Denys Gorbach : « Le changement de la société ukrainienne a échappé à Poutine »

mercredi 23 mars 2022.
 

Quels étaient les mouvements politiques profonds dans la société ukrainienne avant l’invasion russe ? Et qu’attend aujourd’hui la résistance ukrainienne de la gauche européenne ? Éléments de réponse avec le chercheur Denys Gorbach.

Denys Gorbach est doctorant en science politique à Sciences-Po Paris. Ses recherches portent sur la politisation des classes populaires ukrainiennes. Il s’est aussi intéressé aux dynamiques de l’extrême droite dans ce pays. Pour Mediapart, il revient sur les évolutions politiques de la société depuis 2014, les reconfigurations liées au déclenchement de l’invasion russe, mais aussi ce qu’elle attend de la gauche européenne. Entretien.

Avez-vous été surpris par la réaction unanime de la société ukrainienne, alors qu’elle est traversée de divisions politiques, linguistiques et sociales ?

Denys Gorbach : Oui, cette réaction et l’ampleur de la résistance n’étaient pas évidentes avant l’invasion. Si l’on se souvient des divisions de la société ukrainienne lors des événements de 2014, on constate que la société a changé en profondeur.

Mon principal terrain de recherches, en 2019, portait sur une ville à majorité russophone, où j’étudiais des communautés que l’on aurait qualifiées de prorusses. Or, depuis le début de la guerre, pas un seul de mes informateurs ne soutient les positions qu’ils tenaient voilà deux ou trois ans. Et il s’agit pourtant d’une région qui ne se trouve pas aujourd’hui sous les bombes et les missiles de Poutine. La société ukrainienne est devenue bien plus homogène politiquement qu’elle ne l’était.

Outre le choc de la guerre, qui a pu entraîner une forme d’union sacrée, est-ce lié avant tout au développement des aspirations démocratiques et/ou européennes de la société ukrainienne, ou à l’essor d’un sentiment anti-Poutine lié à l’annexion de la Crimée et aux séparatismes dans l’Est ?

La réaction à l’invasion est déterminante. Les Ukrainiens qui étaient neutres ou prorusses ont soudainement revu leurs positions. Mais il faut prendre en compte les comportements du régime russe depuis 2014, qui avaient déjà eu des effets profonds sur la solidarité de la société ukrainienne face à la Russie. D’abord, une grande partie de l’électorat prorusse a été évacuée du champ politique à la suite de l’annexion de la Crimée et de la création des entités séparatistes au Donbass. L’équilibre pré-2014 entre l’identité « ukrainienne ethnique » et l’identité « slave orientale » a été détruit lorsque des millions d’adhérents de cette dernière se sont trouvés au-delà des nouvelles frontières.

Ensuite, l’échec social et économique des « républiques » séparatistes a progressivement changé les esprits. En 2014, la population du Donbass était convaincue que la Russie allait l’intégrer vite, sans effusion de sang, tout comme elle l’avait fait avec la Crimée. Cette dernière a effectivement reçu, après l’annexion, des investissements et des dispositifs sociaux importants, comme la hausse des pensions, pour en faire une vitrine politique, si l’on met de côté la militarisation de la péninsule qui se déroulait dans le même temps.

Mais, au Donbass, l’histoire a été beaucoup plus sanglante et catastrophique du point de vue économique. Dans cette région jadis très industrialisée et fière de ce fait, les entreprises qui n’ont pas été physiquement détruites ou évacuées dans la province russe fonctionnent à rythme réduit, les revenus de la population ont baissé de manière dramatique, l’exode vers la Russie et vers d’autres régions de l’Ukraine a été massif. Tout cela a réduit l’attractivité des idées du « monde russe ».

Finalement, la société n’est pas restée figée au cours de ces huit ans : la longue guerre de basse intensité constituant le fond du tableau socio-politique, ce dernier s’y est adapté. En outre, beaucoup d’hommes et de femmes ont servi dans l’armée ukrainienne sur le front du Donbass. Même si l’on ne prend pas en compte ceux qui ont été blessés ou tués et leurs familles, le simple fait d’avoir eu cette expérience du service militaire a de l’influence sur la vision du monde chez les anciens combattants et les conscrits, mais aussi chez tous leurs proches.

Les aspirations pro-occidentales constituent une autre histoire. Elles ont certes augmenté depuis 2014, mais ce à quoi nous assistons est ici d’abord l’expression de la cohésion nationale croissante d’une société qui se distingue désormais beaucoup plus clairement de la Russie, sa « sœur aînée » selon le récit soviétique. Ce changement a visiblement échappé à Vladimir Poutine, d’où cette invasion très mal calculée, avec l’échec de la guerre éclair.

Pourquoi êtes-vous critique vis-à-vis des analyses de la guerre qui expliquent le conflit d’abord comme un affrontement entre l’Otan et Poutine ?

Cette grille de lecture me paraît très insuffisante et réductrice. Si l’on se place dans une perspective de longue durée et qu’on regarde les trois dernières décennies, l’élargissement de l’Otan constitue bien sûr un facteur structurant de la scène géopolitique dans cette région du monde.

Mais si l’on se concentre sur les dynamiques de la dernière décennie, c’est marginal pour comprendre le conflit russo-ukrainien, dont ce qui se passe aujourd’hui n’est pas une scène inaugurale mais une nouvelle phase. L’Otan était, depuis au moins 2008, une question marginale et il était clair pour tout le monde, y compris pour le gouvernement russe, que l’Ukraine n’allait pas adhérer à cette alliance.

Certes, la perspective d’adhésion à l’Otan et à l’Union européenne (UE) fait partie de l’imaginaire politique ukrainien, où ces structures sont perçues, dans un registre mythologique, comme certificats d’appartenance à la civilisation occidentale, synonyme de la prospérité économique et de la politique démocratique.

Cette vision à lunettes roses est suffisamment puissante pour que l’obtention du statut de membre de l’Otan et de l’UE soit même inscrite dans la constitution ukrainienne en tant que stratégie nationale. Mais personne ne s’attendait sérieusement à ce que l’Ukraine soit acceptée par l’Otan – même avant le début de la guerre en 2014, et d’autant moins après cela.

Toute prétention que l’Otan aurait provoqué Poutine n’est pas fondée sur la réalité, et le président russe a d’ailleurs cessé de parler de l’Otan, ce tétragramme magique destiné à impressionner le public occidental, et a concentré tous ses efforts sur la nature « artificielle » de la nation ukrainienne, prétendument créée par le méchant bolchevik Lénine lorsqu’il détruisait le précieux empire russe.

Ma critique vient aussi du fait que cette grille de lecture perçoit l’agentivité politique comme une caractéristique propre aux grandes puissances, telles que l’Otan ou le régime russe, et sous-estime l’agentivité propre aux sociétés, qu’il s’agisse de la société ukrainienne ou de la société russe.

L’obsession géopolitique empêche de saisir les processus sociaux qui se sont déroulés ces dernières années en Ukraine.

Cette focalisation est déficiente du point de vue éthique, au sens où l’on s’occupe uniquement des états d’âme d’une poignée d’hommes les plus puissants du monde et de leurs « garanties de sécurité légitimes », et qu’on se fiche des garanties de sécurité octroyées à la population moins privilégiée, à qui il ne reste qu’à périr dans ce grand jeu.

Mais, en outre, elle est très mauvaise comme outil d’analyse. L’obsession géopolitique empêche de saisir les processus sociaux qui se sont déroulés ces dernières années en Ukraine, une société de plus de 40 millions de personnes qui a son autonomie par rapport aux débats stratosphériques.

Les Ukrainiens sont eux aussi coupables de la même erreur quand ils analysent les développements internationaux. Si, pour les Français et les Américains, tout doit tourner autour de l’Otan et de leurs gouvernements, peu importe le contexte local. Mais, pour les Ukrainiens, tout phénomène international se réduit forcément à la lutte « civilisationnelle » entre la Russie et l’Occident. Par exemple, le mouvement des « gilets jaunes » a été dénoncé comme une opération des services secrets russes, lancée pour déstabiliser l’Europe…

Cela explique-t-il aussi un certain « campisme » de la gauche européenne ? Et comment, alors, depuis la gauche, soutenir la résistance ukrainienne ?

Malheureusement, je suis bien obligé de constater que ce campisme continue d’être présent dans la gauche française, de Nathalie Arthaud à Jean-Luc Mélenchon, qui acceptent d’accuser Poutine mais continuent d’insister en parallèle sur le rôle négatif de l’Otan. Mentionner l’impérialisme américain n’ajoute rien à l’analyse de l’invasion actuelle, mais cela est fait de manière rituelle, comme une remarque hors sujet.

Tout le monde est d’accord que l’Otan n’est pas une commune hippie pacifiste, mais quel rapport avec la guerre qu’elle n’a pas lancée et à laquelle elle refuse farouchement de participer ? Lors de l’invasion états-unienne en Irak en 2003, dénonçait-on l’impérialisme russe simplement pour rester objectifs ?

Je constate néanmoins qu’un certain nombre de textes invitent à reconsidérer les cadres de lecture habituels, à sortir de sa zone de confort et à saisir que l’impérialisme n’est pas seulement un attribut des États-Unis mais une relation qui structure la scène internationale et possède divers centres de gravité.

Moi-même, qui viens d’une tradition de gauche méfiante vis-à-vis du patriotisme, j’ai dû reconsidérer mes propres positions. Après avoir dépensé pas mal d’énergie pour critiquer « l’ennemi chez soi », c’est-à-dire le nationalisme ukrainien et les politiques du gouvernement ukrainien, aujourd’hui force est de constater que « l’ennemi à côté », l’armée russe, présente un danger beaucoup plus grave et imminent.

On assiste à la montée de la campagne pour l’annulation de la dette ukrainienne au sein de la gauche anglo-américaine.

Le soutien à la Palestine est moins important dans la gauche française qu’il ne l’est dans d’autres pays, mais il existe. Et, structurellement, la situation est comparable : à savoir une petite nation victime de l’impérialisme de son puissant voisin. Cela ne veut pas dire qu’il n’existe pas de problèmes politiques en Ukraine ou en Palestine. On peut critiquer la corruption des dirigeants palestiniens, la nature problématique du Hamas, et reconnaître le droit à la résistance des Palestiniens. On peut critiquer la corruption en Ukraine, et noter qu’il existe une extrême droite ukrainienne, tout en soutenant inconditionnellement la résistance à l’œuvre.

Pour soutenir la résistance ukrainienne depuis la gauche, il me semble qu’il est facilement possible de participer à l’envoi d’aide à travers des convois organisés par des syndicats ou des associations, comme cela avait déjà eu lieu lors des guerres de Bosnie, mais aussi de faire campagne pour annuler la dette extérieure de l’Ukraine, dont le fardeau est très important.

Cela fait partie des références classiques de la gauche et ne devrait pas poser problème. Actuellement, on assiste à la montée de la campagne pour l’annulation de la dette ukrainienne au sein de la gauche anglo-américaine, et je serais ravi d’y voir les organisations françaises. D’autant que cela pourrait établir un précédent important pour d’autres pays pauvres et endettés.

Il me semble que soutenir le combat, armé et non armé, d’une petite nation attaquée par une plus grande, [...] correspond au “logiciel” de la gauche.

Le soutien militaire divise davantage, car il s’agit à la fois de soutenir la résistance ukrainienne et d’éviter l’escalade. Je comprends que la gauche ne pousse pas à la mise en place d’une zone d’exclusion aérienne qui mènerait à des combats entre avions russes et américains. Mais je pense qu’un soutien à la résistance ukrainienne implique de soutenir les livraisons d’armes actuelles, en dépit de la méfiance traditionnelle de la gauche vis-à-vis des interventions militaires.

Il me semble que soutenir le combat, armé et non armé, d’une petite nation attaquée par une plus grande, comme ce fut le cas au Vietnam ou pour les Kurdes, est légitime et correspond au « logiciel » de la gauche. Le soutien à la lutte des Polonais, Hongrois ou encore Irlandais a été un point programmatique partagé par tous les socialistes européens au XIXe siècle, tout comme la solidarité avec les peuples du tiers-monde au XXe.

Finalement, même pour de stricts pacifistes, il y a de quoi s’occuper : à commencer par l’aide humanitaire à la population civile, jusqu’à faire pression pour la pérennisation de l’ambiance momentanée favorable aux réfugiés ukrainiens dans l’UE. Au lieu de les culpabiliser d’être mieux accueillis que les ressortissants d’autres pays, il vaut mieux se battre pour faire en sorte que ces conditions favorables soient étendues à toute personne cherchant asile dans l’UE.

Vous avez travaillé sur les stratégies de l’extrême droite ukrainienne. Quel est son poids réel et infuse-t-elle plus que marginalement dans la société ukrainienne ?

Après les événements de 2014 et la révolution de Maïdan, il n’y a pas eu du tout, comme l’affirme la propagande russe, de « coup d’État » nazi. Mais il existait des forces nationalistes d’extrême droite bien organisées, qui ont pu se renforcer dans le contexte guerrier post-2014. Malgré cela, ces forces n’ont guère obtenu que des scores de 2 à 3 % aux élections qui ont suivi la révolution de 2014.

À l’élection présidentielle de 2019, le candidat unique de toute l’extrême droite, Rouslan Kochoulynskyi, n’a obtenu que 1,62 % des suffrages. L’extrême droite demeure donc très minoritaire dans la société et son influence dans la politique institutionnelle reste marginale. Par contre, elle a eu un certain poids dans quelques milieux politiques, journalistiques ou militaires après 2014.

Son importance semblait pourtant s’amoindrir structurellement ces derniers temps, comme l’a montré l’élection large de Zelensky en 2019, élu sur un programme d’union, opposé à ces forces nationalistes qui se sont retrouvées davantage marginalisées et sur la défensive depuis. Après son élection, on peut dire que Zelensky s’est « droitisé » : il a fait d’importants pas contre les forces politiques prorusses mais il a aussi toléré la continuation de la politique centralisatrice linguistique à la française, discriminatoire envers les allophones. Mais il n’y avait aucun rapprochement entre lui et les ultranationalistes, qui le voyaient comme un traître à la nation.

La guerre actuelle pourrait leur donner une nouvelle vigueur, bien que la dynamique de la guerre ne soit pas celle de 2014 et que ce ne soit pas ce qu’on constate à l’heure actuelle. Les auteurs des faits d’armes héroïques mis en lumière aujourd’hui sont plutôt l’armée en tant qu’institution républicaine, la Défense territoriale – qui n’a pas de visage politique – et la population civile, comme les femmes volontaires, les cheminots ou les fameux fermiers qui volent les chars russes. Les unités armées nationalistes volontaires, qui marquaient les hostilités en 2014-2015, sont maîtrisées et dispersées par l’État depuis longtemps.

Le fameux régiment Azov, dont le commandement est clairement situé à l’extrême droite, est la seule exception : il a survécu à la normalisation grâce au patronage du ministre de l’intérieur Arsen Avakov (qui a démissionné en 2021) et l’a intégré dans la Garde nationale. Avec ses structures civiles ramifiées et ses contacts internationaux, Azov a constitué une force non négligeable dans la politique ukrainienne des dernières années, mais c’est une goutte d’eau dans l’océan des forces de défense ukrainiennes aujourd’hui.

Le président Zelensky est en passe d’accéder au statut de super-héros. Était-il contesté en Ukraine avant le déclenchement de la guerre ?

Après l’élection de 2019, il existait un clivage entre la majorité de la société pro-Zelensky et ceux qui se sont appelés les « 25 % », appartenant souvent à l’élite sociale et économique, qui avait voté pour l’ex-président Petro Porochenko. Et dont une partie, les « Porokhobots » [contraction de Porochenko et des bots, ces trolls robotisés de l’Internet – ndlr], inventait des récits horribles sur Zelensky et promouvait un agenda nationaliste fanatique.

De l’autre côté, il y avait les élites ancrées localement, qui s’appuyaient sur l’agenda identitaire opposé : prorusse, ou plus précisément « slave oriental ». Elles étaient également hostiles à l’homme nouveau et à son équipe qui menaçait de les écraser. Dès les élections locales de 2020, on avait senti le soutien à Zelensky faiblir, et les structures paternalistes et clientélistes au service de ces élites montraient qu’elles gardaient leur importance.

Mais aujourd’hui, tous ces opposants se rangent de manière inconditionnelle derrière le président et se prononcent clairement contre l’invasion russe, même quand ils étaient auparavant proches de la Russie. La communauté scientifique qui suit l’évolution de la guerre actuelle note le déficit visible d’élites prêtes à collaborer avec les forces russes dans les villes occupées : ce qui oppose le contexte actuel à celui de 2014. Faute de volonté de collaborer de la part des maires, même élus sur des programmes prorusses, on se pose la question de savoir si les Russes parviendront à construire leur Vichy en Ukraine, même s’ils la soumettent militairement.

Vos travaux portent notamment sur le « populisme national » ukrainien. Que désignez-vous ainsi ?

Dans le langage journalistique, le populisme est un gros mot, ce qu’il n’est pas dans le contexte universitaire, ni dans le monde anglo-saxon. En me référant aux travaux de Laclau et Mouffe, j’évoque cette stratégie politique consistant à construire des intérêts communs entre des éléments hétérogènes de la société.

Pendant longtemps, ce projet n’a pas fonctionné en Ukraine parce qu’il existait en réalité deux projets antagonistes. Le premier était un projet qu’on pourrait qualifier de « slave oriental », issu d’une identité post-soviétique et davantage tourné vers la Russie. Le second s’appuyait sur l’identité ethno-nationale ukrainienne et s’articulait avec des positions pro-européennes.

Selon moi, c’est davantage en raison de cette concurrence entre ces deux projets, où personne ne pouvait imposer son hégémonie à l’autre, que l’Ukraine conservait un pluralisme démocratique, comparativement à ses voisins issus du démantèlement de l’URSS, et non parce que les Ukrainiens auraient un penchant démocratique inné.

Cette tension expliquait la difficulté de construire une nation et un État intégral, dans le sens gramscien du terme. Paradoxalement, si l’Ukraine ne sort pas anéantie de cette guerre, cette consolidation étatique, nationale et populaire pourrait sans doute enfin être mise en œuvre.

Joseph Confavreux


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