par Antoine Artous et Francis Sitel pour le Comité de rédaction de la revue Contretemps.
Jusqu’à la dernière minute on a continué à croire que l’offensive de Poutine contre l’Ukraine ne pouvait avoir lieu, que les alertes des services de renseignement américains relevaient de la propagande.
Les Russes sont soumis à l’obligation de croire qu’il n’y a pas de guerre, mais une simple « opération militaire spéciale ». Le mot même de guerre est frappé d’interdit, et ceux qui le prononcent, sans parler de ceux qui ont le courage de dire qu’ils s’y opposent, sont l’objet de mesures répressives démesurées.
Par rapport à eux nous avons le privilège d’échapper au déni. La guerre est en cours, avec son cortège d’horreurs, de drames humains, de risques majeurs pour l’avenir. Ce pourquoi le pacifisme n’est pas une option pour reprendre la pertinente formule d’Etienne Balibar.
Il ne s’agit pas en effet d’empêcher la guerre, ou de croire pouvoir l’arrêter par la seule volonté de défendre la paix. Mais de cerner les buts de cette guerre, pour décider quels sont ceux dans lesquels on se reconnaît et ceux auxquels on s’oppose, et d’évaluer quels moyens il convient de mobiliser contre ceux-ci et pour ceux là.
Poutine, même s’il refuse que la population russe sache qu’il y a guerre, ne dissimule pas quel est le but de l’offensive qu’il a engagée : la destruction de l’Ukraine comme nation indépendante. Il s’agit de rétablir l’Ukraine comme partie indissociable de la « grande Russie », et le peuple ukrainien comme composante du peuple russe.
Ce à quoi, à l’évidence, le peuple ukrainien très majoritairement (y compris pour une grande part des russophones) oppose sa volonté d’exister comme nation, et une résistance armée à ce qu’il juge être une agression aussi sauvage qu’injustifiable.
Pour réussir son « opération » Poutine se montre déterminé à utiliser tous les moyens militaires dont dispose l’armée russe. Selon un scénario déjà précédemment mis en œuvre, en Tchétchénie, en Syrie… Maîtrise du ciel, destructions des infrastructures vitales, visant à paralyser le pays, priver les populations des moyens de survivre, terroriser celles-ci afin d’en convaincre une partie à l’exil et obliger les combattants à la capitulation.
Avec un courage incroyable, et de manière non prévue, les Ukrainiennes et les Ukrainiens, civils et militaires, ainsi que le gouvernement de V. Zelinsky, résistent et affrontent l’armée russe les armes à la main, et se montrent prêts à une guerre de partisans.
Il n’est pas possible d’occulter des alternatives aussi claires : droit des peuples, liberté et démocratie contre un projet de domination impérialiste, voire colonialiste. Solidarité avec un peuple soumis à la barbarie d’une offensive menaçant d’être une guerre à outrance et qui résiste courageusement.
La discussion porte sur une seule question : quels moyens mettre en œuvre pour concrétiser cette solidarité ?
Le minimum est de ne pas entretenir des illusions, voire des contre vérités sur la réalité actuelle. Rien ne peut excuser la politique de Poutine, la sécurité de la Russie n’est pas menacée par un quelconque pays voisin. La responsabilité historique des États-Unis et de l’OTAN dans l’état du monde, la faute qu’a signifié le maintien d’une alliance militaire qui n’avait plus lieu d’être après l’effondrement de l’URSS sont évidentes. Elles ne se traduisent pas, ici et maintenant, par une implication directe dans les événements actuels qui sont du seul fait du Kremlin. Alors que l’hypothèse de l’intégration de l’Ukraine à l’OTAN est gelée depuis des années, la menace d’une annexion vient de la Russie et non de l’OTAN.
Il est légitime de ne soutenir ni la politique ni l’existence de l’OTAN, cela ne saurait en aucune façon conduire à excuser la politique de Poutine. Un slogan du type « Ni OTAN, ni Kremlin ! » dans le contexte ne peut être qu’un leurre
Face à la tragédie dont le peuple ukrainien est victime il convient en urgence d’appuyer toutes le mesures humanitaires nécessaires, et d’organiser l’accueil en Europe et en France des centaines de milliers de réfugiés qui fuient la guerre. Les sanctions économiques ne peuvent être condamnées au nom du postulat qu’elles seraient inefficaces, alors qu’on voit que malgré leurs limites et leur prix elles représentent une pression forte sur le pouvoir russe pour l’obliger à reconsidérer sa politique.
Reste que parce qu’il y a guerre, on ne peut échapper à la question de vérité : quelle implication dans cette guerre ?
La solidarité avec le peuple qui est agressé oblige à fournir à celui-ci les moyens en armes lui permettant de se défendre efficacement. Sans basculer dans le bellicisme et le militarisme, on ne peut ignorer que cela veut dire être partie prenante d’une mobilisation visant à mettre en échec l’armée russe. En matière de fournitures d’armements, la concrétisation matérielle est évidemment du ressort des États et relève de la compétence des militaires. Mais elle ne peut aller sans une confrontation sur le champ des positionnements politiques et des opinions publiques.
Dès lors que la seule alternative est entre une victoire de Poutine et une défaite dramatique du peuple ukrainien, nul ne peut échapper à l’obligation de se prononcer : dénoncer ou approuver les fournitures d’armements organisées par divers gouvernements, dont ceux de l’Union européenne.
Ce soutien est borné par certaines limites. Qui sont de ne pas franchir la ligne rouge d’une confrontation directe en Ukraine même entre des forces de l’OTAN et l’armée russe. Ce qui signifierait un saut qualitatif dans l’escalade militaire, et la possibilité d’une généralisation de la guerre (jusqu’à l’utilisation des armes nucléaires comme Poutine en agite la menace).
On est donc aujourd’hui dans une zone intermédiaire, hybride, entre « non paix » (paix qui a été brutalement brisée par l’offensive russe) et « guerre déclarée » (avec le mantra français et européen comme quoi « nous ne sommes pas en guerre avec la Russie » ), non sans multiples confrontations (dans l’espace cyber, du fait des « sanctions » , économiques mais ayant des conséquences sur les forces armées, et surtout avec l’utilisation d’armes fournies par des pays de l’OTAN…).
Donc une « ligne rouge » mouvante et fragile : en deçà, des missiles antichars et des batteries sol air, au-delà (jusqu’à présent) la fourniture d’avions de combat et l’instauration d’une zone d’exclusion aérienne (demandée par le gouvernement ukrainien mais refusée par l’OTAN).
Notons que cette « ligne rouge » est de fait fixée par la Russie, en ce qu’elle repose sur le postulat que l’Ukraine fait partie de l’espace (terrestre et aérien) de la Russie. Donc qu’une intervention de soldats et d’avions de l’OTAN dans cet espace serait une agression et vaudrait déclaration de guerre à la Russie. Avec toutes les conséquences afférentes.
De surcroît une telle argumentation est rendue possible du fait que par son droit de veto la Russie paralyse le Conseil de sécurité de l’ONU, et rend impossible toute intervention de celle-ci pour empêcher l’escalade guerrière.
Refuser de prendre le risque d’un tel saut qualitatif dans la guerre se comprend et peut se justifier par des raisons de réalisme – éviter la catastrophe d’une guerre menaçant de devenir totale -, mais pas au nom de principes présentés comme intangibles et de droit. L’OTAN implique un devoir de solidarité entre ses membres si l’un d’eux est agressé, il n’en découle pas mécaniquement qu’un pays non membre de l’OTAN se voit privé pour se défendre d’ une agression des moyens militaires que peut lui fournir un ou des pays de l’OTAN.
Si les moyens actuellement fournis s’avèrent ne pas être suffisants pour enrayer l’offensive et obliger à un repli de l’armée russe, la question reste ouverte de savoir si le « réalisme » prôné par certains devra aller jusqu’à accepter la défaite du peuple ukrainien. Le fait qu’à cette question il n’existe pas de réponse ni facile ni évidente ne doit pas valoir esquive par rapport aux exigences de la solidarité, y compris dans sa dimension militaire, avec le peuple ukrainien et son combat.
Antoine Artous, Francis Sitel
16 mars 2022
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