également le sort qu’est en train de subir la deuxième formation du pays, la Ligue nationale shan pour la démocratie (Shan National Ligue for Democracy, SNLD), alliée de la LND. Une campagne d’arrestations a conduit en prison ses principaux dirigeants. Ils avaient, comme ceux de la LND, refusé la mascarade de la convention nationale, chargée d’écrire, de la fin février au 31 mars 2005, une nouvelle Constitution « approuvée par tous les représentants du pays », mais destinée à pérenniser et à légitimer le rôle de l’armée dans le contrôle du pouvoir.

Quant aux minorités ethniques, elles sont partagées en deux groupes : ceux qui ont accepté le diktat de la junte en se soumettant, en signant des accords de cessez-le-feu ou en s’alliant au SPDC ; et les derniers groupes armés acculés aux frontières, auxquels le général Maung Aye n’offre que deux possibilités : se soumettre ou mourir (3).

Les représentants de très nombreux groupes des minorités ethniques, quel que soit le camp qu’ils aient rallié, se sont rassemblés dans un Conseil des minorités ethniques (Ethnic Minorities Council, ENC) à la suite de l’amer constat de leur faiblesse et de leur incapacité à imposer un quelconque dialogue, et encore moins leurs vues, au SPDC. Tous reconnaissent qu’en ayant signé des accords séparés de cessez-le-feu ils n’ont vu que leurs intérêts particuliers à court terme, alors que les généraux birmans ont joué sur les particularités et divisions. De fait, le SPDC n’a l’intention de dialoguer avec personne, pas plus qu’il ne compte quitter le pouvoir ou le partager avec qui que ce soit.

Toutefois, dans le paysage politique de la Birmanie, le mouvement nationaliste wa - United Wa State Army (UWSA) - occupe une place particulière. Quand ils constituaient la principale composante minoritaire des forces du Parti communiste birman (PCB), les Was furent des ennemis acharnés du pouvoir central de Rangoun. Lors de l’éclatement du PCB, en 1989, ils ont signé des accords de cessez-le-feu et obtenu en contrepartie une liberté de trafic. Ils sont ainsi devenus une puissante narco-organisation, alliée au SPDC, tout en ayant avec lui des relations très conflictuelles. Les Was n’ont pas d’autre revendication que de posséder une région autonome entièrement sous leur contrôle, où, d’ailleurs, ils n’utilisent pas la monnaie légale birmane (le kyat), mais la monnaie chinoise (le yuan). Et où les seules langues parlées et enseignées sont le wa et le chinois. Ils se moquent de tous les soubresauts politiques de la Birmanie, et, soutenus par la Chine, ne s’intéressent qu’aux affaires, activités légales ou illicites.

Les Was contrôlent deux vastes territoires. Au nord, la « région spéciale n° 2 », le long de la frontière chinoise ; au sud, des territoires moins bien définis, attribués en remerciement de l’aide qu’ils apportèrent à l’armée birmane dans sa lutte contre les Shans du roi de l’opium Khun Sa.

Ce secteur d’influence, que l’UWSA cherche à étendre, est contrôlé par le Chinois Wei Shao Kang, qui a récupéré les réseaux de drogue chinois de l’ex-Guomindang - Chinois chassés de Chine par la victoire communiste de Mao Zedong -, implantés dans le nord de la Thaïlande. Il est devenu le partenaire décisif de M. Pao Yo Chang, dirigeant de l’UWSA, et son principal financier impliqué dans le narcotrafic, mais aussi dans toutes les activités économiques associées aux Was. L’empire économique de M. Wei Shao Kang a un temps compris des banques privées et une compagnie aérienne intérieure, ainsi que l’énorme conglomérat Hong Pang Co, présent dans l’agroalimentaire, la construction, les travaux publics, la fabrication industrielle et même le copiage de DVD - toutes activités permettant les blanchiments d’argent.

En janvier 2005, un tribunal américain inculpa par contumace les huit principaux dirigeants de l’UWSA (dont MM. Pao Yo Chang et Wei Shao Kang) pour trafic de drogue, ce qui s’ajouta aux précédentes accusations de blanchiment portées à l’encontre de deux banques contrôlées par les Was, Asia Wealth Bank et Myanmar Mayflower Bank. Le général Maung Aye, qui cherche à casser cette domination sino-wa, profita de ces attaques venues de l’extérieur pour obtenir, en avril 2005, la fermeture des deux banques incriminées.

Cela causa de très grosses pertes dans le système financier des Was. Mais ces derniers n’étaient pas les seuls actionnaires des deux banques ; plusieurs clans de généraux birmans en possédaient des parts. La conséquence presque immédiate fut une série d’attentats, jamais revendiqués, à Rangoun, en mai, faisant des dizaines de morts et des centaines de blessés. A travers sa fille, qui avait de gros intérêts économiques dans les cibles visées, c’est clairement à M. Maung Aye qu’était destiné l’avertissement.

Après la saisie de quatre cent quatre-vingt-dix kilogrammes d’héroïne, en septembre 2005, à bord de véhicules appartenant à des Was, dans le cadre d’une opération de coopération régionale, le conglomérat Hong Pang fut officiellement dissous. En fait, sous le nom de Xinghong, il fut reconstitué instantanément. Le pouvoir birman avait sans doute tiré la leçon des attentats de mai. D’ailleurs, il continue d’attribuer sans restriction des concessions et des contrats à des sociétés appartenant à des dirigeants de l’UWSA ou dans lesquelles ils sont impliqués. Récemment, des gisements de houille ont été mis au jour autour de Kengtung, dans l’est de l’Etat shan. C’est une société thaïlandaise, Lampoon Dam Co - considérée comme la plus importante entreprise de blanchiment des Was en Thaïlande -, qui a obtenu la concession. Les dirigeants was, quant à eux, peuvent se déplacer librement tant en Birmanie qu’en Chine malgré leur inculpation aux Etats-Unis.

Plus que les institutions internationales, c’est la Chine qui a exigé et obtenu de M. Pao Yo Chang que les Was diminuent leur activité dans la drogue, devant la pénétration dramatique de celle-ci sur son territoire, et la progression du sida qui lui est associée. Cependant, si les champs de pavot ont été largement éradiqués des zones longeant la frontière chinoise, l’application d’une telle mesure, liée directement à la survie des paysans was, n’a pas été aussi radicale que M. Pao Yo Chang lui-même l’a prétendu. D’une part, de nombreux champs de pavot ont été transplantés à l’ouest en zone « birmane » ; d’autre part, il reste encore beaucoup de parcelles, plus petites et mieux camouflées, dans la « région spéciale n° 2 ».

Si Pékin exerce des pressions sur ses protégés de l’UWSA, il sait utiliser des méthodes de rétorsion plus radicales, comme le montre l’exemple de la « région spéciale no 4 ». Le développement et le financement de cette région, sous la férule de M. Saï Lin (4), se sont faits avec l’argent de la drogue, mais surtout avec celui des casinos, essentiellement construits à Mong La. Cette ancienne bourgade de paysans shans est devenue en quelques années un petit Macao perdu au milieu des montagnes, étincelant de néons. Dans des casinos ultramodernes ouverts vingt-quatre heures sur vingt-quatre, des centaines de milliers de Chinois venaient perdre leur argent. Seulement, quand des fonctionnaires de l’administration, des cadres du parti et même des officiers de police y ont laissé jusqu’à leurs chemises, et ont été contraints, pour assurer le recouvrement de leurs dettes, de céder leurs voitures officielles, Pékin n’a pas pu continuer à fermer les yeux.

Pour tarir le flot des joueurs chinois, l’ouverture de la frontière fut restreinte en 2004. La population chinoise venue s’installer à Mong La reçut l’ordre de réintégrer la mère patrie. Puis, en juillet 2005, plusieurs camions d’une unité de la police militaire chinoise investirent Mong La en pleine journée pour récupérer les dizaines de véhicules de l’administration chinoise saisis par celle de M. Saï Lin en gage du paiement des dettes dues aux patrons des casinos. Une telle violation de frontière et de la souveraineté birmane n’a déclenché aucune réaction de Rangoun, ce qui montre l’influence de Pékin.

Cette opération, le blocage total de la frontière et la fermeture de tous les casinos ont provoqué une telle perte financière que M. Saï Lin a été mis en position de faiblesse, ce qui a immanquablement profité au SPDC. Il a vraisemblablement été lâché par la Chine, en échange du colossal contrat d’exploitation de gaz naturel, obtenu par la société chinoise Petro China dans les eaux birmanes, en décembre 2005.

Cependant, ce double jeu chinois profite avant tout à Pékin. Ses soutiens militaires et surtout financiers ont rendu la Birmanie dépendante. Sa présence dans la construction des infrastructures favorise surtout la pénétration des produits chinois : la construction des routes à grande circulation venant de Loije vers Bhamo, et de Tengchong vers Myitkyina, a pour objectif le fleuve Irrawaddy, dont le bassin deviendra à court terme une artère fluviale d’importance pour la Chine. Laquelle marquerait un intérêt de plus en plus vif pour la location d’une partie du port de Rangoun. Une agence d’information de l’opposition, la Shan, a même titré que la Birmanie pourrait devenir la « vingt-quatrième province chinoise » !

Par André et Louis Boucaud


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